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Le Partir En ScÈne

Le Partir En ScÈne

« L’homme n’a pas de racines, il a des pieds. »  S. Rushdie

Quand Ibra italien [i]se présente aux familles sénégalaises à l’orée des années 2000, c’est alors un grand gaillard, taquin et bavard, ivre de sa certitude et bardé de privilèges. Sourire du séducteur, entrain du dragueur, culot de l’assurance, il a tout dans sa taille haute, et son allure racée. Il a même, outre le visage émacié, ce détail minuscule dans l’œil par lequel on reconnaît, sinon le parvenu, à tout le moins le nouveau riche ou celui qui feint de l’être. Il dégaine l’argent facilement, cristallise les regards souvent conquis, corrompt les femmes déjà attroupées à son cou, et suscite auprès de la masse populaire ce mélange d’envie, de jalousie et de défiance qui fait le propre du rapport aux mythes. La suite on la connaît. Entré avec fracas et éclat dans les postes de télévision sénégalais, Ibra italien, en sortira la queue basse, défait, démasqué, et avec lui tout le symbole de cette mythologie de l’immigration et ses grands mensonges, habilement empaquetés dans l’enveloppe de l’apparence. Déshabillé et ramené à sa condition, c’est un clown triste, les poches trouées qui filtrent le vent de la mauvaise fortune, et diffuse le parfum malodorant du mensonge. Les deux temps de l’immigration capturés par la caméra de Cheikh Tidiane Diop et exécutés par la brillante troupe Daaray Kocc, offraient un petit pa­no­rama sur l’antichambre de l’immigration, celle que les récits enjoliveurs parviennent souvent à cacher. Le téléfilm, moment fondateur dans le dire populaire national, s’inscrivait en réalité dans une longue liste, voire tradition, dans l’art sénégalais, où la destitution de la mythologie de l’immigration providentielle a toujours été au cœur des intérêts, cependant que dans la population ces alarmes, ces préventions, se heurtaient à l’indifférence, et l’insensibilité du désir du Partir.

Chez Fatou Diome, le Partir avait d’abord pris les traits d’un jeune sereer. Madické rêvait de Maldini. Le ventre de l’Atlantique, pompe frénétique du désir, et énergie inépuisable du rêve, aspirait de jeunes hommes, dont la romancière nous contait l’insensée gourmandise. Dans un second opus ensuite et indirectement, Celles qui attendent, romançait différemment les déchirures du partir, entre autres tableaux des rapports cachotiers des amants séparés par l’immigration, cette emprise du muñ que l’on inculque aux femmes sénégalaises comme condition de leur délivrance. La litanie des trahisons admises au nom du pacte de la prospérité à venir frémissait sous la plume de la féministe. Abass Ndione, lui, donne à son regard des couleurs plus chaleureuses. C’est un voyage, quasi-chorale, d’hommes à l’amitié raffermie par une condition unique, et désarmés face aux aléas de la providence. Et l’on se rappelle que ce fut dans les mêmes conditions qu’une bonne partie de l’immigration de la vallée du fleuve se produisit pour achever son périple près des boucles de la Seine dans les années 60. La chorale est aussi mise en scène dans un roman récent de Mbougar Sarr, Silence du cœur, 72 destins qui rythment un roman dans une terre d’accueil sicilienne, où l’auteur donne à voir la douleur de l’attente, l’incertitude, et les rêves déchus qui muent potentiellement en violence. De même, dans le Mbëk-mi Abass Ndione jette la bouteille à la mer, la fortune des embarqués sera toute autre. Les péripéties du voyage que narre l’auteur, avec cette nudité fragile des hommes qui se découvre quand l’odeur du trépas rôde, donne à la fois au Partir ces accents d’héroïsme et de folie. Avec le rôle qu’incarne Mbissine Diop, sa silhouette frêle et son raffinement inné, Sembène, dès son premier long métrage La Noire de, prenait prétexte d’un fait divers, pour administrer avec le filtre délicat de la caméra, ses leçons sociales. Cap ensuite sur Mandabi, où un transfert d’argent, campait déjà, le nœud et l’intrigue de la vie sociale. Nombreux, seront les livres, films, pièces de théâtre, chansons, où seront chantés les mises en garde, et les lendemains d’immigration qui déchantent. Il y a à parier que le message a été entendu. Rien d’autre ne semble être fait à part cet accusé de réception national.

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Mieux que l’art, la légende populaire, et son pieux enfant, la morale, psalmodiaient l’irrévérence à l’immigration. Têtu, le partir reste, avec les accents de l’impétueux « pian » burkinabè. Des côtes appauvries où le poisson ne voltige plus dans les filets des pêcheurs, ça part. Des terres assoiffées où la semence ne remplit plus la pitance quotidienne, ça part. Dans le repas de famille à Nguet Ndar, la mère de famille encourage son fils à Partir pour féconder le rêve de prospérité. Du bréviaire national du courage, émerge ce goût de l’aventure par lequel l’homme sénégalais taille sa réputation de l’effort, ça incite au partir. Des aéroports neufs ou vieux, où claque aux nez des charretiers envieux l’odeur bourgeoise, ça part. Partir reste le réflexe très humain du nomade mais hélas, aussi, du banni, du nié. La pause que le sédentaire s’offre, avec l’envie, toujours chaude et accrochée, de refouler, un jour, sa terre. Ce partir, condition de l’homme et de la bête en quête de pâturages, d’horizons, de changements, a la noblesse du génie de l’Homme toujours renouvelé. S’il a encore le choix, Partir est pour l’homme le goût des autres, du partage, de la découverte. Mais s’il est l’ultime recours, ravagé par la désespérance, il a tout de la fuite. La violence symbolique du départ contraint, même serti de rêve, est douleur intérieure. Violence que l’habit fastueux du retour et son grand mensonge tentent vainement de voiler.

On apprend au passage une mauvaise nouvelle, à travers la démographie comme science : plus les gens s’enrichissent, plus ils ont la tentation de partir. Les fortunés partent pour se faire soigner, les intellectuels pour se faire couronner, d’autres nantis y rapatrient leur fortune et y expédient leurs enfants… Partir reste donc curieusement le mirage non seulement de ceux qui n’ont rien mais souvent aussi de ceux qui ont tout. Face à ce constat, on voit bien que la construction des imaginaires qui célèbrent le « rester chez soi », est un cuisant échec. Tout bonnement parce qu’un imaginaire ne s’énonce pas, il se bâtit à partir de constructions tangibles. Jamais la destination Afrique n’a autant été mise en valeur par une narration qui romance jusqu’à la vérité, et jamais les périls de l’immigration n’ont été aussi nombreux, comme le récent drame des 63 migrants morts au large de la Mauritanie nous le rappelle douloureusement. Une vérité difficile à entendre découle de tout ceci : c’est que tous les immigrés restent les mêmes dans la quête d’ailleurs. La volonté de partir brave ainsi toutes les alarmes, et tient tête à tous les récits. De quoi revenir urgemment à la seule question qui compte et qui conditionne tout, la possibilité d’un rêve local, qui questionne immanquablement la responsabilité des pouvoirs en place.

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Et nous voilà, donc, race d’immigrés. Fortunes diverses, mais tronc commun. Partir, bien souvent, et quoique nous en fûmes prévenus à renfort de films, de livres, de légende sociale, signe notre impuissance. Voilà sans doute pourquoi ceux qui partent, dans l’excitation et l’inconfort de leur position, sont enclins à donner de si nombreuses leçons. Un complexe d’infériorité immédiat fonde son pendant de supériorité pour l’origine. Le goût de la rive atteinte efface de la mémoire gustative l’acide bain qu’ils ont quitté. Partir, c’est se décolorer et mourir avec l’espoir, tenace, mais si maigre, d’une renaissance au berceau.

[i] Téléfilm sénégalais du début des années 2000 qui revenait sur les mensonges de l’immigration

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