« …La solitude trouble les cerveaux qu’elle n’illumine pas ». Victor Hugo
Un chef est un être seul dans sa gestion des hommes et de la cité, face aux défis du quotidien et à l’actualité qui lui est imposée bien souvent comme urgence. Le pouvoir s’exerce dans la solitude, loin du bruit et de la fureur du monde extérieur. Face à lui-même, le Chef scrute le bon chemin à emprunter, réfléchit sur le jugement à émettre et mûrit la bonne décision à prendre.
La solitude de celui qui tient le gouvernail n’est jamais aussi profonde qu’au moment des décisions graves, quand vient le temps des récompenses et des sanctions. Il n’a alors que sa seule conscience pour juge.
Devenu la proie des nouvelles passerelles, que l’on appelle les réseaux sociaux, le chef se sent épié, vu et exposé dans cette démocratie hyper médiatisée. Tout se sait, tout se dit et tout est filmé. Son intimité est violée, diffusée en temps réel accroissant son besoin de protection ainsi que de solitude.
Renfermé sur lui-même, le chef revoit avec nostalgie son jour de gloire quand le wagon de l’adhésion à sa personne est bondé, transporté par la houle des partisans de la 25è heure embarquant toujours au portail des vainqueurs. Sa résidence, comme son carnet d’audiences, est pleine à craquer. Politiciens parvenus, stars de la scène, sportifs de haut niveau, nouveaux riches subissent le même vertige d’un pouvoir longtemps espéré ou soudain offert.
Son nouveau détenteur devient une attraction comme le bébé inespéré dans un foyer resté longtemps triste, car sans enfant. On anticipe ses vœux, ses ordres parfois imaginaires s’exécutent. Sa gaîté devient forcément contagieuse.
On suggère au chef ce qu’il doit aimer et bien sûr avec qui frayer du haut de son nouveau standing. La crème de la cohue est là, pense pour lui, trie la bonne graine de l’ivraie à sa place.
L’ivresse du pouvoir, fille de la célébrité, du succès, de l’argent, ajoutée aux manœuvres d’habiles courtisans, annihile ses capacités de discernement. Cet être ne doit pas douter. Tout en lui doit exprimer le contentement.
Le chef est heureux. Son bonheur lui est instillé par une perfusion d’allégresse placée à la manière du remède chez un malade. Nombreux sont les auteurs de cette joie immense, ces inconnus devenus nouveaux amis aux talents et entregent miraculeux.
Destin inscrit dans les étoiles
Les ancêtres qui se sont penchés, telles des fées, sur le berceau du futur chef, les visites nocturnes pleines de risques chez tous les charlatans des contrées les plus lointaines pour matérialiser le grand destin du chef inscrit dans les étoiles avant même sa conception, ce sont eux. Toutefois, la lucidité, qui vient après l’innocence de l’enfance, le rend souvent insensible à la flatterie dont les auteurs, comme on le sait depuis la Fontaine il y a quatre siècles, vivent aux dépens de ceux qui les écoutent.
Ces amis des jours de triomphe avancent masqués avec à l’esprit une seule préoccupation : comment monnayer l’ivresse collective en portefeuilles ministériels ou boursiers, en marchés, influence et argent, ce nouveau Dieu.
Les hommes qui ont concouru à le hisser au sommet attendent un retour d’ascenseur, demandent des faveurs qui jurent en général d’avec les lois et les règlements en vigueur. Le chef est le seul à décider ayant en perspective les prochaines échéances électorales. Il ressent cette solitude unique dans le choix entre le respect de son serment, donc l’intérêt de tous et les sollicitations partisanes.
Le même sentiment l’étreint au moment d’initier les grands changements susceptibles de bouleverser les habitudes acquises et les traditions de la société. Dans son intime conviction, ces actes doivent être posés même s’ils heurtent des mentalités rétives à la nouveauté.
Il vit un autre dilemme lorsqu’il doit exercer son droit de grâce. Au-delà de ce que prévoit la loi, de ce que suggèrent les conseillers, contre surtout une grande partie de l’opinion du moment, il doit trancher. Et choisir entre ce qu’il estime utile pour le grand nombre et sa propre inclination à reculer pour ne pas compromettre son propre avenir. Comment agir alors pour entrer en guerre ou faire la paix avec l’ennemi ?
Attentes des partisans
Le chef sans envergure, parvenu à la haute charge sans être leader, ne connait pas de de tels déchirements. Ayant scellé un pacte avec la durée, son obsession est de rester pour jouir des délices du pouvoir qui lui permettent de violer allègrement la loi, les normes, les procédures pour s’attacher la fidélité de ses partisans
Lorsque vient le temps où il n’est confronté qu’à lui-même dans son intimité absolue, quand le jour se retire, le chef n’a alors que la solitude pour seule compagne. Alors, doit lui venir à l’esprit cette sentence du poète, romancier prolifique et homme politique Victor Hugo : « la solitude est bonne aux grands esprits et mauvaise aux petits. La solitude trouble les cerveaux qu’elle n’illumine pas ».
Quand la cour se clairseme autour du chef, que désertent les visiteurs du soir, que montent les contestations, que les sondages signalent la lassitude du peuple, alors, le wagon des partisans tombe en panne subite et ne circule plus. Son téléphone sonne de moins en moins, sa salle d’attente se vide. Lui seul connait enfin ses désirs auparavant portés par des courtisans soudain introuvables. C’est le signe que l’histoire s’émancipe du pouvoir. Le dilemme pour le chef est d’abandonner l’une pour l’autre. Le pouvoir veut être conservé et exercé alors que l’histoire vous tend les bras en vous imposant le renoncement.
Face à l’éternité, deux temps inconciliables : hier et demain. Et en ses mains, un pouvoir dépouillé qui met en lumière compromissions et lâches ententes.
Dans sa solitude, le chef rumine cet instant consubstantiel à l’exercice du pouvoir. Tiraillé entre conseillers aux visions contradictoires, celles qui forgent sa religion.
Récriminations
Le chef constatera qu’un désert s’est créé autour de lui avec un décret controversé, une décision critiquée, une faveur refusée, une ambition inassouvie, un ordre incompris, un jugement erroné. Alors vient le temps où il sera accusé de n’avoir jamais voulu écouter, d’avoir été perméable au favoritisme, de manquer de leadership et de bon sens. On sera loin de l’homme décrit par des laudateurs comme le messie que la nation entière attendait.
Le chef, hier porté aux nues, devient, sans transition, têtu, obstiné, dictateur, manipulé par un entourage agrippé à ses privilèges, prompt à s’accaparer des prébendes et autres avantages illicites. Les thuriféraires sont les premiers à se tourner vers d’autres horizons qu’ils croient plus verdoyants, vers lesquels ils dirigent sans état d’âme leurs éloges en même temps que leur nouvelle allégeance.
Ils ferment les oreilles aux mots de Charles De Gaulle leur disant dans ses Mémoires : « Dans le tumulte des hommes et des évènements, la solitude était ma tentation. Maintenant, elle est mon amie ». Nos chefs esseulés n’en diront pas moins.
L’écartèlement permanent est le lot quotidien du chef. La solitude triste et sécrète qui demeure la seule lumière des meilleurs cerveaux.