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Thandika Mkandawire Le Boss

Thandika Mkandawire Le Boss

Le professeur Thandika Mkandawire, chercheur-enseignant émérite, ancien patron du Codesria -organisme de pointe dans la recherche en Afrique, basé à Dakar s’est éteint le 27 Mars dernier à Stockholm (Suède) des suites de maladie. Il venait de boucler ses 79 ans. Son collègue, le Professeur Mamadou Diouf salue la mémoire de l’Africain universel qu’il a connu et apprécié.

Je n’aime pas les oraisons funèbres. Elles annoncent, avec brutalité et désespoir, la disparition d’un être cher qui a vécu son temps et laissé une marque. Elles s’évertuent à tracer une histoire, exhumer une contribution remarquable, pour attester de sa clôture, même si l’on clame la continuité. Nonobstant nos efforts, l’oraison funèbre signale la mort; elle enterre la personne pour n’en laisser qu’une trace et obturer une vie. Que vais-je dire de Thandika ? Quel témoignage qui rende compte de la complexité de sa personnalité ? Il m’a recruté au Codesria pour l’assister à la mise en place du programme de recherches, à la suite du remplacement de ma collègue Zenebaworke Tadese, au département des Publications qui m’avait elle-même sollicité. Je connaissais les publications du Codesria, quelques-uns de ses animateurs, sans familiarité, ni avec eux, ni avec l’institution.

 En effet, j’y arrive quand mon collègue Boubacar Barry quittait le conseil. Les économistes et autres spécialistes d’économie politique et de sciences sociales, mais aussi ses amis les plus proches, Issa Shivji, Peter Anyang Nyong’o, Mahmood Mamdani, Zen Tadese et son compatriote et jeune frère Paul Zeleza, proposent (proposeront) des témoignages qui l’inscrivent (l’inscriront) avec une profusion de détails dans les paysages académiques et humain dans lesquels, sa forte personnalité et ses qualités sont affichées avec une sincérité désarmante. Ils vont certainement interroger sa contribution scientifique et mesurer les résultats de ses efforts incessants à assurer la pérennité et le rendement scientifique de l’institution africaine qui prétendait, dans un monde troublé par les conséquences de la Guerre froide, la crise des états postcoloniaux, les fractures linguistiques et la variété des traditions de production de savoirs et de formation, s’afficher sur la scène universitaire. Certains d’entre eux décrypteront ses questions iconoclastes et ses argumentations alimentées par une documentation considérable, produite par un braconnage qui ratissait l’ensemble du continent.

Deux des questions, sur lesquelles, même s’il n’a pas élaboré précisément là-dessus, informent, me semble-t-il, ses recherches, sont les suivantes : d’une part, le passé et le futur d’un capitalisme porté par une bourgeoisie «africaine» conquérante. Thandika était l’avocat d’une investigation approfondie des manifestations de ce capitalisme «africain», naissant étouffé par le colonialisme (dans les colonies de Gold Coast, du Kenya et en Afrique du Sud et) et les régimes postcoloniaux (Sénégal, Côte d’Ivoire et Ghana). D’autre part, il s’interrogeait sur les engagements panafricain» de deux pays «résolument néocoloniaux», réfractaires à tous les «socialismes», même africain, son pays de naissance, le Malawi et la Côte d’Ivoire. Deux pays qui ont, au moins pendant trois décennies, accueilli les migrants provenant des pays voisins.

Dans le cas de la Côte d’Ivoire, en leur accordant le droit de vote. Son hypothèse qui reste à vérifier par des recherches futures: les économies de plantations, malawienne et ivoirienne étaient de fortes consommatrices de main d’œuvre. A tort ou à raison, j’ai toujours pensé que certaines de ces questions iconoclastes, dont les deux que j’ai retenues, auxquelles on peut ajouter sa participation sur les transitions démocratiques, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, sont la raison de son intérêt pour l’étude des programmes d’ajustement structurel. Une manœuvre qui malgré ses proclamations, explorait, de manière systématique, le deuxième des trois mécanismes qui ont établi «la structure coloniale» (colonizing structure), l’incorporation des économies coloniales dans celles des métropoles impériales. Le premier mécanisme est la conquête territoriale et le dernier, la réformation de l’esprit indigène (Valentin Y. Mudimbe, The Invention of Africa, 1988). Les interventions de Thandika tout en contribuant aux discussions sur «la déconnexion» si chère à Samir Amin, se consacraient plutôt à documenter la connexion et les manœuvres coloniales visant à étouffer les entreprises économiques et démocratiques africaines.

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Les concepts structurants de l’analyse de Samir Amin de la géographie mondiale du centre et de la périphérie et du développement inégal, privilégient en effet la déconstruction systématique de la relation impérialiste. Les interventions de Thandika, sans sortir de cette géographie, prêtaient plus attention aux situations internes dans leur espace local africain et aux logiques économiques, politiques et sociales qui leur sont associées. Elles ne se préoccupaient qu’obliquement de la rupture révolutionnaire, si centrale à la théorie du centre et de la périphérie et du développement inégal; ou d’une troisième voie promue par le mouvement des non-alignés. Je l’ai toujours suspecté, (peut-être à tort), de s’être installé dans un entre-deux théorique et pragmatique, imposé par ses thèmes de recherches (les politiques économiques et leurs conséquences sociales et politiques). Un positionnement qui parfois intriguait ses amis de la gauche africaine et les économistes des institutions de Bretton Woods. N’était-il pas devenu, un tout petit peu, un Suédois ?

Aussi bien dans sa gouvernance du conseil et dans ses conversations, surgissaient les traces de la tradition sociale-démocrate de son pays d’adoption. L’écart qu’il décelait dans les discussions des universitaires africains, en marge des rencontres du Codesria et d’autres institutions et leurs doctes interventions dans les sessions officielles, lui faisait dire que l’intelligence africaine atteignait un point d’incandescence à la marge. Peut-on réconcilier les deux, se demandait-il? Il soulignait, avec des exemples précis, la perspicacité qui sourdait des analyses. Elles sortaient des sentiers battus universitaires, pour explorer, dans un langage ironique et vernaculaire, la vie quotidienne et ses manifestations. Autant l’ethnographie locale sur laquelle elles s’appuient, que les éléments théoriques primaires qu’elles bricolent, affectent aux analyses, une ampleur inégalée, observait-il. Elles rendent compte de manière pertinente des trajectoires heurtées et d’une obscène brutalité de la gouvernance des sociétés africaines.

Des analyses qui s’inscrivent profondément dans le dévoilement des mécanismes internes de la domination. Une quête qui est restée au cœur de sa recherche universitaire. Thandika s’est toujours soucié du temps du monde dans ses manifestations locales. Thandika a été aussi à la manœuvre pour apporter des réponses pratiques et programmatiques aux conséquences des programmes d’ajustement structurel, sur les infrastructures d’enseignement supérieur et de recherche. Pour certains, dont Thandika, le Codesria doit participer directement à la formation de la troisième génération de chercheurs africains en sciences sociales et humaines (Three generations of African Academics: A Note », Transformation 28, 1995), face à la terrible crise qui retournait les universités africaines sur elles-mêmes.

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Pour d’autres, il ne fallait aucunement dévier le conseil, de sa tâche principale : la promotion de la recherche africaine en sciences sociales et humaines. Thandika est parvenu à garder un certain équilibre, en renforçant la présence des institutions universitaires dans les activités du Codesria et en mettant en place un programme de petites bourses pour les étudiants de maitrise et de thèse. C’est probablement le programme dont la réussite est la plus incontestable. Il est parvenu à maintenir une recherche d’une qualité certaine, dans de nombreuses universités africaines et à rendre compétitifs sur la scène éducative internationale, de nombreux étudiants africains. Au registre de la recherche, s’est manifestée chez Thandika, une forte conscience du temps et de la scène du monde, qui sont nécessairement, les espaces d’inscription de la recherche en sciences sociales et humaines en Afrique.

Des interventions qui se déclinent par l’assurance de l’autonomie de cette dernière et sa confrontation scientifique avec la recherche internationale. Le refus d’être une annexe est, par exemple, à l’origine de la mise en place, à la suite de nombreux fora, des instituts sur le genre et sur la gouvernance démocratique. En inscrivant la discussion sur le genre dans les terreaux de l’histoire africaine et de la diaspora et en qualifiant la gouvernance de «démocratique», il ouvrait une voie sur une réflexion indigène plurielle qui interroge puissamment la bibliothèque des sciences sociales et humaines et contribue à sa révision par l’introduction des expériences africaines. Je voudrais aussi parler de l’homme que j’ai côtoyé tous les jours ouvrables pendant six ou sept ans au siège du Codesria, à Fann Résidence et ensuite sur l’Avenue Cheikh Anta Diop. Il signalait une réticence à la bureaucratie qui paradoxalement faisait de lui un parfait bureaucrate. En atteste son aventure réussie dans les arcanes de la bureaucratie onusienne, à la tête de UNRISD (l’Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (1998-2009). Il a mobilisé l’institution sur les questions de politiques sociales (en particulier la protection sociale, l’éducation et la santé) articulées étroitement à la question du développement. Personnellement, au cours de cette période, Thandika s’est investi dans l’examen des figures qui traitent de la situation africaine et des figurations conceptuelles et politiques, universelles ou vernaculaires du développement.

Dans le désordre ahurissant de son bureau, il trouvait des formules d’ordonnancement qui récusait l’ordre bureaucratique. Thandika savait séduire les fondations européennes (scandinaves en particulier) et américaines. Ils savaient comment les prendre, répondre à leurs exigences et maintenir l’autonomie du Conseil. La règle était simple: tout financement devait répondre au programme élaboré par le Codesria. Pas par les donateurs. Contre vents et marées, il est parvenu à maintenir cette règle. Il était persuasif parce que le programme scientifique qu’il soumettait était solide et argumenté; à la fin du parcours le compte-rendu intellectuel et financier ne faisait l’objet d’aucune contestation. Comment de fois ai-je entendu des partenaires du Codesria dire «cette fois-ci ton patron ne va rien obtenir».

Son sourire désarmant, son rire si terrestre, son humeur parfois caustique, toujours léger, jamais agressif, faisaient céder les barrages mis en place Thandika était un pont. Il savait gérer les egos surdimensionnés d’une communauté qui se sentait à l’étroit et marginale à qui le Codesria offrait un espace d’engagement incomparable. Son long exil, tout comme ses activités professionnelles, à Stockholm, à Dakar, à Harare, à Genève et à Londres, lui ont ouvert des horizons multiples et une acuité ethnographique sans commune mesure. La lecture et la fréquentation des lieux populaires combinées à une connaissance parfaite du mbalax sénégalais et de la musique de l’Afrique australe qu’il qualifiait de Raceland par opposition au Graceland de Paul Simon, lui ouvraient une multiplicité de territoires. Son cosmopolitisme était sous contrôle parce qu’il était le produit de transactions variées. Il rendait difficile l’identification d’un chez soi (le Malawi  ?) sur le continent. Je me suis toujours demandé s’il avait acquis son esprit nomade, à cause de ses pérégrinations. Thandika est né au Nyassaland (actuel Malawi), a grandi dans les villes minières des Rhodésies. A la différence de la forte majorité des intellectuels de sa génération, il n’avait pas une origine paysanne. Il était un urbain. Il avait des réflexions hilarantes sur l’impact de cette origine paysanne dominante sur l’agenda intellectuel du Codesria. Je me rappellerai toujours de nos fous rires quand je suis venu lui dire que la couleur verte des publications du Codesria était vraiment «  boring and unattractive».

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Que j’avais demandé à une artiste sénégalaise, Aicha Dionne, de nous proposer une couverture. En lui soumettant le résultat, sa réaction amusée a été de dire : «c’est une couverture aux couleurs du Sahel, l’ocre/marron de la sècheresse, contre les paysages arrosés et verts des savanes arborées et herbacées». En quelque sorte, il signalait comment l’eau et son absence avaient configuré nos imaginations et imaginaires. Thandika est parti du Codesria. Ce fut ensuite mon tour quelques années plus tard. On a poursuivi notre conversation de manière intermittente lors des différentes réunions du Conseil. Nous nous rencontrions deux fois par an lors des réunions du Conseil des Directeurs du Social Science Research Conseil américain. Sa plaisanterie favorite lorsqu’il se présentait à chaque séance était de conclure en disant qu’il fut mon patron. Que la situation a changé à cause de mon rôle de président du Conseil des Directeurs. Ma réplique était toujours la même. Il restera à jamais «my boss». Il m’a fait découvrir le monde de la recherche africaine, internationale anglophone et les relations entre les différentes traditions de recherches universitaires. Je ne me souviens plus où je l’ai rencontré la dernière fois.

Est-ce à Dakar ou à New York ? Il m’a parlé avec retenue et décence de sa maladie. Et comme de coutume, il m’a fait rigoler en me confiant avec dégoût, qu’à la place de son breuvage favori, la bière, il buvait désormais du thé. Cela m’avait fait sourire. Il m’a aussi dit « Aging sucks », marquant la distance avec la sagesse attribuée aux vieillards. Un iconoclasme très urbain.

Mamadou DIOUF

LEITNER FAMILY PROFESSEUR D’ÉTUDES AFRICAINES ET D’HISTOIRE

DIRECTEUR DU DÉPARTEMENT D’ÉTUDES SUR LE MOYEN ORIENT, L’ASIE DU SUD ET L’AFRIQUE. COLUMBIA UNIVERSITY, NEW YORK







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