François Backman propose une analyse critique du récent essai Panser l’Afrique qui vient ! (Éditions Présence africaine, 2019), qu’un jeune intellectuel sénégalais, Hamidou Anne, consacre à la jeunesse africaine, ses perspectives d’avenir et son rapport au politique, pour appréhender plus largement la situation du continent.
Hamidou Anne, jeune intellectuel sénégalais « afro-responsable »[1] et ancien chroniqueur au Monde Afrique, a publié il y a quelques semaines aux Éditions Présence africaine Panser l’Afrique qui vient !. Ce court et riche travail pose nombre de questions sur la jeunesse africaine, son rapport au politique, sa capacité à faire bouger les choses et, plus globalement, sur l’avenir du continent[2]. La thèse de l’auteur est simple : il s’agit de « faire advenir l’Afrique autrement, [ce qui] requiert d’offrir un autre horizon à la jeunesse ». Ce petit livre aux accents gramsciens se place dans le renouveau de la pensée africaine, de Felwine Sarr à l’incontournable Achille Mbembe, en passant par Souleymane Bachir Diagne ou le défunt Fabien Eboussi Boulaga. Rapide coup de projecteur.
I – UN CONSTAT LUCIDE : LA JEUNESSE EST UN PRÉTEXTE
Selon Hamidou Anne, la jeunesse n’est qu’un prétexte pour bon nombre de ceux, Africains ou non, qui parlent en son nom et entendent la placer au centre du développement du continent sans trop se pencher d’ailleurs sur ses conditions de vie et ses aspirations. L’auteur renvoie dans leurs cordes ceux qui abordent l’Afrique comme un continent d’entrepreneurs start-upeurs ou comme une immense zone de codeurs en informatique. Rappelons que l’Afrique doit créer plus de 450 millions d’emplois dans les vingt ans à venir. Le code et les start-ups ne suffiront pas à absorber l’entrée sur le marché du travail de dizaines de millions de jeunes…
Il critique la génération des pères fondateurs qui, selon lui, a tout raté en matière de développement. Il étrille celle de leurs continuateurs qu’il considère comme « la plus coupable dans le drame de l’Afrique » se contentant de copier/coller un modèle « néo-libéral » avec « les récits hors-sol de l’émergence ».
Soit dit en passant, cette deuxième génération de leaders n’en finit pas de se référer aux pères des indépendances mis à toutes les sauces. Il n’y a qu’à voir la Côte d’Ivoire où en janvier dernier, lors du congrès du Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), tout le monde, partisans ou opposants d’Alassane Ouattara, jouait le registre du « plus houphouëtiste que moi tu meurs ». Quand on n’a pas grand-chose à dire, on se réfugie dans un passé mythifié, que l’on ressasse en convoquant les fondateurs. Dès lors, l’indifférence de la jeunesse, qui vit au présent et qui n’a guère de visibilité sur son avenir vis-à-vis de ce discours convenu, est peu étonnante… On peut d’ailleurs se demander ce que signifie Félix Houphouët Boigny pour le jeune Jean-Paul qui se « débrouille » à Yopougon, Modibo Keita pour Ibrahima, chauffeur de taxi à Bamako, Barthélémy Boganda pour César, lycéen à Bangui, ou encore Senghor pour Mariama de Kaolack…
Il n’y a d’ailleurs qu’à regarder l’âge des responsables de la jeunesse de certaines organisations et les entendre s’adresser à leur auditoire en commençant par un « chers amis jeunes », le tout rempli de poncifs soporifiques de type « vous êtes l’avenir et la promesse de ce pays ». Pour le microcosme politique, la jeunesse n’est au mieux qu’un passage obligé, au pire une question que l’on s’avère peu à même de vraiment traiter. Que dire du désarroi de nombreux leaders face aux mobilisations de jeunes sur tel ou tel point : ne les comprenant pas, incapables de leur parler, ils essayent soit d’acheter leurs leaders, soit de les endormir ou de les réprimer par divers moyens : la carotte, la natte ou le bâton, avec en prime la coupure d’Internet. Ceci dit, plusieurs gouvernements tentent quand même – et c’est heureux – de s’atteler à la question à l’instar de la récente création en Côte d’Ivoire d’un ministère de la Promotion de la jeunesse et de l’Emploi des jeunes.
Sur un continent où l’âge médian est de dix-neuf ans, on voit des septuagénaires au pouvoir, des octogénaires s’y accrochant ou voulant y revenir, ou encore des nonagénaires tenter d’influer sur le jeu politique (qu’on se souvienne de la fin de Robert Mugabe au Zimbabwe, des sorties d’Abdoulaye Wade lors de l’élection présidentielle sénégalaise de 2019, ou encore des déclarations du leader ivoirien Henri Konan Bédié en vue de l’élection présidentielle de 2020). Que dire des « toujours-mêmes-discours » du « toujours-président » camerounais Paul Byia, né en 1933, lors de la fête de la jeunesse ou de ceux d’Ibrahim Boubacar Keïta lors de sa campagne électorale de l’été 2018[3] ?
II – ÉDUCATION, RELIGION ET EXIL
Hamidou Anne évoque, un peu trop rapidement peut-être, l’état du système éducatif dans les pays africains. Il déplore à juste titre l’inadaptation de l’université à la « construction de l’émergence économique » mais ne parle pas, malheureusement, de l’état de l’enseignement primaire et secondaire, que ce soit au niveau des infrastructures, des personnels enseignants, des programmes ou de la corruption. Les « années blanches » sont toujours d’actualité dans de nombreuses zones, à l’instar de certaines régions de la République centrafricaine ou du Mali qui a connu pendant cinq mois une grève de ses enseignants. Dans des pays, où pour un jeune peu favorisé, avoir le BEPC et plus encore le baccalauréat relève du parcours du combattant – en Côte d’Ivoire, par exemple, en 2018, à peine 60 % d’une classe d’âge scolarisée obtient son brevet et le taux de réussite au bac est de moins de 50 % chez les élèves de terminale (à peine plus de 25 % des inscrits en Guinée) –, l’école n’est pas nécessairement un moyen de s’en sortir et ce, même si certains États entendent adapter et rénover leur système éducatif.
Rare moyen de supporter le réel dans ces conditions : la religion. « La jeunesse est invitée à se tourner vers Dieu pour pleurer sur son sort », note Hamidou Anne qui voit dans l’émergence d’une oligarchie religieuse – « les nouveaux rentiers de la foi », souvent en lien avec les pouvoirs politiques – une nouvelle façon de (con)tenir la jeunesse. Au Mali par exemple, il suffit de voir les stades que remplissent les imams Haïdara ou Dicko et leur poids politique pour s’en apercevoir[4]. Quand il ne reste plus grand-chose, on s’en remet à Dieu. Mais ce Inch’Allah ou cet Ad Majorem Dei Gloriam et autres « Réveils » ne pourront pourtant pas assurer un avenir un tant soit peu tangible aux jeunesses africaines. Même chose pour les dérives extrémistes dont on sait d’ailleurs que les motivations des jeunes qui y participent ne sont pas nécessairement religieuses.
Autre moyen d’essayer de s’en sortir : l’exil, que ce soit vers les grandes métropoles, les pays limitrophes ou l’Europe, avec les risques que cela comporte. Et, là encore, Hamidou Anne n’est pas particulièrement tendre avec les leaders africains : « La jeunesse veut quitter par tous les moyens l’Afrique à cause du bilan de nos pères. (…) Les dirigeants africains, avec leurs complices, hommes d’affaires, imams et prêtres, sont les premiers responsables de ces vies perdues. (…) La jeunesse d’Afrique part, car elle n’a plus le choix. On ne l’a jamais incluse dans une ambition globale de construction de nos pays ». On retrouve ici la question de l’impuissance du politique à penser et à agir pour sa jeunesse ainsi que le problème du leadership et de la gouvernance. Certes, le phénomène n’est pas propre à l’Afrique.
III – LA POLITIQUE COMME HORIZON ?
Aujourd’hui, un jeune africain – pas celui des classes favorisées ayant bac + 5, ni même le repat passé par les bonnes écoles occidentales, mais celui qui « galère » au quotidien – n’a guère d’appétence pour un monde politique à mille lieues de ses préoccupations.
La jeunesse africaine est-elle allergique ou indifférente au politique ? Oui, si par politique on pense aux formes traditionnelles d’engagements. En Côte d’Ivoire, par exemple, la moitié des 18-24 ans n’est pas inscrite sur les listes électorales[5]. Lors de la dernière élection présidentielle malgache, les jeunes ne se sont pas non plus déplacés en masse. Ce type de comportements touche d’ailleurs tous les continents, à des degrés divers. De nombreuses études le montrent : la jeunesse africaine ne s’intéresse pas au politique[6], pire, elle le fuit et n’attend « plus grand-chose de l’Afrique » et de ses dirigeants.
Évidemment, le rôle de la jeunesse dans le « dégagisme » africain est réel et patent[7], il n’y a qu’à voir son rôle au Burkina Faso dans la chute de Blaise Compaoré en 2014 ou les récentes manifestations anti-Bouteflika en Algérie[8]. Mais une fois le « but » atteint, tout redescend.
La jeunesse se mobilise sur des causes plus que sur des projets à long terme. À cet égard, l’exemple de la Tunisie « post-printemps » est paradigmatique[9]. Ainsi en octobre 2011, lors des premières élections législatives depuis le départ de Ben Ali, 84 % des électeurs inscrits volontairement sur les listes électorales s’étaient mobilisés. Trois ans plus tard, ils sont 69 %. Ainsi, sur un total de 5,2 millions d’électeurs inscrits, on est passé de 4,3 millions de votants en 2011 à un peu plus de trois millions en 2014, une baisse d’environ 25 %.
Dans cette optique, comment mobiliser activement ? L’auteur plaide pour des modes d’action et de sensibilisation endogènes, convaincu, à juste titre selon nous, que ce n’est pas avec des solutions toutes faites et souvent importées ou par des artefacts éphémères que les choses avanceront : « Les réponses pertinentes à long terme aux interrogations sur le devenir des jeunesses africaines seront endogènes ou ne seront que leurre ». On mesure la difficulté de la tâche et le travail de Sisyphe auquel appelle Hamidou Anne. D’autant plus que l’on voit périodiquement des « jeunes » leaders, jouant les Macron africains, émerger le temps d’une ou deux pirouettes médiatiques, mais n’ayant pas de solutions réelles et pérennes. Tout au plus reprennent-ils les usages et les méthodes de leurs aînés, les cheveux blancs en moins et un fil twitter en plus.
Si l’on peut ne pas toujours être en phase avec certaines thèses développées par l’auteur, si son optimisme n’est pas toujours contagieux, une chose est sûre : ce livre est l’émanation d’une jeunesse africaine qui veut prendre les choses en main et ne plus se laisser dicter son avenir par de vieux crocodiles, que ceux-ci vivent dans la lagune d’Abidjan, sur les rives du fleuve Sénégal ou dans le bassin du Niger.