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Si La France Change De Visage, C’est Le Fait De L’aventure Coloniale

Alain Finkielkraut fait de moi l’annonciatrice réjouie du « grand remplacement » et ne rate pas une occasion de me mentionner pour justifier l’effroi de ceux qui évoquent une « colonisation migratoire ». Je tiens à ne pas m’excuser d’avoir enfoncé une porte ouverte en déclarant que la société française était en mutation et que son passé colonial lui présentait la facture. De même, indiquer que les baby-boomeurs, qui ont puissamment contribué à bâtir le monde actuel, ne seront pas là pour contempler l’achèvement de leur œuvre est une lapalissade. L’énoncé de ces truismes a traumatisé l’auteur de L’Identité malheureuse (Stock, 2013), lui fournissant un prétexte pour faire peser, sur une partie du corps social, la responsabilité d’un projet dont je ne sais rien et auquel je ne crois pas.

Ennemis de l’intérieur

Le « grand remplacement », tel que présenté par ceux qui l’évoquent, ne résulterait pas de la relation dans laquelle la France s’est engagée avec diverses régions du monde. Il s’agirait d’un complot ourdi par des ennemis de l’intérieur. Ces Français qui n’en finissent pas d’être « issus de l’immigration » se seraient mis en cheville avec une « élite mondialisée », afin d’élaborer un plan de destruction de la nation. Sur les décombres de celle-ci, leur intention serait d’ériger une version inédite du Nouveau Monde et, sans doute, de repousser les Français dits « de souche » dans des réserves au fond desquelles, privés de tout pouvoir, ils chériraient le souvenir d’une grandeur révolue. Je ne me suis jamais fait la promotrice de ce délire. M. Finkielkraut comme d’autres, outre qu’ils se livrent à une présentation fallacieuse de mes propos, se rendent coupables d’un grand effacement, passant sous silence les causes des effets par eux déplorés.

Si la population de la France hexagonale change de physionomie, ce n’est en raison d’aucune intention destructrice émanant des minorités d’ascendance subsaharienne ou maghrébine. Cette évolution est le fait d’une aventure coloniale dont le point final est encore attendu en Afrique subsaharienne. S’agissant des mœurs de ces minorités françaises auxquelles il est reproché de ne pas s’assimiler à la culture du pays – dont on ne sait comment la définir en Guyane ou à Mayotte –, on feint d’ignorer que la société les a incarcérées dans une extranéité dont le terme « issues de l’immigration » est un rappel constant.

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En 1983, alors que ses organisateurs l’avaient baptisée Marche pour l’éga­ lité et contre le racisme, les commen­ tateurs trouvèrent plus pertinente l’appellation « Marche des beurs ». Une partie de la jeunesse de France s’élançait vers son pays. Elle fut ethni­ cisée, contrainte de réinventer sur place l’ailleurs auquel elle était assi­ gnée. D’autres exemples permet­ traient de montrer que les minorités furent invitées à façonner une cons­ cience dédoublée, source d’inconfort identitaire. Le pays ne se forgeant pas d’outils valables pour venir à bout d’un problème suscité et minoré, les premiers concernés les trouvèrent une fois de plus dans un ailleurs dont on leur avait indiqué le chemin.

Passion pour l’Amérique noire

On se plaint de l’influence des théo­ ries états­uniennes sur le militan­ tisme contemporain, sans interroger la passion de la France pour l’Améri­ que noire et sa dévaluation de ses propres expériences afro­descendan­ tes. La société s’étant mise en quatre pour confirmer qu’être noir et occi­ dental était l’apanage des Africains­ Américains, les Français noirs reçu­ rent le message. Nino Ferrer clamant jadis dans une chanson son désir d’« être noir » voulait ressembler à Ja­ mes Brown, pas à Manu Dibango qui dirigeait son orchestre. Les cinéastes ou les écrivains qui s’intéressèrent aux Black Panthers dans les années 1960 n’accordèrent pas la même at­ tention au Bumidom [Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre­mer, orga­ nisme public chargé d’administrer le déplacement des ultramarins vers l’Hexagone], encore moins à la ré­ pression sanglante de manifesta­ tions en Guadeloupe en mai 1967. Il serait possible d’écrire des pages sur les manquements qui produisirent ce que l’on déplore sans jamais en pren­ dre sa part de responsabilité.

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Le discours des inventeurs du « grand remplacement » efface aussi les circulations des Français, la piètre qualité de leur assimilation aux sociétés étrangères dans lesquelles ils s’établissent. Ils y vivent en commu­ nauté, s’assurent que les denrées du pays natal ne manquent pas, en­ voient leurs enfants dans des écoles françaises, se gardent bien de leur donner des prénoms autres que fran­ çais, de maîtriser les langues du cru. L’environnement local n’est qu’un décor dont on apprécie les couleurs, tout en faisant en sorte de n’être pas affecté par lui. Les Français peuvent­ ils exiger des autres ce à quoi eux­mê­ mes se refusent avec tant d’applica­ tion ? L’effacement méthodique de cet aspect du sujet frappe du sceau de la mauvaise foi les quérimonies des pourfendeurs de la transformation démographique du pays.

Ce silence dissimule l’idée que les Français, lorsqu’ils se déplacent, apportent un plus aux sociétés qui les accueillent, surtout si ces derniè­ res se trouvent dans l’hémisphère Sud. C’est oublier, parmi eux, les pédophiles et autres délinquants qui ont toute latitude pour pénétrer sans visa dans certains pays. C’est afficher son mépris pour des cultures que l’on répugne à adopter. Mais on s’y rend, dans ces territoires, et on y gagne beaucoup mieux sa vie qu’on ne le ferait en France. Pour dire en­ core un mot de l’Afrique subsaha­ rienne, dont la démographie in­ quiète en raison de la submersion de l’Europe qu’elle provoquera selon certains, la France entend se mainte­ nir dans cette région du monde. Pré­ tend­on continuer à tirer profit des biens tout en excluant la présence des corps ? Ce désir témoigne d’une assuétude à la prédation et à l’injus­ tice qui ne sera pas encouragée, il suffit pour s’en convaincre d’écouter la jeunesse subsaharienne.

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La parole réactionnaire omet de rappeler que d’autres firent l’expé­ rience de la disparition du monde connu et ne se lamentent pas tout le jour à cet égard. Ceux qui virent l’Eu­ rope de l’Ouest leur tomber dessus dès la fin du XVIe siècle ne survécu­ rent pas tous à l’invasion. Lorsque leur puissance de vie leur permit de ne pas disparaître en même temps que leurs archétypes dérobés pour remplir les musées occidentaux, de ne pas être effacés comme le fut une grande partie de leur univers de réfé­ rence, ils surent se réinventer. Les Subsahariens auraient bien des le­ çons à donner en la matière, eux qui apprivoisent le monde conçu pour eux par d’autres. Ceux d’entre eux qui viennent en France de nos jours tiennent à leur identité. Comme les Français en Afrique.

La France a désormais un autre vi­ sage parce qu’elle a bâfré aux tables du monde, qu’elle s’est forcée dans le lit des peuples du monde, et que, de ces corps­à­corps, sont nés des ci­ toyens français. Le pays a le visage de ces conquêtes dont il révère les agents, la silhouette que lui dessinent ses manquements à l’intérieur, ses appétits à l’extérieur.  

Leonora Miano est une écrivaine franco-camerounaise. Elle est l’auteure d’une quinzaine d’ouvra- ges dont « La Saison de l’ombre » (Grasset, 2013, prix Femina) et « Rouge impératrice » (Grasset, 608p., 24 euros), paru en août. 







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