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Au-delÀ Des Interrogations De Mbougar Sarr

J’ai lu le texte que Mbougar Sarr a consacré à la statue de Faidherbe et à ses éventuels prolongements historiques. Je le trouve bien argumenté et courtois. Il faut s’en féliciter. Le débat est possible avec lui.

D’emblée, je peux dire qu’il y a un point sur lequel nous sommes d’accord : la statue de Faidherbe doit être retirée. Il le dit sans ambages : « Je suis pour qu’on la descende de son socle et qu’on la déplace en un lieu où il sera possible d’évoquer cette mémoire douloureuse, et de la penser en toute lucidité. »

L’auteur pose par ailleurs beaucoup de questions. On sent une volonté de savoir, de « creuser », d’aller au-delà du présent. Indécis, il se demande même si ses propres questionnements sont appropriés («…peut-être d’ailleurs mes questionnements n’ont-ils aucune pertinence »). C’est une démarche positive, empreinte d’humilité. Des réponses ont toutefois été données à certaines de ses interpellations. Par exemple, quand il se demande pourquoi durant « toutes ces décennies, cette statue a-t-elle tenu sans qu’on ne soit jamais vraiment intéressé à son sens ? » La réponse est simple : durant la période coloniale, la propagande faidherbienne a été mise en branle. En 1949, le manuel d’histoire de Jaunet et Barry destiné aux écoliers de l’Afrique-Occidentale française, présentait Faidherbe en bienfaiteur. On y lit que « Faidherbe était un homme honnête et droit. Il aimait protéger les faibles et les pauvres, châtier les oppresseurs…Il voulait hâter l’évolution des peuples noirs ». Après l’indépendance, les autorités du Sénégal par la voix du président de la République, nous ont dit que Faidherbe est notre ami : « Si je parle de Faidherbe, écrivait le président Senghor, c’est avec la plus haute estime, jusqu’à l’amitié, parce qu’il a appris à nous connaître… ». En clair : circulez il n’y a rien à voir ! Faidherbe était gentil.

Il y avait pourtant tout à voir. Contrairement à l’attitude du Sénégal, les autorités algériennes, dès l’accession à l’indépendance, avaient décidé de mettre de l’avant la mémoire de la résistance et de déboulonner la statue de Bugeaud, maréchal sanguinaire, parangon de Faidherbe, et de la remplacer par celle d’un de ses adversaires locaux : l’émir Abdel Kader. La statue de Bugeaud à Alger est pourtant plus ancienne (1852) que celle de Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal, inaugurée en 1887.

Cela nous amène donc à poser avec l’auteur la question de la transmission des faits d’histoire. Les historiens professionnels sont conscients que des efforts doivent être menés pour disséminer plus largement le savoir historique. En 2008, répondant aux propos de Nicolas Sarkozy tenus à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, l’historien Élikia M’Bokolo relevait une « double urgence » chez les historiens africains : « Une urgence à réagir, à multiplier les lieux et les formes de réactions, et, surtout, une urgence à prendre l’initiative », car la jeunesse africaine, pensait-il, était avide de savoir. Il est bien vrai que si la production scientifique relative à l’Afrique est appréciable par sa quantité et sa qualité, il n’en demeure pas moins qu’il reste des efforts à faire pour la diffusion auprès du grand public de ces travaux dont M’Bokolo trouvait qu’un trop grand nombre reste dans les rayonnages des centres de recherche spécialisés. Conséquence : la jeunesse africaine ne sait presque rien d’un passé qui a pourtant un impact énorme sur son présent.

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Mbougar Sarr veut surtout, par-delà Faidherbe, qu’on pose « tout de suite » (le « tout de suite » est important pour lui), « le sens et la connaissance de tout symbole dans notre espace public et dans notre histoire. » Malheureusement pour lui, les choses ne fonctionnent pas de cette manière. Le « tout de suite » est problématique. Quand on est une ex-colonie ayant vécu un traumatisme important qui a tout bouleversé, on se doit de procéder avec stratégie quand arrive le moment de panser les blessures et de relater les faits relatifs à la mémoire. N’oublions pas : par la politique du « diviser pour mieux régner », le colonisateur a monté les uns contre les autres et a suscité et amplifié des fractures au sein de la société. L’historien Joel Glassman a par exemple montré comment Faidherbe a initié des manipulations raciologiques et a joué un rôle fondamental dans l’apparition de catégories ethniques figées. Ces cloisons ethniques ont servi plus tard de terreau à des guerres fratricides.

C’est d’ailleurs là que la fonction sociale de l’historien devient cruciale, à fortiori dans un pays colonisé. L’historienne malienne Adam Ba Konaré a bien perçu cet aspect des choses lorsque qu’elle dit, parlant de l’historien, que cet « observateur du temps doit éviter à la fois l’amnésie et le trop-plein de mémoire, dans la mesure où ces pathologies menacent la cohésion sociale ». Toute chose doit être faite en son temps et toute parole a un moment pour être dite. L’historien doit toujours avoir en vue les clivages qui traversent la société : « Dans la restitution des faits révolus, reprend-elle, le dépositaire du savoir – l’historien – doit prendre en compte les débats et les conflits qui agitent la société. L’intelligence du moment idoine pour fournir une information est donc une responsabilité dont il est investi. »

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« L’intelligence du moment idoine » : le mot est lâché. C’est pour cette raison d’ailleurs que le processus de mémoire est sélectif et évolutif. Il est fait d’une série de choix et d’exclusions. Il est constitué d’éléments que nous considérons à un moment donné comme cruciaux et que nous choisissons de mettre en exergue, et d’autres que nous considérons comme secondaires. Chaque pays décide quels personnages historiques il va mettre de l’avant et autour de quels objets et lieux historiques il doit rassembler ses populations. Les statues des soldats et responsables confédérés esclavagistes étaient célébrées dans le Capitole aux États-Unis avant de devenir insupportables pour de nombreux Américains. Ce qui a d’ailleurs poussé la Chambre des représentants à voter pour leur retrait. La mémoire française ne veut pas de portraits du maréchal Pétain sur la place publique. Pourtant ce dernier a été un des grands artisans de la victoire de Verdun en 1918. Dans la même veine, les meilleurs spécialistes de la période de l’Occupation en France, pendant longtemps, ont été des étrangers, parce que la mémoire de Vichy est sensible. On se souvient des travaux marquants de l’Américain Robert Paxton, qui a relevé cette fameuse « équivoque » que Vichy a créée selon lui dans l’opinion publique française et dont toutes les conséquences ne sont pas encore apaisées. Aucun Français n’est à l’aise quand il s’agit d’évoquer ces milliers de lettres anonymes envoyées par des Français aux Allemands pour dénoncer leurs compatriotes.

Donc, si les pays colonisateurs eux-mêmes sont exposés à de lourds enjeux de mémoire, imaginons la lourdeur de la tâche pour des ex-colonisés dont l’histoire a été reniée, la morale bafouée, les structures sociales bouleversées et l’être psychologique tourmenté ! Si les ex-colonisés n’ont pas une claire conscience de cette notion d’« intelligence du moment idoine », ils feront le jeu de l’ex-colonisateur, qui se satisfera d’une déflagration sociale, conséquence d’une guerre des colonisés entre eux. Où sera le mal, disait l’administrateur colonial français Paul Marty en 1917, « quand dans un demi-siècle les islamisés du Sénégal seront partagés en cinq ou six sectes différentes, très divisées entre elles, d’autant plus divisées que chaque secte sera un produit national, et que ces rivalités religieuses viendront se greffer sur des animosités de race ? »

La guerre des colonisés est à éviter pour une ex-colonie qui vit encore les stigmates de la colonisation et qui s’attèle péniblement à construire une véritable nation. Frantz Fanon avait d’ailleurs bien perçu cette possible guerre des colonisés lorsqu’il écrivait que « les blancs s’en vont mais leurs complices sont parmi nous, armés par eux ; la dernière bataille du colonisé contre le colon ce sera souvent celle des colonisés entre eux. » On ne peut pas en effet mettre l’emphase sur des contradictions que nous considérons comme secondaires sans avoir une stratégie claire pour se faire entendre et amorcer le changement voulu. C’est là une approche méthodique et une exigence d’une pensée qui se veut utile et productive. C’est aussi conforme à la sagesse africaine : « Wax fañ ko war a waxe », « Xam lépp wax lépp baaxul », « Su jàmm yendoo cib dëkk, am na ku fa xam dara te waxu ko », « Remuer les paroles anciennes est mauvaise chose », « Toute parole a un moment pour être dite ; toute parole n’est même pas faite pour être dite ».

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La pensée ne s’incruste pas simultanément dans tous les méandres qui s’offrent à elle. Il est important, à certaines étapes, de se focaliser sur une contradiction jugée principale et de reléguer au second plan les contradictions porteuses de divisions. C’est pourquoi, le fait même de s’appesantir sur le choix de noms qui devront remplacer la statue de Faidherbe est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. En se querellant sur des noms, on fait le jeu du « dominant ». Un monument célébrant la mémoire des résistants à la colonisation suffira amplement à la place de la statue de Faidherbe.

Pour finir, j’invite Mbougar Sarr à aller véritablement au-delà de son « au-delà ». Aller au-delà de Faidherbe, ce n’est pas donc susciter une bataille entre colonisés ; c’est pour nous, questionner son héritage véritable dont les conséquences affectent encore négativement la marche de nos nations balbutiantes. Aller au-delà de Faidherbe, c’est poser un regard lucide sur cette Afrique qui traîne comme un boulet les statues et structures coloniales. C’est voir que dans ce Sénégal où il a imposé l’assimilation culturelle, le français, langue officielle, est seulement compris par 20 % à 30 % de la population. Aller au-delà de Faidherbe, c’est aussi s’interroger sur les écueils actuels du Franc CFA-Eco, sur la fièvre du troisième mandat en cours dans le « pré-carré » et sur les réseaux mafieux de la Françafrique dont il a été le grand précurseur.







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