De partout ne cesse de monter la même clameur : « Retournez chez vous ! », tandis que prolifèrent les meurtres racistes comme celui de Mamoudou Barry, tué il y a quelques semaines. Peu importe qu’en son article 13, la Déclaration universelle des « droits de l’Homme » affirme que tout habitant de la Terre « a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État », car le capitalisme a encore besoin de la violence organisée, qu’il s’agisse de la violence d’État ou d’autres formes de violence plus ou moins privées. Mais surtout, il a besoin de l’oubli, l’oubli de ses crimes, des fers aux mains et des corps saccagés. À ma mère (†)
Au cours des dernières semaines, je me suis donc remis à lire de vieux textes des années 1920-1930, à l’instar de Retour du Tchad d’André Gide (1928), L’Afrique fantôme de Michel Leiris (1934), Prière aux masques de Léopold Sédar Senghor (1935), Retour de Guyane de Léon-Gontran Damas (1938), et Cahiers d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (1939). Il en a été de même de Légitime défense, un manifeste publié par des étudiants martiniquais en juin 1932 et aussitôt frappé d’interdiction par les autorités françaises de l’époque. Enjambant le temps, j’ai clos ce bref parcours avec Minerai noir de René Depestre (1956), Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem (1968) et L’État honteux de Sony Labou Tansi (1981).
Je suis revenu à ces textes, mû intuitivement par toutes sortes d’événements qui nous assaillent, des situations difficiles et déshonorables qui nous interpellent, une actualité qui ne cesse de nous bousculer, de nous choquer (du moins certains d’entre nous), ou de nous laisser perplexe.
Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur ce qu’ils appellent « la possibilité du fascisme » alors que la démocratie libérale ne cesse de se déliter. Peu importe qu’en son article 13, la Déclaration universelle des « droits de l’Homme » affirme que tout habitant de la Terre « a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État »! Il n’existe plus de droits durables. De partout ne cesse de monter la même clameur : « Retournez chez vous ! » À l’échelle planétaire, l’idée selon laquelle il y a des limites au-delà desquelles la vie n’est plus possible s’impose petit à petit. Simultanément, les technologies computationnelles et les grandes firmes tentaculaires ne cessent de nous encercler et d’exercer sur nos désirs et comportements une insondable emprise.
L’époque n’est donc pas seulement étrange. Elle est, a proprement parler, toxique, propice à toutes sortes de débordements sans finalité apparente.
Toutes choses égales par ailleurs, n’était-ce pas le cas dans les années 1920-1930, dominées qu’elles furent par le vocabulaire du sang et de la terre et par le thème de « la crise de l’humanité européenne » (Husserl) ? Pendant longtemps, l’Europe s’était en effet bercée, presque sans retenue, d’illusions – elle était le lieu unique de dévoilement de la vérité de l’homme. Le monde, dans sa totalité, était à sa disposition. Avec l’avènement des Temps modernes, elle s’était persuadée que sa vie et sa culture, contrairement à d’autres civilisations, étaient animées par l’idéal d’une raison libre et autonome. C’est ce qui, pensait-elle, lui avait permis de devenir le continent central dans l’histoire de l’humanité, entité à la fois à part et partout, l’étant universel et la manifestation en dernière instance de l’Esprit. Pour reprendre les termes d’un célèbre critique, elle savait tout, elle avait tout, elle pouvait tout et elle était tout.
« Les Lumières », tel était le mythe, en vérité théologie à double corps, l’un solaire (le règne de la raison) et l’autre nocturne (la production indéfinie, la captation et le déchaînement de la « force »). Comment rendre autrement compte de ce déferlement d’énergies destructrices et de la persistance, sur plusieurs siècles, de ces laminoirs de l’histoire que furent le commerce des esclaves, l’impérialisme, l’expansionnisme colonial et autres appareillages de capture ? Porté par une pensée de la démesure et de la suprématie, le mythe ne tarda pas à exploser. Le XXe siècle européen s’ouvrit en effet sur une gigantesque boucherie (la guerre de 1914-1918) tout de suite relayée par la prise du pouvoir par les nazis en 1933, maintes atrocités, la tentative d’effacement des Juifs d’Europe, et deux bombes atomiques. C’est alors que, happé par la faille, l’on se mit à penser que l’histoire, un morcellement incohérent de faits bruts, n’avait peut-être plus de sens. Pour le plus grand malheur de l’humanité, la raison elle-même, défaillante, avait peut-être laissé la place à la force propulsive du vide, voire à l’absurde.
De fait, le songe s’était transformé en cauchemar. Perchée sur ses fausses certitudes, l’Europe, toute nue, se dévoilait désormais au monde non sous le signe de la liberté, de la vérité et de l’universel, mais comme l’archaïque scène sur laquelle se déroulait, comme en préfiguration, un scabreux spectacle, celui de la liquidation programmée de l’espèce humaine. Fatiguée d’être et de vivre, elle était désormais tiraillée entre deux volontés contradictoires – d’une part la volonté de se soigner du malaise induit par l’interminable production du monde et de soi comme néant, et de l’autre la tentation de céder à la compulsion d’autodestruction et à un désir quasi-irrésistible de suicide.
Le soleil avait en effet vieilli, ainsi que le rappelle Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme. Dans le but de conjurer le désir de suicide et la volonté de liquidation, l’on se remit à parcourir les contrées lointaines. D’où l’apparition dans le champ de l’écriture et de la narration des thèmes du « voyage » (aller vers) et des problématiques du « retour », que ce soit aux « origines » et à la « tradition » ou « au pays natal ».
Au cours du XVIIIe siècle en particulier, le voyage au loin avait été l’apanage des marchands, des conquérants, des missionnaires, des explorateurs et de quelques écrivains. Les raisons pour lesquelles la thématique du départ, du détour et du retour fit autant florès au cours du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle sont nombreuses. De formidables distances avaient été franchies. Des pans entiers de territoires avaient été dépecés. La Terre avait pris une nouvelle face. Pour reconfigurer le champ du pensable en général et renouveler la critique de l’humain, il fallait absolument « quitter » l’Europe, tourner le dos à sa métaphysique (le rêve de puissance), se réclamer de nouveau du monde dans sa totalité, renouer au besoin avec l’immensité de l’univers et ses flux d’énergies. Il fallait « quitter » l’Europe pour mieux ouvrir du recul dans la pensée, pour mieux dévisager l’Europe, pour mieux placer devant ses yeux ce qu’elle s’était avérée incapable de percevoir d’elle-même, enlisée qu’elle était dans ses infécondités.
Saillies
L’interrogation, à l’époque, était de savoir comment reformer le regard et sortir de la crise d’une manière qui ne débouche point sur le néant. Quand plus tard, en 1943, Jean-Paul Sartre publie L’Être et le Néant, puis Léopold Sédar Senghor Chants d’ombre (1945) et Hosties noires (1948), la lutte contre ce que Nietzsche appelait « la bête brute » est loin d’être terminée. Or depuis l’avènement des Temps modernes, l’on avait toujours supposé que ce néant et cette « bête brute », le Nègre en était l’aveuglante manifestation, à la fois larvaire et crépusculaire. En réalité, dans un formidable acte de projection fantasmatique, l’Europe rabattait sur ce sujet inexistant sa propre part de ténèbres. C’est la raison pour laquelle le débat sur la sortie de « la crise de l’humanité européenne » devint inséparable de la question nègre.
La question nègre avait, de toutes les façons, toujours été profondément européenne dans la mesure ou l’Europe se l’était toujours posée. Si, comme l’affirme Heidegger, la métaphysique n’entretient pas seulement un rapport essentiel à l’histoire occidentale, mais en est véritablement le sol et si par métaphysique l’on entend le discours de vérité à propos de l’étant dans son ensemble, alors il est possible que toute l’histoire souterraine de la métaphysique occidentale soit sous-tendue par la figure du Nègre ou hantée par elle. Celle-ci ne surgit pas du dehors, à la lisière ou aux confins. Le Nègre, impensé de la métaphysique occidentale, en est le sous-bassement et l’une des saillies les plus significatives.
Toujours il le fut, et d’abord en termes de ce que recelait son absence supposée de visage et de nom, en termes de ce que traduisaient ses formes informes et, chose plus accablante encore, en termes des multiples usages auxquels il pouvait être soumis. Hier en effet, « quand la frénésie de l’or draina au marché la dernière goutte de sang indien », se lamente René Depestre, « on se tourna vers le fleuve musculaire de l’Afrique pour assurer la relève du désespoir. Alors commença la ruée vers l’inépuisable Trésorerie de la chair noire » (Minerai noir). Corps-chair, corps-minerai, corps-métal, corps-ébène, peuple défriché et dévalisé, s’écrie-t-il, comme pour souligner le drame de l’humain enfermé dans la nuit corporelle.
En le Nègre, l’Europe avait par ailleurs perçu une grave menace à l’humanité de l’homme. Au seul homme actuellement pris pour étalon de l’humain, le Nègre rappelait non seulement ce qu’il avait été et ce à quoi il avait échappé (le primitif), mais aussi ce qu’il risquait de redevenir – la menace de réversion à un état ou une condition que l’on supposait irréversiblement dépassé. Le Nègre ne représentait-il pas, par définition, l’extinction du sujet, ce qui désemparait l’esprit ? Il était fondamentalement consacré à la perte. La « perte de Nègre » était supposée ne laisser aucune trace, aucune marque dans le sillon du temps et la mémoire de l’humanité. Aussi bien sa présence que sa perte étaient ininscriptibles.
Lorsque les nôtres se saisirent de cette figure hallucinatoire dans l’entre-deux-guerres, ce fut pour en faire le contrepoint radical du mythe selon lequel l’Europe serait le lieu d’accomplissement final de l’humanité. Pour eux, la « question nègre » ne servait pas seulement à poser en termes neufs le problème complexe des rapports entre la culture et la race, ou encore l’histoire et l’esthétique. Elle était aussi une manière de s’interroger sur les possibilités d’affranchissement de l’ensemble de « la race humaine », condition préalable, du moins le pensaient-ils, pour dépasser la contradiction entre la force et la justice et pour réinventer la Terre.
Le début du XXIe siècle n’est pas exactement semblable aux premières décennies du XXe. Néanmoins, certains signes ne trompent guère. À peu près toutes les inhibitions sont désormais levées. La promesse d’un monde fictif reste un des ressorts décisifs de la planétarisation du capital et de sa conquête non seulement de la biosphère, mais aussi de nos désirs et de notre inconscient. Pour s’imposer en tant que religion, le capitalisme a encore besoin de la violence organisée, qu’il s’agisse de la violence d’État ou d’autres formes de violence plus ou moins privées. Mais surtout, il a besoin de l’oubli, l’oubli de ses crimes.
La guerre, quant à elle, demeure l’une des formes d’actualisation de la force destructive nécessaire à la consolidation des marchés et des circuits de la finance. Adossée sur les technologies du silicium et sur la raison algorithmique, la nouvelle économie-monde reste structurée à partir des vieilles divisions raciales qui constituent le ressort incontournable de la nouvelle guerre menée contre les races et classes de populations jugées superflues. Menée à l’échelle de l’espèce, cette guerre physiologique et sexuelle, politique et économique, s’appuie sur la mobilisation de toutes sortes de pulsions sans débouchés et d’énergies infâmes : le racisme, le virilisme, la xénophobie d’État.
Retourner à la Terre
Ainsi en est-il de la croisade contre les minorités ou contre les migrants. « Rentrez chez vous ! », leur intime-t-on. Ainsi, également, des meurtres racistes, à la petite semaine, comme celui de Mamoudou Barry, tué il y a quelques semaines par un assassin qui voulait « niquer » des « Noirs », geste des plus profanes pour la masse d’hommes dégénérés qui, enfermés dans la boîte à merde qu’est le racisme, peuplent désormais notre présent. Avant lui, plusieurs autres ont été mis à mort, l’anus déchiré, électrocutés ou soumis à un plaquage ventral, victimes de tirs sans sommation, souvent aux mains de la police, le rosaire des morts à contretemps.
L’injonction aujourd’hui est de retourner « chez soi », d’où l’on est supposé venir. Le « chez soi » est imaginé comme un territoire fait de lignes qui dessinent un intérieur auquel s’oppose un extérieur, un ailleurs. Il n’y a que « chez soi » où l’on pourrait se prévaloir de droits durables, y compris le droit de protection contre tout extérieur. Pour le reste, l’heure serait au filtrage et à la sélection.
On dira que tout cela se passe à l’étranger. Mais qu’en est-il de chez nous, ici même en Afrique ? Car il y a d’autres événements qui conspirent à nous ramener à ces lieux qui ne nous quittent point malgré notre ardent désir de nous en éloigner. C’est le cas des pays qui nous ont vus naître, qui n’ont fait semblant de sortir de la nuit coloniale que pour mieux s’engouffrer dans l’interminable cycle de la tyrannie autochtone – ce que nous avons appelé la postcolonie (2000).
Lignes de fuite
Il s’agit de pays sous la coupe de bonzes gâteux dont l’essentiel du travail consiste à faire avorter la vie. Puisque la seule chose qui, ici, semble mouvoir la foule est le besoin organo-biologique, la menace de sombrer dans le brutalisme n’est jamais loin. La personne sociale vit constamment en suspens. Tous, maîtres et esclaves, bourreaux et victimes, chefs et sujets se prennent à longueur de journée pour ce qu’ils ne sont pas ou ne pourraient être. Tâtonnant et titubant sans cesse, ils sont menacés d’enfermement dans un cachot essentiellement sensoriel. La tyrannie ne cherche-t-elle pas d’abord à éteindre les sens?
L’immobile ne cessant de se répéter dans le mouvement apparent, très peu cherchent à rester. Vivre au pays a, depuis longtemps, fait place au désir de fuite. Certains partent en avion. D’autres dans des camions ou, s’il le faut, à pied. D’autres encore quittent leur pays de naissance avec ou sans documents de voyage. Agglutinés membre à membre dans des embarcations de fortune, des milliers d’Africain.e.s ne jurent plus que par la volonté de défection, comme si tout était désormais perdu, comme s’il n’y avait plus rien à sauver dans ce désert irradiant. Jetés sur les routes de l’exode, ils feront l’expérience de l’attente, du contrôle, de l’arrestation, de la rétention et de l’expulsion. Ils feront bientôt face à des gardes-chiourmes lybiens. Chiens hurlants et tueurs à gage financés par l’Europe, ces derniers en organiseront sans en avoir l’air la noyade dans les eaux de la Méditerranée, ne se saisissant du reliquat (les survivants) que pour en faire des captifs que l’on vend à l’encan, sur les nouveaux marchés d’esclaves de la Tripolitaine.
Quel nom faut-il donner à ceux qui cherchant ainsi à s’éloigner, se retrouvent piégés, du bétail entassé dans des camps et centres de détention où l’on est contraint d’uriner dans des seaux, de dormir au milieu des excréments qui jonchent le sol, à la merci d’une frappe aérienne? Partent-ils véritablement de leur plein gré, décidés à refaire leur vie ? Sont-ils, à proprement parler, des « migrants » ? Ne sont-ils pas, avant tout, des aventuriers ou, plus précisément, des fugitifs dans un monde où il n’y a plus ni refuge ni, à proprement parler, de chez soi ? Quel acte répréhensible ont-ils donc commis, qui les contraint à quitter leur foyer et à endosser le statut de réprouvé dans ces pays où nul ne les attend ou, pis, ne veut d’eux ?
Car, dans les conditions contemporaines, d’innombrables segmentations divisent les espaces. Une nouvelle partition du monde est en cours. Désormais, les frontières sont orientées à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur. Elles sont devenues des lieux où l’État n’a guère besoin de refouler sa violence originelle. Les lignes frontières ne distinguent pas seulement l’intérieur de l’extérieur. Elles filtrent des surfaces et, surtout, des peaux et en dévoilent l’intrinsèque vulnérabilité.
Prendre la fuite ne garantit donc strictement rien. Souvent, fuir, c’est se propulser en pure perte. C’est être happé dans un mouvement brownien. C’est n’être jamais sûr de pouvoir revenir, y compris pour vivre là où on est né. La fuite est devenue l’autre nom de l’aspiration à vivre ailleurs que chez soi. En cela, elle est une forme de reddition et de capitulation. La perte s’étant insinuée dans chacun des moments de son existence, le fugitif ne comprend pas qu’un peuple ne peut se libérer que de lui-même, que tant de passivité parfois subie et parfois calculée, sur fond de lutte pour la survie, ne conduit qu’à des blocages impossibles à surmonter, des verrous impossibles à briser, ou que pour reconquérir son sort et faire voler en éclat la bestialité dans laquelle plus d’un siècle de tyrannie nous aura enfermé, il n’y a plus d’autre choix : il faut se lever et se défendre pied à pied.
De la postcolonie
Puisque c’est d’elle dont nous esquissons ici le procès, la tyrannie aura causé chez nous d’incalculables dégâts, à commencer par la prolifération des maladies et blessures du cerveau. Couplée au racisme, elle aura multiplié des corps boursouflés, bourrés de cicatrices, des esprits affaiblis et en quête permanente d’échappatoires. Appelons-cela la lobotomisation des esprits, par quoi il faut entendre l’émoussement de la raison et du sens commun, l’anesthésie des sens, la confusion entre le désir, le besoin et le manque, l’annihilation de tout désir autre que le désir sado-masochiste, la compulsion sadique, faut-il préciser, et sa charge de répétition, d’obéissance spontanée et d’imitation servile.
Comment expliquer autrement l’existence de tant de sujets scotomisés, la prolifération des cabinets de torture, la foule de Nègres pieds et poings menottés, le corps que l’on déchire et saccage, la chair en lambeaux de ceux que l’on électrocute, les mutilations subies au cours de manifestations pacifiques, les gaz lacrymogènes que l’on déverse à forte dose dans les poumons, les camions à eau, les tirs à balles réelles, un œil fauché, une jambe amputée, les détentions préventives dans des prisons qui puent, et pour couronner le tout, la comparution devant de faux tribunaux présidés par de faux juges programmés à haïr la vie ?
Dans quelle langue décrire ces carnages à répétition, les vies de ces individus que l’on broie au quotidien, les rites d’obéissance aveugle, l’accoutumance à l’humiliation et à l’obséquiosité, la répression des singularités, les masques portés à longueur de journée, l’absence de compassion, le règne de l’indifférence, l’extraordinaire fascination pour les sacrifices sanglants, la mort violente infligée aux opposants, la sorte de régression infantile qui accompagne tout processus d’ensauvagement, l’avachissement de tout un peuple transformé en objet que l’on ballotte en tous sens, ces grandes et petites scènes de la capitulation et de la reddition, comme si, seule aventure possible, la fuite permettait d’échapper à cette farce aussi grotesque que tragique ?
C’est peut-être, précisément, ce à quoi les fugitifs veulent tourner le dos – à ces salons psychiatriques que sont devenues les ex-colonies françaises d’Afrique. Ils en ont marre de se faire intoxiquer par la gamme de poisons qui servent désormais de breuvage à tous. Les fuyards veulent oublier la guerre tribale, les mains coupées, les rackets à tous les coins de rue, le policier qui se mue en plein jour en bandit et ponctionne la population, la prédation et la corruption, la botte sur la nuque, ces hyènes qui ricanent en pleine séance de torture, ces phallus gigantesques et hauts comme des pylônes et pour lesquels rien n’est inviolable, ces prisons infectes et remplies d’asticots où l’on dépouille les innocents et d’où l’on fait gémir toutes sortes de trompes, le carnaval des instincts.
C’est que dans les tyrannies francophones d’Afrique, la prison est devenue notre condition, la réfraction hallucinatoire du nihilisme postcolonial. C’est en prison que la tyrannie se dévisage, l’homme couple a sa bête, corps-masse et corps-viande soumis à la torture et qui fuit ses organes, la fatigue de vivre et le désir de suicide. La prison est la première attestation empirique du fourvoiement que cause la tyrannie. On amasse les Nègres, on les empile et on les y entasse. Les fuyards ne veulent plus hurler devant cet odieux spectacle fait de crimes sanglants et impunis, de turpitudes et de cruauté, le vacarme assourdissant de la bêtise, celle-là que déchaîne le vibrion. Ils ne veulent plus crever de-ci de-là, le cuir brûle, enfermés dans les cellules nécrotiques de régimes paillards et vésaniques. L’on aura compris qu’il s’agit, en particulier, du Cameroun, lequel tient parfaitement lieu de Gabon, de Congo, de Tchad, de Guinée, de Togo et ainsi de suite.
Au demeurant, qui n’a entendu parler de son tyran, soudard serti d’or et de pierres précieuses et double d’un truqueur sous la figure d’une momie ? Qui n’est au courant du sort réservé à ses opposants ? Qui n’a entendu parler de la barbarie et des atrocités en zone anglophone ? Des milliers de prisonniers entassés comme des morpions dans les geôles du pays, à la manière des esclaves dans les cales des bateaux négriers ? Au fond, quelle est la différence entre Kondengui, l’infâme pénitencier du régime, et Abu Ghraib, Guantanamo ou, plus près de nous, Robben Island ? Ou encore entre l’« occupation étrangère ou coloniale » et la sorte d’« occupation ou colonialisme interne » qui a succédé à l’emprise étrangère?
Qui n’a vu, ces derniers jours, l’image de Mamadou Mota, gibier d’un tyran émasculé mais qui n’arrête pas de débonder, sourd qu’il est à la clameur qui monte de cette violente poubelle que sicaires et griots patentés continuent de qualifier de « république », comme pour masquer la pourriture environnante ? Car effectivement, sous le ciel des ex-colonies françaises d’Afrique, puanteur, tyrannie et déjections vont de pair. La tyrannie, chez nous, est l’équivalent d’une gigantesque bouche d’égout, le dépotoir ou viennent s’abreuver la foule des esclaves et leurs bourreaux.
C’est qu’au terme de près de quarante ans de vols, de meurtres restés impunis et de gabegie, le Cameroun est devenu un gouffre tenu à bout de bras par une armée de petits cyclopes au service d’une idole rapace. Démon d’en bas animé par un esprit-porc, le satrape est la figure entrecroisée de la bête féroce, du serpent et du boucher, du convoyeur, du charretier, du distributeur de biens volés et pillés qui vend son pays à l’encan, du sacrificateur armé d’un couteau trempé à l’acide et au formol et qui, dans ses rêves mégalomaniaques, prétend concasser des morceaux de soleil.
Encore faut-il se garder de ne voir en la tyrannie qu’une forme africaine du pouvoir archaïque. En réalité, le brutalisme contemporain – dont la postcolonie n’est que l’une des nombreuses expressions – est l’autre nom de ce que l’on a appelé « le devenir-nègre du monde ». L’émergence de la computation en tant qu’infrastructure planétaire coïncide avec un moment décisif de l’histoire des guerres menées contre les populations jugées superflues. Ces dernières sont de plus en plus détachées des amarres qu’étaient les États-nations, au moment où, conséquence du néolibéralisme, l’État lui-même se transforme en conglomérat d’espaces étranges et d’enclaves de plus en plus fragmentées. La crise écologique ne fera qu’accentuer ce fractionnement. Une nouvelle économie des partitions se met en place sur la surface de la Terre. L’immobilisation des masses jugées superflues se poursuivra de plus belle. Les techniques de traque, de capture et d’éloignement s’intensifieront.
Passer à l’acte
Quant aux Nègres, ils sont certes des gens dont il ne faut pas sous-estimer les capacités de révolte. Contrairement à la fantasmagorie raciste, ils ne cultivent pas tous l’amour des danses lubriques. Ils ne sont pas tous parés de costumes alambiqués ou dotés d’une imagination sensuelle et colorée. Bref, ils ne sont pas tous de bons Nègres hilares, prompts à se prosterner aux pieds du bon Maître. Mais bon sang, quand vont-ils enfin se soucier de se défendre, de passer à l’acte et d’apprendre de nouveau à gagner ? Quand est-ce que les Nègres des ex-colonies françaises d’Afrique vont arrêter de s’aveugler eux-mêmes aux vérités de leur drame devant le miroir ?
Passer à l’acte n’exige-t-il pas de cracher sur tout ce qu’aime le tyran, de profaner tout ce qu’il vénère, de saccager tout ce à quoi il touche et tout ce dont il tire subsistances et jouissances ? Car, qu’est-ce que c’est que ce peuple à genoux, en extase devant ses bourreaux, qui n’est chez lui ni dans le monde (puisqu’il lui est demande de retourner chez lui), ni chez lui (vu la manière dont il y est traité) ?
Quand se mettra-t-il debout sur ses propres jambes et exigera que lui soit restituée non point l’Afrique en tant que telle, mais le monde dont il est l’un des légataires ?