Les technocrates froids n’ayant aucun compte à rendre aux électeurs ont envahi le terrain de l’innovation politique déserté par les hommes politiques. Le Fmi et ses experts nous ont servi dans les années 80 des plans d’austérité qui n’ont réussi qu’à nous précipiter dans le marasme économique et social. La loi 1973, adoptée par Georges Pompidou, ancien cadre de la Banque Rothschild, supprimait aux profits de spéculateurs privés la planche à billet.
Le bannissement de cette pratique de création monétaire longtemps à succès a conduit à des déficits budgétaires qui se traduisent par une réduction drastique des dépenses sociales préconisée par nos « valeureux » technocrates comme unique solution. La création monétaire désormais soumise aux lois et règles du marché comme le travail, les biens et les services va plonger tous nos états dans une anémie provoquée par un endettement excessif.
L’ultralibéralisme vient ainsi de consacrer la défaite de l’Etat face au capital. Une démocratie d’experts qui soumet la politique à l’économie vient d’être définitivement installée. De toutes les révolutions sociales (1789, 1848 et 1917) de l’histoire contemporaine, l’économie a été constamment au service de la politique. L’esprit politique, place l’économie au service de la politique tandis que l’esprit technocrate met la politique au service de l’économie. Le politique soumet les moyens aux objectifs tandis que le technocrate soumet les objectifs aux moyens. Il incombe aux politiques de fixer les moyens en les soumettant aux objectifs sociaux et économiques du régime et aux experts de les formuler techniquement et de les exécuter. De nos jours, la pratique politique dominée par les technocrates ordonne le contraire.
L’expertocratie qui soumet les objectifs aux moyens a pris le dessus sur l’invention politique qui fonde le mérite du politique face au technocrate. Les peuples sont devenus les otages des modèles et des systèmes des économistes et des technocrates. Les sociétés humaines reposent sur des mécanismes culturels, sociologiques et mentaux qui déterminent leur dynamisme fondé sur la satisfaction de leurs besoins matériels et moraux. La réalité est un ensemble de mécanismes et de dynamismes complexes. Les scientifiques procèdent dans leur processus d’appropriation, de maîtrise et de transformation de la réalité par des modélisations.
Les modèles issus de ces procédés intellectuels affichent des taux d’applicabilité qui déterminent leur pertinence et leur efficacité. La relation de la réalité au modèle se caractérise par ses performances interprétatives et productives du réel. Nos systèmes politico-économiques actuels sont régentés par un modèle macroéconomique et un modèle politico-démocratique. Ces deux modèles montrent aujourd’hui leurs limites du point de vue de leurs impacts négatifs sur les conditions de vie des peuples et partant se révèlent comme vieux, inadaptés et dépassés.
Le chômage, la pauvreté, le sous-développement, les crises économiques, les crises politiques sont autant de phénomènes qui nous rappellent les insuffisances de plus en plus évidentes de ces images intellectuelles que nos experts ont de la réalité. Le rôle du politique est d’ajuster ces vues de l’esprit pour les adapter à la société et à nos besoins en tant qu’êtres humains. Le modèle politique et démocratique en vigueur repose sur un système électoral et un Etat de droit. L’enjeu démocratique est un Etat social qui découle dans un jeu électoral de l’interaction entre les aspirations du peuple et le capital. Cette interaction se manifeste dans une contradiction où l’expert et le politique se partagent les rôles en défendant des intérêts différents. Le politique élu par le peuple, doit rendre compte au peuple. Il ne peut et ne doit qu’imaginer des stratégies qui lui permettent de concilier les intérêts du peuple et du capital.
L’expert, lui, n’est intéressé que par l’efficacité du capital qui légitime sa profession et son professionnalisme. Il se trouve que l’efficacité du capital est, sous plusieurs angles, en contradiction avec le progrès social attendu par les populations. La baisse des impôts sur le capital et la réduction des dépenses de l’Etat constituent ses solutions préférées. La lutte entre les intérêts du capital et du peuple se joue dans une modalité électorale sous la forme d’une contradiction démocratique. L’histoire des régimes politiques se confond à l’histoire des batailles et des acquis démocratiques qui se cristallisent sous une forme de gouvernement. La demande démocratique a alimenté le moteur des transformations des systèmes socio-politiques ainsi que des systèmes socio-économiques. Le visage de toutes les révolutions religieuses, sociales, économiques et politiques se caractérise par la demande démocratique.
Les révolutions démocratiques se sont manifestées d’abord par une demande d’égalité entre les hommes puis par une demande d’égalité des conditions sociales. Les opprimés demandent aux oppresseurs la reconnaissance du droit d’être leur semblable. Les contradictions exprimées par les rapports sociaux entre maitre et esclave, noble et serf, noir et blanc et enfin bourgeois et prolétaire sont stigmatisées par les revendications d’égalité au cours de l’histoire. La révolution du droit à légalité commence ainsi par la croisade contre les privilèges attribués par le statut social, le rang social, la race, la naissance ou le sang pour culminer aujourd’hui en un combat contre les inégalités sociales et économiques. Le droit de se nourrir, de se loger, de se vêtir, de se soigner, de s’instruire dans la dignité fonde la revendication à une distribution des opportunités et des possibilités associée à une redistribution des revenus équitable. L’égalité comme rapport social évolue maintenant en une égalité comme répartition équitable des revenus. Le modèle basé sur la bourse de sécurité familiale et la couverture maladie universelle est une innovation politique démocratique majeure qu’aucun technocrate ne peut et ne veut imaginer. Seul le politique est habilité. Son élargissement progressif puis sa généralisation à toutes les couches de la société associée à son approfondissement par l’augmentation des allocations aux bénéficiaires le projettent comme un outil efficace de réduction des inégalités sociales et économiques dans un contexte marqué par les défis de la globalisation. On peut le concevoir comme une nouvelle approche de la demande d’égalité fondée sur une protection de tous contre les risques et les accidents sociaux inhérents à la mondialisation.
En résumé, tous les problèmes des sociétés et de l’humanité sont essentiellement des problèmes politiques. L’activité politique est au cœur de l’évolution historique du monde. Aucune société humaine et humanisée ne peut exister sans organisation politique. L’acteur politique représente une espèce nécessaire qui mérite respect et considération. La politique est un art et une mystique. Il nous faut revenir aux fondamentaux de l’engagement, de l’éthique et du leadership politique.
Le politique doit se réhabiliter. Il doit se réconcilier avec sa mission et son rôle en prenant la place qui lui convient dans le processus de transformation de la société. Il ne peut le réaliser ni par une rhétorique, ni par un marketing politique basé sur la protestation, la contestation, la dénonciation, le nationalisme ou le patriotisme. Il doit conquérir sa place et sa légitimité par une inventivité qui lui confère une compétence fondée sur un pouvoir incontestable de transformation et de créativité. Il doit ajuster et réajuster les recettes du technocrate en les orientant dans le sens du progrès social qui demeure l’essence et le devenir de la société et de l’humanité. Le politique apprend plus que dans les livres, il apprend par l’expérience. La légitimité politique s’acquiert par une proximité, une écoute et une réponse satisfaisante aux besoins exprimés par les populations. La légitimité du politique prend sa source dans l’élection et se confirme par une légitimité démocratique qui prend son origine dans la satisfaction des préoccupations des populations.
La légitimité professionnelle du technocrate dépourvue de légitimité politique s’oppose au réalisme politique qui lui permet de réagir à la demande démocratique. L’expert s’occupe du management opérationnel des projets et des programmes tandis que le politique incarne leur management stratégique et leur orientation sociale et démocratique. Le politique coordonne le travail de son cabinet, oriente la stratégie et décide tandis que le technocrate opérationnalise et exécute. Autant il n’est pas nécessaire pour un président de la république d’être un technocrate, autant il n’est pas nécessaire pour un ministre d’être un technocrate. Il résulte de toutes ces raisons qu’un gouvernement éminemment politique est plus rassurant pour les citoyens qu’un gouvernement technocratique.
Dr. Abdoulaye Taye est Enseignant-chercheur à l’Université Alioune Diop de Bambey, Initiateur du projet Rbg-Amo