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Les Chambres Africaines Extraordinaires Et La Repression Des Crimes Internationaux En Afrique

Le 30 mai 2016, les chambres africaines extraordinaires (CAE) prononçaient à Dakar la condamnation en dernier ressort de l’ex-président tchadien Hissène Habré, pour des crimes commis sur le sol et au préjudice de la population de ce pays, au nom de la compétence universelle. Si les juridictions hybrides ont plutôt conduit à des bilans contrastés, les CAE ont généralement été saluées, dans la mesure où chacun y trouve, sauf peut-être la défense ayant cherché la rupture (l’accusé ayant notamment refusé de comparaître, p 161-163), matière à satisfaction, notamment les promoteurs de la justice pénale internationale (selon le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, ce jugement marque « une journée historique pour le peuple du Tchad, la région et au-delà, ainsi que pour la justice pénale internationale » (…)

Souleymane Téliko a personnellement participé à cette procédure, en tant que l’un des juges d’instruction en charge de l’information préparatoire. Il propose la première monographie sur le fonctionnement de ces juridictions pénales spéciales, à la suite de la soutenance de sa thèse de doctorat. L’étude très complète se veut « systémique » (p. 231) tant le souci de décrire la juridiction de l’intérieur tout en l’inscrivant dans un contexte unique anime la démarche de l’auteur. L’introduction passe ainsi en revue les concepts fondamentaux qu’il met en perspective tout au long de sa démonstration.

Après avoir introduit la notion de crimes internationaux (p. 22-40), Souleymane Téliko dresse le constat nuancé de leur répression en Afrique, soulignant la récurrence des violations des droits de l’homme (p. 35-36) et la timidité de la lutte contre l’impunité (p. 37- 40). Dans ce panorama que la méfiance envers la Cour pénale internationale assombrit encore, l’introduction historique montre que l’instauration des CAE dans une situation internationale de conflits de compétence judiciaire répondait à « la prise en charge adéquate de la problématique de la lutte contre l’impunité en Afrique [laquelle] suppose la mise en synergie de plusieurs actions tant au plan national, régional qu’international » (p. 51).

 Ignorant le précédent de la mission EULEX (2008), par la création des CAE, « pour la première fois, une organisation régionale, en l’occurrence l’Union africaine, a contribué à la création d’un tel instrument de répression).D’ambition didactique, le livre se veut dialectique par méthode. Il est difficile de montrer plus clairement que les CAE sont le fruit d’un compromis diplomatique, protecteur de la souveraineté étatique rappelée à ses obligations juridiques internationales de juger ou de laisser juger, c’est-à-dire d’extrader envers un état requérant (la Belgique) du chef de crimes de tortures. Sous ce jour, la création des CAE « était aussi l’expression de la volonté des autorités judiciaires africaines de faire la preuve de leur engagement et de leur capacité à mettre fin à l’impunité » (p. 50). L’auteur/acteur présente ainsi le bilan de ces Chambres disparues avec le prononcé du verdict en appel, d’abord en exposant les atouts du modèle hybride africain (p. 53-229) puis en sondant les limites de son efficacité (p. 231-400). De nombreuses annexes enrichissent la lecture par l’accès direct à certaines décisions.

Dans son livre, le juge Téliko montre la concordance…

Dans une première partie, l’auteur montre la concordance du projet politique et de l’efficacité judiciaire. Alors que « les CAE procèdent d’une logique “d’autonomisation” ou “d’indépendance judiciaire” des pays africains », les CAE sont nées d’une initiative régionale prenant en compte « les spécificités locales dans la détermination du droit applicable » de sorte que « la mise à l’écart de l’ONU et l’intervention de l’Union africaine constituent une des originalités du mode de création des CAE » (p. 58). Autrement dit, légitimité et efficacité sont allées de pair dans la création des CAE. Alors que la procédure est née de plaintes avec constitutions civiles déposées d’abord à Dakar puis à Bruxelles et que la Cour internationale de justice a tranché en mettant à la charge de l’état hôte l’obligation de juger ou d’extrader Hissène Habré (CIJ, 20 juill. 2012, Belgique c/ Sénégal), l’auteur met en lumière le dialogue institutionnel entre l’Union africaine (UA) et le Sénégal ayant abouti à une solution originale, soit un accord international créant les CAE (22 août 2012) puis une loi les intégrant dans l’ordre juridictionnel sénégalais (28 déc. 2012).

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En dépit d’un caractère international reconnu aux CAE (Accord, art. 1er (4)), la part internationale s’est avérée limitée. Elle existe néanmoins par son processus de création, la mixité des cours d’assises, les autorités de nomination et la variété du droit applicable (p. 73-82). Or cet équilibre raisonnable reposait largement sur le système cohérent d’un état, à savoir le droit et les tribunaux du Sénégal, et l’apport d’une touche d’internationalité. Il visait à assurer ainsi l’efficacité des procédures d’un côté et les garanties judiciaires de l’autre (p. 137). Le Statut des CAE offrait d’abord la garantie d’un accès à un tribunal indépendant et impartial. Prenant argument de l’affirmation de l’indépendance judiciaire ayant présidé à l’instauration des CAE, celle des juges et celle des parquetiers (p. 148-52), l’auteur constate « la situation de précarité des juges » en Afrique illustrée par la trop grande mainmise du pouvoir exécutif sur la carrière des juges, en dépit des textes organiques applicables (l’auteur, président de l’Union des magistrats sénégalais et membre du Conseil supérieur de la magistrature de ce pays, a abordé cette question récemment dans une revue française : S.  Téliko, L’indépendance de la justice au Sénégal : Cah. Justice 2019/3, p. 485 et s.).

Autrement dit, l’auteur appelle de ses voeux la diffusion de l’expérience des CAE par un transfert de garanties (comme il existe des transferts de technologies) des juridictions internationalisées vers les juridictions nationales. De même, l’affirmation des principes garantissant le procès équitable a permis de faire face aux « velléités de contrôle de l’activité des juges » entreprises par le truchement de la procédure (encadrement du délai d’instruction ; tentative de constitution de partie civile de l’état du Tchad…) et à « la défense de rupture de Hissène Habré ». Le juge Téliko illustre ainsi non seulement la plasticité des textes en dépit de la volonté des rédacteurs de leur donner la plus grande automaticité et le rôle des juges dans la mise en œuvre effective des principes du procès équitable. (p. 163-176), dans le respect des droits de la défense les plus élémentaires (Commission d’avocats d’office, voie de recours, égalité des armes par la délivrance de copies de la procédure, production de témoins à décharge, etc.).

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La concentration d’accusations si larges dans un procès appelle ainsi, sans grande surprise, une approche légaliste et pragmatique, de sorte que « le schéma des juridictions mixtes se révèle comme une catégorie très variée qu’il est difficile de circonscrire dans une définition précise tant les circonstances peuvent varier d’une juridiction à l’autre » (p. 75). Réciproquement, puisqu’il est dans la nature même de toute juridiction internationalisée d’avoir un impact sur le système judiciaire national du pays où elle est installée, la perspective de la création d’une telle juridiction a conduit le Sénégal à adapter sa législation pour faire face aux exigences de la répression (p. 179-216). Cela s’est traduit par le renforcement normatif, en particulier l’incorporation des crimes internationaux dans le droit pénal de fond sénégalais, l’intégration d’une compétence universelle, une meilleure prise en compte des droits de la défense au stade de l’inculpation et une attention plus grande aux demandes d’actes des parties, tout en conservant le caractère inquisitorial de la procédure. L’importation dans l’ordre national d’une part d’internationalité offre en outre des solutions d’intérêts mutuels. Dans le cas des CAE, elle a présenté les avantages tenant à la proximité géographique (p. 217-229) et a soulagé l’état sénégalais de l’épineuse question des immunités (p. 203-216).

L’efficacité limitée des Cae

Dans une seconde partie, l’auteur examine rétrospectivement l’efficacité limitée des CAE, pour adresser en somme deux griefs. D’une part, le fonctionnement des chambres africaines extraordinaires a révélé des imprévoyances textuelles et des déficiences pratiques. Au titre des premières, le statut des CAE comportait deux omissions de taille selon l’auteur : l’absence du principe de primauté des poursuites et l’absence de règlement de procédure et de preuve (RPP). Il s’agit en effet de deux marques fortes des juridictions internationales. L’absence de primauté (p. 235-245) aboutit à la conduite de deux procédures parallèles au Sénégal pour juger Hissène Habré et au Tchad pour juger une vingtaine de complices à des niveaux divers, dont deux visés par des mandats d’arrêt délivrés par les juges d’instruction des CAE.

L’absence de RPP a conduit les praticiens à se référer à la législation sénégalaise (p. 246-252). Or certaines spécificités du Statut, en particulier celle de la prise de décision commune des juges d’instruction agissant exclusivement en collégialité, paire de surcroît, ne pouvaient trouver de solution dans le code de procédure pénale sénégalais (p. 252-259), l’auteur déplore que celle relative au mode d’intervention des juges de la CAE sur le territoire tchadien n’ait pas été levée. Il y voit une ambiguïté. Le lecteur y verra aussi une annonce tacite des réticences, plus tard des défaillances dans la coopération judiciaire avec les autorités tchadiennes (p. 261-269), en particulier s’agissant des auditions de témoins, du refus d’exécuter des mandats d’arrêt ou de procéder à l’inculpation sur place.

 Sur ce point très précis, alors même que certaines des personnes visées par les mandats n’ont pas été entendues et que ces procédures apparaissent incertaines dans l‘avenir, deux observations se présentent. La première révèle que les interventions de plusieurs organisations et juridictions internationales n’auront pas suffi à clarifier la compétence judiciaire respective des états, ni l’étendue de leur consentement. La seconde met en question l’autorité de la décision judiciaire, même émise par une juridiction hybride dans les relations internationales.

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La poursuite de l’expérience d’un tel procés !

D’autre part, l’auteur conclut son ouvrage en appelant la poursuite de l’expérience dans la mesure où le recours à une juridiction pénale plus ou moins internationale devrait être combiné à d’autres juridictions pour garantir l’efficacité de la lutte contre l’impunité. M. Téliko préconise ainsi plusieurs adaptations des états africains à la lutte contre l’impunité sur le continent (p. 281-331). Dans cette partie projective, l’auteur propose d’abord une adaptation des législations nationales, en vertu de la responsabilité des états de protéger, car « l’analyse des textes tant communautaires que nationaux, révèle de sérieuses carences dans le domaine de la protection des victimes de crimes ». S’inscrivant dans la voie ouverte par le Statut des CAE, il s’agit d’une part de transposer les normes du droit international pénal dans les législations nationales et d’autre part d’harmoniser les règles sur la compétence universelle.

Sur ce dernier point, « la règle de la compétence universelle demeure un outil fondamental pour combattre l’impunité et renforcer la justice internationale ». Les CAE illustrent ainsi le mouvement de recentrement de la justice pénale vers les états. L’auteur nourrit quelques craintes cependant envers ce mécanisme qui doit être utilisé de bonne foi et dans le respect du droit international. Le souhait un peu général renvoie implicitement à la critique formulée par l’UA de l’appréciation de leur compétence pénale par certaines juridictions européennes pour des faits commis en Afrique. Mais il exprime en outre une certaine appréhension dans la mesure où « les considérations politiques et diplomatiques qui pèsent sur les épaules des états rendent quelque peu illusoire toute probabilité d’assister au recours systématique à la règle de compétence universelle contre l’impunité » (p. 300).

A fortiori, quand des immunités politiques sont opposables. La question de la compétence universelle est elle-même immuable : elle se résume, selon nous, à l’acceptation par les états ayant un intérêt quelconque dans une procédure à l’exercice de l’opportunité des poursuites par un état tiers. Au fond, la question irriguant toute l’étude est celle des rapports entre souveraineté nationale et justice internationale, l’hybridation de la justice caractérisant uniquement la part consentie par les uns et les autres.

Or, en tant que forme ultime de coopération pénale internationale, l’institution d’une juridiction internationalisée n’évacue pas toutes les tensions. Il est même fréquent d’observer leur déplacement d’un niveau politique vers le judiciaire ou l’administratif, et réciproquement. La pression s’échappe toujours par le point faible d’un système institutionnel. Infiniment souhaitable, l’intensification de la coopération judiciaire en Afrique (p. 310- 395) complète certes l’instauration ponctuelle ou permanente d’une juridiction pénale internationale mais elle ne résout pas la question de l’opportunité politique de la répression judiciaire des crimes les plus graves.

L’ouvrage de M. Téliko expose à chacun l’héritage précieux des Chambres africaines extraordinaires et propose une pérennisation de la lutte contre l’impunité, par des voies judiciaires à déterminer. Il offre une pédagogie judiciaire de la lutte contre l’impunité, à l’échelle de tout un continent.

 







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