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Narrations Par Le Bas Et Contre-rÉcits En Temps De Coronavirus

Une cartographie du coronavirus se dessine, même si personne n’est capable de prévoir le dénouement de cette crise comme personne n’avait prévu son irruption. Elle s’accompagne d’une série de narrations en compétition les unes avec les autres. Dès lors, toute narration se lit comme construction d’une visée et d’une certaine vision du monde. De l’Afrique, depuis le début de la pandémie, on en a beaucoup écrit, beaucoup parlé et surtout beaucoup pronostiqué.

Depuis des mois des experts annoncent une déferlante de la pandémie en Afrique, continent du manque d’infrastructures de santé, de la malaria, d’Ébola. Leur sentence est la même : le pire est à venir.  Et aujourd’hui on voit encore des interrogations surgir sur ce qu’il est convenu d’appeler une spécificité africaine. En effet, le coronavirus jusque-là a faussé les calculs. L’Afrique a été touchée tardivement et pour le moment, elle s’en sort mieux. Un mystère ? Une imperfection statistique ? La jeunesse ? Le facteur climatique…  S’interrogent, sous le sceau de l’affirmation, analystes et médias hors du continent.

Au cœur du continent également, des narrations surgissent pour faire le récit du coronavirus. Une appropriation de la parole qui permet à des voix de cohabiter et de raconter ce qui se passe tout en élargissant l’horizon de certaines utopies. L’Afrique nomme sa crise, l’habite et invente ses solutions. Ce nouveau schéma narratif se décline sous différentes formes.

Une narration par le bas

En Afrique, le coronavirus se raconte surtout en dehors des médias classiques. La trame de ce récit est portée par des acteurs peu connus, invisibilisés. Les Africains dans leur diversité s’approprient les plateformes numériques pour parler du coronavirus. Cette polyphonie narrative se veut cash, sans fard, elle épouse les contours de la vie quotidienne. Toutes les langues la permettent. La gestion de la pandémie se jauge en jugeant les pratiques en cours. Les images des dernières innovations africaines pour faciliter la gestion de la pandémie se partagent et s’exhibent comme des trophées. Chaque facilité technologique trouve un public qui fait sa promotion. Le débat autour de la chloroquine sur la toile africaine consacre Didier Raoult comme la figure du héros face à l’industrie pharmaceutique au banc des accusés, notamment au sujet des supposés vaccins covid-19 destinés au continent. Le numérique devient un institut de notation. Tel président suscite le ricanement par les bizarreries de ses recommandations quant à l’usage du mentholatum pour ne pas être infecté par le virus. Tel autre reçoit des applaudissements pour avoir osé proposer une boisson à base de l’artémisia comme remède. Il devient ainsi le chouchou d’une communauté virtuelle à laquelle l’internaute africain peut se sentir appartenir.

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Le système faible médico-sanitaire africain n’est pas épargné. Il n’a jamais été au cœur des stratégies de développement dans la quasi-totalité des pays africains. Les formes narratives cohabitent, s’entremêlent et se nourrissent, parfois, de l’infodémie.

Cette narration par le bas a sa propre identité, elle n’est ni apocalyptique ni naïve. Elle raconte le quotidien déstabilisé par le virus et rend compte d’une lecture des enjeux au niveau du continent. Toutefois ces palabres virtuels tout en fournissant des matériaux permettant à leur tour de comprendre les dynamiques en cours, n’ont pas encore le poids discursif performatif propre à l’engagement politique. Ils restent confinés dans un espace symbolique numérique certes important, mais à relativiser par rapports aux autres espaces de formulation et de prise de la décision publique. L’espace par essence de la puissance du politique.

 Les contre-récits de l’artémisia et de la dette

En annonçant un remède « vita malagasy » (made in Madagascar) avec ses vertus, le président malgache change la perspective narrative du coronavirus. De ce fait, il installe une controverse scientifique qu’il transforme en controverse sociale à thème scientifique. Ainsi, il introduit une rupture, un élément perturbateur, dans l’habitude de valider le savoir. Andry Rajoelina part de ce que Gramsci appelle le sens commun pour attaquer le discours dominant sur le coronavirus. Le sens commun ici est l’ensemble des conceptions les plus importantes par lesquelles certains Africains perçoivent et interprètent leur vie, leur environnement et leur propre corps. Sous ce rapport le Covid-Organics en confirmant les certitudes de ceux qui dénoncent l’industrie pharmaceutique, bouscule la narration dominante axée sur le respect des protocoles scientifiques. De même, il devient un contre-récit dans cette société du battle, du tacle et du spectacle. Il exploite les lenteurs méthodologiques de l’expérimentation de la recherche d’une solution covid-19 ouverte au grand public, loin des laboratoires et des revues spécialisées. Andry Rajoelina popularise l’artémisia en misant sur des possibles vitaux (la médecine traditionnelle) et le pouvoir d’une nouvelle épistémè locale et ouverte sur le monde. Fort de ce nouvel intérêt, le président malgache interpelle ses pairs africains tout en gardant le contact avec le public via les réseaux sociaux. Ses tweets deviennent de micro-récits qui mettent en lumière son pays tout en ralliant ceux qui sont moins conformistes, moins attachés aux idées toutes faites de l’ordre mondial narratif.

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Dans cette même perspective, l’appel à l’annulation de la dette du président Macky Sall s’inscrit dans une logique de rupture narrative. La reprise de son énonciation par le Pape François pendant son homélie avant la bénédiction urbi et orbi de la fête de Pâques et par le président Emmanuel Macron, témoigne de l’appropriation de ce contre-discours. D’ailleurs, le président sénégalais a été désigné pour diriger la task force africaine dans le cadre des négociations pour l’annulation de cette dette. Toutefois, ce contre-discours devrait être l’occasion pour repenser la place de la justice sociale dans les politiques publiques, les priorités de l’accès à l’éducation, à une santé de qualité…Une focalisation externe pour un bien- vivre africain.

Un nouvel intérêt pour l’énonciation publique

Le coronavirus a suscité en Afrique un intérêt pour le débat. Outre les figures habituelles (Souleymane Bachir Diagne, Emmanuel U. Nnadozie, Nadia Yala Kisukidi, Achille Mbembé, Ndongo Samba Sylla, Felwine Sarr, Kako Nubukpo, Aminata Traoré, Boubacar Boris Diop…), les nouvelles énonciations sont produites par des hommes politiques, des ministres en charge de secteurs stratégiques, des artistes, des femmes et des hommes d’affaires… Certains crient les exigences de transformation avec un appel à ne pas se dérober de la réflexion critique sur la place de l’Afrique dans l’après Covid-19 ou à se laisser entrainer par le statu quo. D’autres critiquent les dysfonctionnements conjoncturels et institutionnels des modes de gestion. Dans leur narration revient toujours cette observation : la solution est en nous en exploitant les nouvelles possibilités et en pistant de nouvelles utopies créatrices de sens. Il s’agit de narrations ancrées dans un imaginaire local qui produisent des solutions globales à l’échelle de la pandémie. 

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Le récit du coronavirus observé à partir du continent africain laisse voir une contemporanéité des initiatives malgré les différences dans les formes énonciatives. En outre, l’hégémonie narrative qui a longtemps favorisé un discours infidèle à la réalité tend à changer. L’on retiendra avec Chimamanda Ngozi Adichie que « lorsque nous rejetons l’histoire unique, lorsque nous nous rendons compte qu’il n’y a jamais une histoire unique pour un lieu donné, quel qu’il soit, nous reconquérons une sorte de paradis ».







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