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Souleymane Bachir Diagne Et Boubacar Boris Diop, Dos à Dos…

Souleymane Bachir Diagne Et Boubacar Boris Diop, Dos à Dos…

Au cours de la semaine dernière, deux de nos compatriotes, Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop, intellectuels de renom et illustres auteurs, ont eu un échange musclé, par presse interposée.

D’emblée et de façon catégorique, nous allons les renvoyer tous les deux dos à dos.

Léopold Sédar Senghor et Cheikh Anta Diop sont deux figures majeures historiques de la vie politique et intellectuelle de notre pays, et ils le seront toujours. Mais en lieu et place d’un combat entre bretteurs même de haut niveau (et qui sans doute n’ont pas encore rengainé l’épée, ainsi est fait le débat d’idées) sur Cheikh Anta Diop et les questions soulevées dans leur joute, nous aurions aimé, nous aimerions aussi (et surtout !) des prises de position régulières et élaborées de l’un et de l’autre sur les questions prégnantes de vie quotidienne qui préoccupent plus nos concitoyens, au Sénégal et sur le continent en général. Et ces questions, il n’en manque pas !

En vrac : du Nord au Sud du continent, les politiques de prédation et d’accaparement des ressources mises en place par nos Etats au détriment de la base de nos sociétés ; notre rapport global au bien public ; l’extrême agilité de l’Etat pénal et sa promptitude à donner immédiatement force à la Loi par rapport aux défaillances de l’Etat social désespérément impuissant pour répondre efficacement à des besoins vitaux d’accès aux services basiques d’eau, d’assainissement, d’éclairage, de mobilité et de sécurité ; les menaces qui pèsent sur nos libertés et dans une approche prospective les défis à venir incontournables ; l’indifférence face aux défis qui se posent à la cohésion de nos sociétés et à la sauvegarde de l’unité de nos nations si fragiles ; les inévitables bombes à retardement qu’il faut désamorcer au plus vite ; l’Etat informel, le tâtonnement et le pilotage à vue dans l’administration des politiques publiques ; le jeu avec les deniers publics et les institutions anéanties ou ressuscitées au gré des calculs politiques par­tisans électoralistes opportunistes ; les politiques néolibérales de redressement économique qui nous mena­cent dans le moyen ou le long terme ou peut-être même dans le court terme ; l’indignité de la classe politique dépositaire du suffrage et de la confiance de ses concitoyens ; la formidable fertilité de l’imagination politicienne permettant de neutraliser quelque opposant que ce soit ; l’instrumentalisation et la manipulation de tous les contrepouvoirs au pouvoir central de l’exécutif ; la diabolisation systématique de tout aspirant sérieux au pouvoir, amené à devoir choisir en fin de compte entre la cellule ou la valise ; la désertion et la déliquescence de l’école publique et de l’hôpital public devenus l’école et l’hôpital du pauvre. Et j’en passe !

Tant qu’à tenir un débat engagé et de haut vol, eh bien, le sens de l’éthique articulé à notre rapport global au bien public serait un très bon sujet : la façon dont les hommes qui nous dirigent habitent le monde et administrent le pouvoir. Uniquement motivés par l’avidité et par l’hubris de la puissance. Un débat de haut vol. Sans avoir peur, ni des mots ni des faits.

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Au train où vont les choses sur notre continent si déraillé, l’unité linguistique et l’unicité linguistique peuvent encore attendre. Elles ne sont ni opportunes ni préoccupantes. Il y a sans doute des préalables qui sont loin d’avoir été remplis. Parler d’unité à quelque niveau que ce soit (linguistique, politique, monétaire, etc.) dans le cas de régimes politiques catégoriquement indéfinissables et effroyablement monstrueux, des régimes entre «démocraties imparfaites» (un euphémisme bien gentil !), dictatures et démocratures, c’est être en déphasage avec la réalité. Quand on se réclame (ou qu’on réclame tout simplement) de l’héritage de Cheikh Anta Diop chantre de l’unité des peuples noirs, on ne peut pas rester muets face au verrouillage complet du jeu politique en Afrique centrale (au Gabon, au Cameroun, au Congo, au Rwanda, etc.) où vraisemblablement il ne reste plus aux populations qu’à se fier aux bulletins de santé du Chef tout puissant et qu’à souhaiter secrètement qu’il finisse par «dégager». En vue d’arriver à l’unité des peuples, il y a un minimum d’harmonisation des systèmes politiques à faire. Nulle part au monde, il n’a jamais été possible, dans la construction d’un espace supranational d’échange et de solidarité, d’additionner des systèmes diamétralement opposés. Face au despotisme en marche au Rwanda, l’indifférence ou encore la dérobade n’est pas une option.

Attendre que soit réglée la question de l’utilité de l’Union africaine incapable de juguler et de solutionner les crises graves : les cassures au Mali et la scission quasi programmée ; les métastases du cancer qu’est Boko haram ; le triste sort des jeunes filles de Chibok progressivement passées dans l’oubli ; les vieux démons qui reprennent du service dans certains pays ; et devant nous à l’heure actuelle, les pogroms contre les émigrés africains en Afrique du Sud ; la fragilisation des organisations régionales et sous-régionales existantes par le non-respect par les Etats des règles électorales et des décisions arbitrales défavorables aux régimes en place ; les bombes (sociale, environnementale, et d’un autre type) qui menacent la stabilité de nos pays…

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Sur bien des préoccupations qui agitent nos sociétés, quand il sera malheureusement trop tard, on n’ira réveiller ni Senghor ni Cheikh Anta. L’un et l’autre ont d’immenses mérites. Il est sans aucun doute utile de revisiter leur œuvre de temps à autre et d’en débattre, d’avoir des points de vue croisés sur bien des aspects de leurs pensées. Mais sans céder à la passion. En règle générale, se faire le devoir de voler au secours d’un penseur à chaque fois que ses thèses sont remises en cause jusqu’à céder à la passion, cela fait penser à un technicien de surface qui s’emploie journellement à lustrer la statue du Commandeur. Bien entendu, cela est indigne d’un esprit libre.

A cet instant précis, j’ai une pensée pieuse pour notre ami feu Amady Aly Dieng. Sous «l’arbre à palabre» de notre Faculté, notre sport favori était de passer notre temps à griffer et Senghor et Cheikh Anta. Et de façon tout à compréhensible davantage Senghor que Cheikh Anta. Conducteur de nation, directeur de conscience, conscience tout court, Senghor avait une responsabilité incomparable. Amady Aly Dieng, paix à son âme !

Amady Aly Dieng, qui a aussi connu la machine excessivement disciplinaire de Léopold Sédar Senghor, et qui a été un témoin averti des abus graves portés contre les libertés des opposants à son régime, des abus qui ne trouveront jamais une justification.

Ces abus étaient inacceptables hier, mais ils sont encore plus inacceptables aujourd’hui. On nous ramène en arrière. La perpétuation du schéma de liquidation systématique de tout prétendant sérieux à l’exercice du pouvoir exécutif au plus haut niveau en cours sous Senghor est inadmissible. Face à Cheikh Anta, Senghor avait peur du débat, et il est allé instrumentaliser la force publique pour anéantir Cheikh Anta et le réduire, passez-moi l’expression, à «sa plus simple expression». Senghor s’est manifestement détourné de la tension scientifique suscitée par la confrontation de leurs thèses, une tension qui aurait pu déboucher sur la production du savoir. En quelque sorte, désarçonné dans ses convictions francophiles bien enracinées, chahuté dans son discours poétique on ne peut plus fleuri, Senghor a préféré se dérober alors même qu’il aurait pu procéder à une autocritique essentielle de ses thèses, et qu’en plus, le choc des contradictions dont leurs choix politiques et idéologiques sont porteurs aurait été tout bénéfice pour l’élévation de l’esprit et pour la qualité du débat intellectuel et politique. Mais l’immense mérite de Senghor, c’est d’avoir eu la sagesse de se prémunir contre la fringale de pouvoir, et d’avoir réussi sa sortie de l’exercice du pouvoir politique par la grande porte pour entrer dans l’Histoire. (C’est la thèse que je développe dans mon dernier livre intitulé «Un perpétuel retour en grâce…», paru en 2018). En ayant procédé de la sorte, il aura épargné à son pays bien des déboires relatifs à la sortie du pouvoir, si problématique sous nos cieux. Ce qu’il faut aussi reconnaitre. Et tous les jours, le choix de Senghor de ne pas se maintenir abusivement au pouvoir s’impose comme une leçon de bonne conduite politique à l’endroit de nos dirigeants.

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Sur Cheikh Anta, il faut dépassionner le débat. L’idée selon laquelle Cheikh Anta (ou encore Mamadou Dia) aurait fait mieux que Senghor est une pure vue de l’esprit. C’est un argument sans fondement. A ce sujet, il n’est possible de faire que des suppositions. Le fait est que le pouvoir politique est propre à transformer l’homme qui l’exerce. Nul ne peut dire avec précision comment Cheikh Anta ou Mamadou Dia se serait comporté une fois élu. Le pouvoir politique est propre à donner des ivresses, surtout dans nos pays où son exercice est insuffisamment encadré. L’histoire politique de notre jeune nation depuis la sortie du joug colonial l’illustre déjà assez. Et même l’histoire politique des démocraties avancées du Nord.

En somme, quand il sera trop tard face aux défis actuels et à venir, nul ne pourra aller réveiller ni Senghor ni Cheikh Anta. Aussi, nul ne peut soupçonner nos deux compatriotes d’être ou de devenir le porte-parole ou le porte-plume d’un régime liberticide et despotique, ni ici ni ailleurs, mais le débat sur les questions relatives à l’amélioration du vécu quotidien du plus grand nombre de nos concitoyens qui de notre point de vue, passe par un nouveau rapport au bien public est aussi un débat philosophique, qui intéresse et préoccupe plus.

Abou Bakr MOREAU

Enseignant-chercheur UCAD

Auteur de «Un perpétuel retour en grâce»

Editions Lettres de Renaissance, 2018

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