« Il y avait là, par malheur, un petit animalcule au bonnet carré… » ( Voltaire, « Micromégas »)
Pour en revenir à mon cousin Baye Doudou, je disais donc que cette histoire de coronavirus l’avait rendu méconnaissable, comme du reste nombre de personnes sans doute plus fragiles que la moyenne. Il est d’ailleurs de plus en plus fréquent de rencontrer dans les rues de Saint-Louis des quidams qui ressemblent à de véritables zombies ou qui présentent des troubles du comportement caractéristiques voire des signes évidents de folie. Ces gens-là sont certainement stressés par l’ambiance traumatisante et la panique partout répandus par «l’invisible et silencieux tueur » pour reprendre une métaphore très prisée des poètes, ou rimailleurs, c’est selon, du pays de la téranga. Ces doux rêveurs s’imaginent pouvoir combattre le virus avec des vers de mirliton et certains vont même jusqu’à l’apostropher ou lui écrire des, lettres de protestation ! Avouez qu’il y a de quoi mourir de rire, enfin, presque. En tout cas il y aurait peut-être lieu de s’inquiéter de la santé mentale de nombre de nos concitoyens par les temps qui courent … Ce n’est heureusement pas le cas de cousin Baye Doudou qui, loin d’avoir l’esprit dérangé, a au contraire la tête bien sur les épaules. En revanche il a adopté des mœurs et des habitudes que je ne lui ai jamais connues auparavant et qui de ce fait m’ont d’abord parus étranges pour ne pas dire déroutants ! En effet, depuis la fermeture du bar « Le Guétapan », niché au cœur de l’ile de Ndar, à proximité du palais de justice, baye doudou a comme qui dirait, radicalement changé son fusil d’épaule.
Lui qui d’aussi loin que je m’en souvienne a toujours été un des piliers de ce bar malfamé, honni de tous les habitants de l’ile et de la banlieue, a du jour au lendemain décidé de ne plus y mettre les pieds et même de ne plus longer la rue où il se trouve ! baye doudou qui depuis son départ à la retraite de l’enseignement passait le plus clair de son temps au « Guétapan » en compagnie de disciples de bacchus comme lui, eh bien, mon cher cousin a juré de ne plus laisser la moindre goutte d’alcool couler dans son gosier réputé insatiable ! Mieux : non seulement il a jeté l’anathème sur ce breuvage de satan (que certains appellent « l’eau de feu » selon l’expression consacrée des peaux-rouges d’Amérique), ce liquide corrosif qui vous ronge le foie à petit feu et finit par vous faire perdre la raison, mais mon « couse » s’est aussi engagé sur le droit chemin de la religion. « Euskeye !… » ont approuvé en chœur et en claquant des doigts tous ceux d’entre ses parents et amis qui ne lui ont jamais souhaité autre chose que du bien. Cette surprenante et heureuse nouvelle ne pouvait évidemment que les réjouir et eux tous se sont confondus en prières et en bénédictions formulées à l’endroit de l’apostat. « Ndeysaan, baay doudou dafa tuub ! … » Les entendait-on dire avec des trémolos dans la voix. À les voir défiler chez lui, la larme à œil, simulant émotion, l’on aurait pu croire qu’il s’agissait de la célébration d’un Hadj de retour du pèlerinage à la Mecque ! Et certes il y avait de l’exagération dans ces manifestations de sympathie teintées hypocrisie. D’ailleurs il a bien fallu que baye doudou en personne mette un terme à ces épanchements futiles qui commençaient à le déranger et même à sérieusement l’agacer.
Toujours est-il que mon cher cousin a fait le serment de ne boire plus que de l’eau pour le restant de sa vie et de ne plus rater aucune des cinq prières quotidiennes prescrites par la religion. Dans la foulée, il a également cessé de fumer et il n’arrête pas de sucer des bonbons à la menthe pour lui faire passer son envie de tabac.
Bref c’est à une véritable « révolution intérieure » que s’est livré cousin Baye Doudou dont la vie s’est du même coup transformée de fond en comble. De quasi ivrogne et mécréant qu’il était, il est sans transition devenu un pieux croyant qui se consacre entièrement à la dévotion. Mais ce n’est pas tout.
Dans son zèle de nouveau converti, « couse » baye doudou a aussi changé de look de la tête aux pieds. Il s’est laissé pousser la barbe et s’habille maintenant d’une djellaba toute blanche assortie avec des pantalons courts et des babouches de la même couleur.
En outre il a troqué sa casquette à la Joe Cocker qu’il avait coutume de porter avec de vieux costumes élimés du marché aux puces contre un petit bonnet marocain, un « kopati », posé au beau milieu de son crâne dégarni.
Pour compléter cet accoutrement peu ordinaire, il s’est aussi armé d’un long chapelet aux perles nacrées qu’il égrène désormais d’un air inspiré tout en marmonnant à voix basse des prières jaculatoires…
Marianne, son épouse, l’ange de la maison, femme d’un stoïcisme à toute épreuve qui l’a supporté durant trente cinq longues années de vie conjugale anarchique m’a confié que baye doudou ne met pratiquement plus le nez hors de sa chambre, sauf pour aller aux toilettes ou pour faire ses ablutions ou encore pour aller se rafraichir à l’ombre du grand manguier qui pousse au milieu de la cour de leur maison. Marianne a été la première à remarquer le changement inattendu de son mari, mon cousin baye doudou.
Pour elle comme pour Aminata leur fille unique, affectueusement surnommée « Mimi », la « métamorphose » de baye doudou n’est ni plus ni moins qu’un miracle et relève donc avant tout de la volonté divine. Toutes deux en ont été stupéfaites, pour ne pas dire qu’elles sont tombées des nues, en particulier Mimi qui était fâchée avec son père et avait cessé de lui parler depuis belle lurette à cause de son inconduite notoire.
Après avoir lui-même annoncé qu’il avait cessé de boire et qu’il ne fréquentait plus « Le Guétapan », baye doudou s’est réconcilié avec sa femme et sa fille et leur a demandé pardon pour toutes les souffrances et les torts qu’il leur a fait subir pendant si longtemps. Ce jour-là, la mère et la fille ont versé des torrents de larmes et n’ont eu de cesse de remercier le Tout-Puissant qui dans son infinie miséricorde avait eu pitié d’elles avait remis leur mari et père sur le droit chemin. Moi-même je n’ai pas pu m’empêcher d’éprouver une secrète émotion lorsque Marième m’a rapporté cette touchante scène de réconciliation et je me suis dit, nonobstant son côté un chouïa mélodramatique, que c’était quand même une bonne chose dans la mesure où cela avait permis de ressouder la famille de mon cousin. C’est émouvant de les voir à présent s’entendre si bien tous les trois alors qu’il y a quelques semaines à peine, c’est une ambiance de ni paix ni guerre qui régnait dans leur maison.
Désormais je ne me sentirai plus obligé d’intervenir pour calmer les ardeurs belliqueuses de baye doudou et Marianne à qu’il arrivait encore tout récemment de se crêper le chignon avec la dernière férocité. Au cours de ces batailles de chiffonniers, qui m’avaient rien de vraiment épique, où chacun s’ingéniait à balancer à son adversaire les piques les plus assassines, Mimi se rangeait toujours du coté de sa mère. Pour elle il n’était nullement question d’essayer de les réconcilier ou de recoller les morceaux, bien au contraire j’ai comme l’impression que Mimi eût été bien aise si son père et sa mère avaient divorcé. Mais en réalité, ces deux-là s’aiment à la folie et pour rien au monde ils ne se seraient séparés ! Néanmoins cette situation semblait plutôt à l’avantage de baye doudou qui, protégé par une armure d’insouciance et de je-m’enfoutisme assumés, s’en donnait à cœur joie et vivait sa vie comme bon lui semblait. Il disait à qui voulait l’entendre qu’il était un artiste, un dilettante, un « dandy sous les tropiques », pour reprendre ses propres mots, et que pour lui, la liberté seule avait du prix !…
Et pourtant le voilà qui, du jour au lendemain, a fait un spectaculaire revirement à cent quatre-vingt dix degrés !
A suivre…