La troisième édition des Ateliers de la pensée qui s’est achevée à Dakar le 2 novembre 2019 a été un grand succès, un festival d’idées, un tourbillon de réflexions, une illustration de la réalité d’une élite intellectuelle africaine qui, même dans sa partie francophone, revendique une pleine autonomie dans sa manière de penser l’Afrique et de penser le monde depuis l’Afrique. Felwine Sarr et Achille Mbembé, et leurs plus proches complices, ont inventé un événement unique en son genre, un rendez-vous majeur de la liberté de penser sur le continent. Mais aussi une formidable échappatoire à l’insistante invitation à la dépression que charrient les nouvelles quotidiennes de notre région du monde.
Les Ateliers de la pensée de cette année ont fait beaucoup de place à deux mots, le basculement (du monde) et les vulnérabilités (politiques, sécuritaires, environnementales, symboliques, psychologiques,…) et leur antidote, la « dévulnérabilisation ». Ces mots sonnent juste dans l’Afrique de l’Ouest qui abritait ces débats passionnants. Au sein du monde partagé qui bascule, certaines parties basculent plus vite et plus profondément que d’autres. Et malgré les nuances importantes que souligneraient les esprits rigoureux réunis à Dakar entre vulnérabilité, fragilité, faiblesse, impuissance, ces concepts voisins sont aujourd’hui ceux qui décrivent la réalité d’un nombre croissant de communautés humaines qui vivent dans les espaces sahélien et ouest-africain.
Un autre grand rendez-vous annuel de Dakar, beaucoup plus institutionnel et plus diplomatique, le Forum sur la paix et la sécurité en Afrique qui se tiendra les 18 et 19 novembre, ne manquera pas de se concentrer sur le décryptage des mauvaises nouvelles du moment. Combien d’attaques meurtrières dénombre-t-on toutes les semaines au Mali et au Burkina Faso, chacune sapant davantage le moral des populations et assombrissant l’avenir ? Deux camps militaires maliens attaqués à quelques semaines d’intervalles, avec un bilan de près d’une centaine de morts au total. La réalité du moment est effrayante et démoralisante.
De l’autre côté de l’une des frontières de l’immense territoire malien, le terme de basculement ne saurait être plus approprié. Le Burkina Faso a basculé en trois ans à peu près dans un état de vulnérabilité et d’impuissance inimaginable. Ce 3 novembre, j’apprenais l’attaque ciblée du député-maire de Djibo, la bourgade principale de la province du Soum, la première à avoir été touchée par le basculement du pays dans la violence terroriste. Deux jours plus tard, le 5 novembre, près de 40 civils d’un convoi minier étaient tués dans une embuscade. Le doute n’est plus permis : il y a une volonté froide de mettre ce pays à genoux. De le détruire vite et profondément. Le recours à des engins explosifs improvisés installe la peur dans la durée.
Entre la bonne nouvelle d’une Afrique qui veut recentrer le débat sur son avenir à partir de ses terres, qui se projette en centre bouillonnant et créatif du monde qui vient, qui offre à voir des esprits lumineux dans tous les domaines de la science et de la culture, et le moment actuel, se dressent d’épais murs. Celui de la violence et de l’insécurité qui montent. Celui de la déconfiture de plusieurs États. Celui du désenchantement d’une majorité de jeunes. Celui d’un approfondissement de la dépendance à l’égard des anciennes et nouvelles puissances du monde pour la survie de nombre d’États.
Le sentiment de vulnérabilité est partout réel, ou devrait l’être. La vulnérabilité environnementale reste diffuse, sauf pour les victimes directes de catastrophes naturelles spectaculaires. On a l’habitude dans la région d’accueillir les catastrophes annuelles, inondations, sécheresses, chocs climatiques, avec l’humble soumission à la nature et au Dieu de chacun. La vulnérabilité sécuritaire, politique, économique, est très partagée. L’essoufflement des États, la crise de confiance entre les populations et leurs élites gouvernantes, le sentiment d’impuissance collective sautent aux yeux partout au Sahel et pas seulement.
Entre le temps immédiat, celui des désordres, des violences et des incertitudes sécuritaires, et le temps long dans lequel devrait prendre forme l’utopie africaine, l’« Afrotopia » pour reprendre le titre d’un essai majeur de Felwine Sarr, il y a ce temps intermédiaire dont nous devons contrôler à tout prix la trajectoire. La peur, la mienne, est que nous laissions échapper les manettes qui permettraient de contrôler ce temps intermédiaire, en ne prenant pas la mesure de la gravité de la vulnérabilité actuelle et de la possibilité qu’elle s’inscrive, en mode accéléré, dans la longue durée.
L’intensité, la régularité et les formes de la violence qui s’installent dans les pays du Sahel peuvent d’ici une dizaine d’années transformer une grande partie de l’Afrique en réplique certes imparfaite mais comparable des terrains de conflits permanents orientaux : Yémen, Irak, Syrie, Afghanistan, … Ne nous y trompons plus : le cycle de la violence terroriste et de la militarisation multinationale – occidentale mais aussi bientôt russe, turque, chinoise, voire israélienne ou saoudienne, peut nous conduire au pire. Et nous y maintenir pendant très longtemps.
Le moment de la « dévulnérabilisation », ou de manière plus réaliste, celui de l’arrêt de l’accélération de notre vulnérabilisation, c’est maintenant. L’action urgente doit consister en une mobilisation des intellectuels africains, dans le sens le plus large du terme, au chevet des États et des sociétés qui se délitent de toutes parts. Une mobilisation sous la forme d’une offre de service de conseils, d’idées, sans contrepartie aucune, pour nourrir des changements d’approche et des actions dans tous les domaines. On ne peut pas présumer a priori de notre incapacité collective africaine à faire face à l’adversité, et nous résoudre à compter exclusivement sur l’argent, les idées, les équipements et les forces spéciales des partenaires européens dont les engagements seront toujours entourés de suspicions.
C’est le moment d’organiser une solidarité active concrète avec le Mali et le Burkina Faso, en priorité. Le soutien des organisations régionales africaines qui multiplient les sommets sur la sécurité est essentiel mais cela ne suffit plus. Beaucoup de leaders politiques de la région ont perdu toute crédibilité, et certains s’évertuent même à approfondir la vulnérabilité de leur propre pays par des décisions irresponsables. C’est pour cela que les sociétés civiles africaines doivent maintenant porter de nouvelles initiatives fortes et que les voix diverses qui rêvent d’une Afrique recentrée sur ses priorités, fière, digne, doivent se faire entendre et forcer les décideurs à les écouter.
Pour que puisse s’installer une séduisante utopie africaine dans l’imaginaire des jeunes Africains, comme les y invitent les Ateliers de la pensée, il faudrait encore que le continent ne se laisse pas à nouveau démembrer, désarticuler et déposséder de son présent et de son avenir. Il le fut déjà, pendant quelques siècles. Ne l’oublions pas. La taille de sa population, l’immensité de ses ressources matérielles et immatérielles, ne suffiront pas à assurer à l’Afrique une place de choix dans le monde qui vient. Elle doit stopper maintenant l’extension perfide du champ géographique de la guerre, de l’insécurité et de la perte de ce qu’il lui reste de souveraineté. Pour pouvoir rêver, il faut d’abord survivre.
Economiste et analyste politique, Gilles Olakounlé Yabi est le président du Comité directeur de WATHI, le laboratoire d’idées citoyen de l’Afrique de l’Ouest. Il a été journaliste, analyste principal pour la Côte d’Ivoire et la Guinée de l’organisation non gouvernementale International Crisis Group et directeur pour l’Afrique de l’Ouest de la même organisation. Les opinions exprimées sont personnelles.