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Opinions, Idées et Débats des Sénégalais

Le Bon, La Brute Et Le Truand…

Le Bon, La Brute Et Le Truand…

Ces derniers jours, notre pays, le Sénégal, a connu trois débats, de valeur ou de portée bien inégales, mais qui ont néanmoins tous donné lieu à des échanges passionnés, souvent même à l’excès. Ces trois débats font notamment suite aux échanges épistolaires entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne, à la polémique autour de l’Histoire générale du Sénégal (HGS) et au traitement de la question du voile au sein de l’Institution Sainte Jeanne d’Arc (ISJA).

Pour ma part, et en me permettant un parallèle osé, ces trois débats m’ont rappelé « Le Bon, la Brute et le Truand », l’un des plus célèbres westerns de l’histoire du cinéma. Comme l’indique son titre, ce film met en scène trois personnages : le premier grandiose et soigné dans les moindres détails (« le bon »), le deuxième insensible, sans pitié et qui n’hésite pas à éliminer froidement (« la brute »), le troisième maladroit, volubile, et qui représente toutes les contradictions de l’Amérique (« le truand »).

Le bon

Incontestablement, le débat entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne est une « bouffée d’oxygène intellectuelle ». Ailleurs, on dit des idéologies qu’elles sont mortes. Au Sénégal, c’est aussi le débat intellectuel qui est éteint ! En effet, par un de ces curieux retournements dont l’histoire a le secret, le débat ne porte plus, au pays de Léopold Sédar Senghor et de Cheikh Anta Diop, sur des idées. Ceux qui font le débat, et qui débattent en même temps, ce sont uniquement des politiciens (pas des politiques, des politiciens !) sans projet (pas le temps de réfléchir…) et sans conviction (transhumance oblige…), des soi-disant artistes dont on se demande quel est le talent (désormais ce qui compte, ce n’est pas la qualité de la production, c’est uniquement la capacité à faire le buzz. N’est-ce pas Ouzin Keita et Pawlish Mbaye ?), des lutteurs dont les seuls arguments résident d’abord dans des bains mystiques d’un autre âge et ensuite dans des coups de poings d’une extrême violence (et à force de les regarder s’étriper, beaucoup d’entre nous finissons par accorder plus d’importance à l’argument de la force qu’à la force de l’argument). Il y a aussi les réseaux sociaux, mais ici, bien heureux celui qui arrive à débattre. Le Sénégal ne fait d’ailleurs pas ici exception à la règle mondiale, puisque les réseaux sociaux ont partout tendance à aborder les questions sous l’angle de la radicalisation (quelle violence en effet dans les propos !), contribuant ainsi non seulement à transformer les débats en crises, mais aussi à altérer le réel à travers notamment la propagation d’informations fausses (quoique vraisemblables).

Si le débat entre Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop a donc tant passionné les sénégalais, au point de « brûler la toile », c’est principalement parce qu’ils ont tous les deux toutes les qualités requises pour être les héros d’un film d’action grandiose. Ils sont en effet brillants, irréprochables, majestueux, imposants, bref ils ont tout pour jouer le rôle du « bon ». Le débat entre Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop a aussi intéressé les sénégalais parce qu’il nous a rappelé plusieurs évidences. Oui, nous avons (ou plutôt, il nous reste…) des intellectuels dans ce pays. Oui, le rôle d’un intellectuel est avant tout de discuter et de débattre. Oui, nous sommes en mesure d’avoir un débat « civilisé ». Oui, la qualité d’un débat dépend avant tout de la qualité de ses « protagonistes ». Oui, bien des questions abordées par Cheikh Anta Diop sont encore d’actualité, et appellent de notre part des réponses, tout au moins des prises de position.

C’est vrai, nous avions perdu l’habitude dans ce pays que des monstres sacrés, tels que le sont Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop, probablement parmi les sénégalais contemporains les plus lus, débattent publiquement. Autres temps, autres mœurs : Léopold Sédar Senghor et Cheikh Anta Diop, ont longtemps débattu publiquement, et parfois même violemment ! Beaucoup d’entre nous avons en tout cas été surpris par ce débat entre Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop, surgi de presque nulle part puisque personne ne s’y attendait. Et pourtant, quoi de plus normal pour des intellectuels que de débattre, et à quoi servirait un intellectuel s’il s’interdit de débattre ? De ce point de vue, il est sans doute malheureux que certains aient voulu transformer ce débat en pugilat (des coups, du sang, ont-ils ainsi réclamé…), rompant ainsi avec la sérénité et l’élégance qui ont caractérisé les propos à la fois de Boubacar Boris Diop et de Souleymane Bachir Diagne.

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Le mien de propos ne sera pas ici de prendre position, pour l’un ou contre l’autre, et à ce sujet d’ailleurs, me viennent à l’esprit ces autres propos de Cheikh Hamidou Kane : « Il n’y a pas une tête lucide entre deux termes d’un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n’être pas les deux ». Certes, j’ai mon avis personnel sur les questions abordées par l’un et l’autre, mais celui-ci n’implique qu’il faille choisir entre l’un ou l’autre. J’ai le plus grand respect pour à la fois Bachir et Boris, et je ne vois donc pas au nom de quoi je devrais choisir. Quelle que soit donc notre position sur le fond du débat qui oppose Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne, nous ne devons brûler aucun des deux. Comme le rappelle un adage célèbre, « les grands esprits discutent des idées ; les esprits moyens discutent des événements ; les petits esprits discutent des gens ». Alors, soyons grands, restons dans le débat d’idées, et gardons-nous de porter des jugements de valeur sur l’un ou l’autre. L’un et l’autre sont tellement exemplaires, tellement inspirants, tellement représentatifs de ce que notre pays offre de meilleur, qu’il serait d’ailleurs prétentieux pour quiconque d’entre nous de vouloir les juger ou les clouer au pilori. Discutons avec eux, si nous nous sentons également interpellés par les questions qu’ils abordent, mais ne polluons pas le débat, ne cherchons pas à le transformer en un jeu de cirque. Et surtout prions pour que ce débat ne soit finalement pas un simple feu de paille. Autrement dit, puisse-t-il nous réconcilier avec la tradition du débat intellectuel, et puissent donc d’autres débats, tous aussi féconds, prospérer.

La brute…

A la différence du débat qui vient d’être évoqué, marqué par la sérénité et l’élégance des principaux protagonistes, celui résultant de la publication de l’Histoire générale du Sénégal montre à quel point nous sommes capables d’emportement et d’affolement excessifs. En cela, ce débat a fait ressurgir quelques uns de nos vieux démons, et donne du poids à ces propos de Georges Courteline, selon lesquels « l’étonnante facilité avec laquelle un honnête homme devient une brute quand sa vanité est en jeu, est quelque chose d’extraordinaire ». Oui, on doit avoir le courage de dire que c’est de vanité qu’il s’agit ici. Nous serions, si l’on en croit beaucoup d’entre nous, le peuple élu de Dieu, puisque nos terres et nos cimetières concentrent le plus de saints au mètre carré !

Le débat dont il est ici question ne porte sur aucune question de fond, aucune question importante du point de vue historique (et probablement pas aussi d’un point de vue religieux), mais uniquement sur des questions de préséance (qui a été le premier ? qui a été à l’école de qui ?) et d’une bien grande futilité (qui est le père ou le grand-père de qui ? qui a le droit d’écrire sur qui ?). Avec de telles questionnements, on ne bâtit pas une histoire, et à ce propos, Babacar Justin Ndiaye, avec le sens de la formule qu’on lui connaît, a bien raison de dire qu’on est passé de « l’histoire générale » à la « querelle générale ». Et par moments, cette querelle générale s’apparente à une dispute de chiffonniers, tant les arguments volent bas et l’argumentation demeure pauvre. Dans de ce débat, des hommes et des femmes tiennent des propos qui sont une atteinte à l’idée que nous devrions avoir de notre Nation ou de l’unité nationale. Si on n’y prend pas garde, ce débat risque donc de réveiller nos vieux démons, autrement dit la brute qui sommeille en chacun d’entre nous.

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Que Diable, l’Histoire est une science, elle appartient certes à la même famille (étymologiquement parlant) que l’hagiographie, mais elle s’en écarte radicalement puisque son but n’est ni de plaire, ni de contenter. Certes elle appartient à tous, puisqu’elle est un patrimoine commun. Mais justement, parce qu’elle est un bien en partage, elle n’est la propriété d’aucune famille ou communauté. « Laissez-nous écrire notre histoire… », clament certains, et l’usage de ce « notre » dénote d’une tentative de « patrimonialisation » d’un bien appartenant à tous.

La méprise provient ici d’une confusion dangereuse entre la filiation et l’héritage. Si la filiation est une affaire de sang et de gênes, l’héritage lui est tout autre chose ! Nous sommes en effet tous les héritiers de ceux qui ont fait (en bien ou en mal d’ailleurs) notre Histoire, et nous avons donc tous la plus grande des légitimités à parler d’eux et à écrire sur eux. La légitimité des historiens est encore plus grande, puisque c’est leur métier. Laissons-les donc faire leur job, permettons-nous, si nous en éprouvons le besoin (et puisque, encore une fois, l’histoire est un patrimoine commun), d’émettre un avis humble sur leurs travaux, mais ne nous muons ni en censeur ni en donneur d’ordres. A chacun son métier, et les vaches seront bien gardées, nous rappelle l’adage… Imaginons le tollé que cela susciterait si les historiens, arguant prétentieusement qu’ils seraient les gardiens de la mémoire collective, se donnaient pour rôle de valider la moindre parole ou le moindre avis émis par les religieux !

On doit à la vérité reconnaître que la brutalité n’est pas seulement du côté de ceux qui s’attaquent violemment à l’Histoire générale du Sénégal. On la retrouve également d’une certaine façon chez les initiateurs de cette histoire générale. Peut-on en effet prétendre rédiger l’Histoire générale du Sénégal, sans que n’y participent certains des plus illustres historiens que compte notre pays (Boubacar Barry, Abdoulaye Bathily, Ibrahima Thioub, etc.) ? Pour prospérer, la science ou la vérité ont parfois besoin de générosité et d’altruisme, qui sont tout le contraire de la brutalité.

Le truand….

Dans le film tantôt évoqué, le truand est un mercenaire insensible et sans pitié, maladroit et volubile, et finalement représentatif de toutes les contradictions de l’Amérique. Le parallèle avec l’affaire des filles voilées de l’ISJA peut sembler osé, voire hasardeux, mais je vais quand même m’y essayer.

Pour moi, dans cette affaire, ils ont tous été, d’une façon ou d’une autre, hors-la-loi, et c’est cela qui en fait des « truands ». Par conséquent, ils sont tous fautifs. « Ils », c’est à la fois l’ISJA, les familles des filles voilées, et l’Etat. « Ils », c’est également nous tous.

L’ISJA est fautive, parce qu’elle a ignoré ces propos du juge Kéba Mbaye, selon lesquels « la liberté et le pouvoir doivent être limités par les droits des autres ». Son pouvoir de déterminer son propre règlement intérieur devrait donc s’exercer dans le respect des droits de tous, et notamment des droits constitutionnels garantis à chacun. Au-delà de ces questions de droit et de libertés, se pose aussi une question d’opportunité, tant du point de vue scolaire (n’y-a-t-il donc pas au sein de l’ISJA des questions plus importantes ou plus urgentes que celle du voile ?) que sociologique (le Sénégal n’est en effet pas la France, et la question du voile ne peut donc être traitée au Sénégal comme en France, par l’exclusion ou la stigmatisation). 

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Les parents des jeunes filles voilées sont également fautifs, parce qu’ils ont signé, et je ne m’imagine pas que ce ne soit pas en connaissance de cause, le règlement intérieur interdisant le voile. Ils auraient pu, dès connaissance de ce règlement intérieur, saisir les autorités ministérielles voire les tribunaux administratifs, plutôt que de le signer et de chercher ensuite à « ruser » ou à prendre l’opinion à témoin. Lorsqu’on entend également certaines accusations proférées par quelques parents d’élèves à l’encontre de l’ISJA, on se demande par ailleurs pourquoi ils tiennent tant à y maintenir leurs enfants. On ne parle en effet pas d’une garderie pour chiens ou chats, mais bien d’une institution éducative ! Pourquoi vouloir coute-que-coute inscrire ses enfants dans une institution avec laquelle la relation de confiance est rompue, et que l’on taxe même d’être au service de puissances occultes ? Par ailleurs, d’un point de vue éthique ou du sens de la responsabilité, quand on décide d’inscrire ses enfants dans un établissement dont la connotation religieuse est bien affirmée, ne doit-on pas faire preuve de souplesse sur certaines questions ? Bien des religieux musulmans, et pas des moindres, ont en tout cas donné raison à l’ISJA, et cela montre donc bien que les responsabilités sont finalement partagées.

L’Etat est également fautif, parce qu’il a manqué de vigilance (oubliant que gouverner, c’est prévoir…), et a longtemps agit comme spectateur. Mais la plus grande culpabilité de l’Etat est sans doute ailleurs. Elle est dans le fait d’avoir laissé s’affaisser l’Ecole publique. Le débat sur l’ISJA, c’est finalement l’arbre du voile qui cache la forêt de la ruine de l’école publique. L’Ecole publique, hier creuset de la Nation sénégalaise, est aujourd’hui complètement en faillite. Insidieusement, il s’est créé une école à deux vitesses : le privé pour les nantis, et le public pour les démunis (qui constituent la majorité démographique). Cette école, parce qu’elle est désormais à deux vitesses, rompt dramatiquement avec le principe de l’égalité des chances.  Il est ici des chiffres qui révèlent tout le scandale : en 2019, les candidats issus des établissements privés représentent environ 55% des bacheliers, alors même qu’ils constituent moins de 30% des effectifs totaux. Ces chiffres rendent parfaitement compte de la situation désastreuse de l’école publique, ainsi que de l’indifférence qui l’accompagne. Finalement, le débat autour de l’ISJA est une discussion de « privilégiés ». Ailleurs, les préoccupations ne portent pas sur comment on entre à l’école (avec ou sans voile ?), mais plutôt sur ce qu’on y apprend, et avec quoi on en sort (quelles connaissances ? quelles compétences ? quels diplômes ?).

Nous sommes enfin tous fautifs. Le débat sur le voile, et bien d’autres débats du reste, montrent aussi nos contradictions, un peu comme le « truand » dans le film révèle celles de l’Amérique. Nous invoquons à souhait la tolérance, la laïcité ou notre religiosité, et pourtant, tous les jours, nos discours ou nos comportements s’en écartent. Nous aimons proférer des discours accusateurs ou moralisateurs, alors même que nous sommes souvent loin d’être irréprochables. Nous passons notre temps à discourir, et pendant ce temps, très peu d’entre nous agissons. Nous voyons le mal partout, alors que nous sommes si peu à agir afin que triomphe le bien.

Pour en revenir au film « Le Bon, la Brute et le Truand », et ce sera le mot de la fin, il avait été retenu une suite, se déroulant environ 20 ans après le film original, autour toujours des mêmes trois personnages. Malheureusement pour les cinéphiles, cette suite n’a jamais été tournée. Espérons pour notre pays, le Sénégal, que dans 20 ans, « la brute » et « le truand » ne seront plus des personnages centraux, et que seul « le bon » occupera le devant de la scène. 







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