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La France Doit Repenser Sa StratÉgie Au Sahel

Pleure Djoliba, ils sont devenus fous ! Si les eaux du fleuve Niger, le mythique Djoliba des peuples riverains, pouvaient décrire le spectacle qu’elles contemplent aujourd’hui sur les terres sahéliennes qu’elles traversent, que de malheurs nous seraient contés. Au Sahel, égrener les dramatiques événements qui s’enchaînent – à l’exemple de la toute dernière attaque du poste d’Indelimane, au Mali, au bilan humain effroyable –, et, parallèlement, constater le degré d’impuissance d’une communauté internationale pourtant massivement présente, est devenu, hélas, d’une désespérante banalité, tant ces malheurs sont aujourd’hui la triste réalité du quotidien sahélien.

Le constat est, il est vrai, sans appel. Sur le plan sécuritaire, la montée en force des djihadistes est une réalité qu’on ne peut plus nier. Aujourd’hui, ce sont eux qui, sur le terrain, ont l’initiative du moment, du lieu et de la forme des affrontements. Les forces nationales et internationales qui les combattent, pourtant en nombre, sont cantonnées dans une posture de réaction. Les communiqués officiels masquent mal la réalité d’une situation de terrain qui n’est plus maîtrisée. Or, perdre l’initiative est la pire chose qui soit pour une armée ; c’est le début du doute, qui s’insinue sournoisement dans les têtes.

Mais le pire est peut-être ailleurs. Le ras-le-bol des populations crève les yeux face au vide des Etats et à l’inefficacité de « l’action » internationale. Progressivement, l’incompréhension entre populations et dirigeants s’est installée. La décrédibilisation de la classe politique, jugée globalement irresponsable et corrompue, atteint des sommets. Conséquence : face à l’incurie d’un système sécuritaire censé les protéger, les communautés villageoises n’ont d’autres choix que de confier leur sort à des milices recrutées en leur sein, incontrôlées, surajoutant un problème à une situation déjà très compliquée.

L’opération « Barkhane » dans l’impasse

Sur le sujet du Sahel, la France a de quoi s’in­ quiéter. L’opération « Barkhane » semble dans l’impasse. Sa discrétion, son silence même, étonnent. La superbe de 2013 a laissé place à une morosité surprenante. Le malaise tient surtout à la perception locale de sa présence. Aujourd’hui, chaque événement dramatique est l’occasion de conspuer « Barkhane », qu’elle soit liée ou non à l’affaire en cours. La force est taxée d’inefficacité, d’inutilité, voire, parfois, de complicité avec certains mouvements rebelles. A ce train, notre contingent ne sera-t-­il pas obligé de quitter le théâtre un jour prochain sous une pression populaire, et non sécuritaire, simplement parce que l’idée même de sa pré­ sence au Sahel sera devenue insupportable ?

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Soyons clairs, cela ne tient pas à l’incapacité des militaires français. Au contraire, tous les experts saluent leur performance quoti­ dienne, opérationnelle et logistique, sur un théâtre notablement vaste et compliqué. Peu d’armées au monde peuvent en faire autant. Peut­être, ici ou là, des contacts locaux, justifia­bles sur le plan tactique, ont pu parfois trou­bler l’image de « Barkhane », mais voyons là surtout l’œuvre d’une instrumentalisation médiatique mal intentionnée. Là n’est pas le fond du problème. C’est plutôt du côté des stra­tèges que la machine paraît grippée. Mais où va-­t-­on au Sahel ? La question tourne en boucle dans les cabinets parisiens. Sur le sujet, autori­ tés décisionnelles comme experts en charge des propositions stratégiques sont muets, comme tétanisés. On semble ne plus savoir quoi faire pour sortir du bourbier sahélien. Par pusillanimité, personne n’ose plus vraiment aborder la question. 

Sans mésestimer l’extrême complexité du théâtre sahélien et le temps qu’il faudra pour que la zone redevienne fréquentable, il faut en­ fin admettre que les seuls acteurs qui détien­ nent la solution au Sahel ne peuvent être que les pays qui le composent. C’est d’abord, et sur­tout, leur affaire. Dans ces conditions, l’intérêt partagé ne peut être que celui de leur réussite face à cet immense défi. Il n’y a pas d’autre choix. Une telle approche implique quatre exi­ gences : faire confiance, donner les moyens, ac­compagner, faire preuve de patience.

Faire confiance, d’abord, c’est accepter sans ambiguïté une approche qui n’est pas la nôtre, et c’est aussi jouer notre rôle dans la stratégie concoctée par le partenaire sahélien – pas fa­ cile pour nous. Donner les moyens, ensuite, c’est mettre à niveau, sur les plans politique, sé­ curitaire, économique et social, les pays sahé­ liens – vaste mais indispensable programme, qui n’exclut pas une forme de contrôle condi­ tionné. Accompagner, encore, c’est admettre l’évidence que, même alignés sur nos stan­dards, les pays sahéliens ne pourront arriver seuls au succès, et donc leur faire profiter sans aucune arrière­pensée de toute notre aide – dé­marche d’humilité, dont nous sommes peu coutumiers. Faire preuve de patience, enfin, c’est accepter un effort sur le temps long, car cela prendra beaucoup de temps, mais plus vite nous commencerons et plus vite ils y arri­veront – compliqué dans notre monde obsédé par l’immédiateté du résultat attendu. Accep­ter ces quatre exigences, c’est comprendre l’es­prit dans lequel pourrait être déclinée cette nouvelle stratégie pour le Sahel. Reste à répon­ dre après au « comment faire » ; pour cela, le terrain nous montre la voie.

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Viser le temps long

Politique, sécurité, développement : ces trois di­ mensions doivent servir de socle pour décliner une nouvelle stratégie d’action au Sahel. Sur le plan politique, la corruption massive et l’inca­pacité des gouvernants peuvent être dénon­cées énergiquement pour provoquer à l’échelon national un sursaut de révolte. Au Mali, la cellule anticorruption fait merveille et, déjà, quelques très hauts fonctionnaires, dénoncés publiquement, croupissent en prison. Au Tchad, le « mouvement des transformateurs » montre qu’un système politique repensé est possible. L’impact de ces exemples montre qu’ils peuvent provoquer un changement de fond dans la classe politique. Une vigilance par­ ticulière et un soutien appuyé doivent donc leur être accordés, visant la corruption, la mal­ gouvernance, la gabegie et autres abus inad­ missibles. Une dynamique irréversible peut ainsi être déclenchée, amenant à voir enfin les coupables payer lourdement et de nature à faire émerger une classe politique responsable.

Sur le plan sécuritaire, ne doutons pas un ins­ tant que les soldats maliens, burkinabés, nigé­riens, mauritaniens, tchadiens ne soient capa­bles de monter à l’assaut, au risque de tomber les armes à la main, aussi dignement que les soldats français. C’est d’autant plus louable compte tenu des conditions dégradées dans lesquelles ils œuvrent. Aussi, aidons vraiment ceux dont nous devons admettre que ce sont eux qui, au final, doivent gagner le combat. Les aider vraiment en termes de formation, d’équipement, en projection, en soutien et se­ lon des standards identiques aux nôtres : c’est le prix à payer.

Les faire bénéficier de tous les renseigne­ ments que nous possédons sur la zone est in­dispensable. Sur le plan opérationnel, c’est une véritable reconquête militaire de l’espace terri­ torial que chaque armée sahélienne doit ima­ giner, progressive et coordonnée avec ses voi­sins et ses alliés. L’administration territoriale doit suivre le mouvement, reprendre sa place et son rôle. Et toutes les forces de la commu­ nauté internationale coordonnées, dans une posture d’accompagnement et non plus d’im­ position, doivent se mettre à disposition des armées locales pour aider cette reconquête sa­ hélienne. Là encore, ne rêvons pas, c’est le temps long qu’il faut viser.

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Sur le plan économique aussi, il faut être imaginatif. La relance de l’activité par des ac­ teurs privés d’envergure proposant aux gou­ vernants des initiatives concrètes peut créer une dynamique positive de nature à montrer la voie. C’est le sens de l’initiative du patronat malien avec les corridors de développement économique reliant les capitales du Sahel, pro­jet immédiatement suivi par ses homologues des autres pays sahéliens. L’idée est donc d’uti­ liser pleinement le levier économique pour faire bouger les lignes. Ce mouvement doit être accompagné d’avancées sociales indispen­ sables. Des solutions existent déjà ; sachons les repérer, comme cette start­up sénégalaise, Transvie, qui propose notamment une couver­ ture sociale pour les petits métiers qui ne coûte rien à l’Etat.

Sans faire d’angélisme, une stratégie nou­ velle commande que ce soit les pays sahéliens qui décident des projets, de leur nature, des bé­ néficiaires, et qu’ils soient aidés résolument, sans ambiguïté et sans arrière­pensée, ce qui n’exclut pas une forme de conditionnalité de l’aide accordée.

Au total, nous n’avons plus le choix aujourd’hui pour sortir du piège sahélien. Re­ pensons notre présence, l’image qu’elle pro­ jette, comprenons la perception que peut en avoir l’homme du Sahel et tirons­en les conclu­ sions. Sans déserter, acceptons de laisser la première place aux acteurs locaux et soute­ nons­les dans une posture d’accompagne­ ment. Volonté et compétence existent chez nos partenaires, prêts à jouer leur rôle pour peu qu’ils trouvent pour s’exprimer un cadre d’action totalement redéfini et des alliés déci­ dés. Ainsi, agissant tout aussi activement mais en deuxième rideau, nous éviterons d’avoir à quitter le théâtre précipitamment et dans la honte, sur la pression populaire. Cela passe par une complète remise en question, en profon­ deur et dans la durée. Ne perdons pas de temps, c’est urgent.  

Bruno Clément-Bollée est ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des affaires étrangères







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