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Job Ben Salomon, Marabout NÉgrier Et Esclave Affranchi (1/6)

A côté de la plupart des grands personnages de l’histoire africaine dont la vie et les exploits sont étudiés dans la présente collection, Job ben Salomon fait pâle figure.

Pourtant le destin de cet obscur citoyen de la Sénégambie ancienne évoque une des périodes les plus décisives de l’évolution non seulement des peuples de cette région mais du continent noir dans son ensemble.

Vie et aventures de Job

Yuba Suleyman Ibrahima Jallo (Diallo), plus connu dans la littérature exotique européenne du XVIIIe siècle sous le nom de Job ben Salomon1, naquit vers 1700 à Jamweli, village du Bundu. Situé dans la région comprise entre les vallées supérieures du Sénégal et de la Gambie, le Bundu était un Etat théocratique musulman fondé vers la fin du XVIIe siècle. Il était dirigé par des Peuls originaires du Fuuta Tooro (moyenne vallée du Sénégal) à la suite de troubles politiques et religieux2.

Issu d’une famille maraboutique, Yuba passa son enfance et sa jeunesse comme tous les jeunes musulmans de son temps3. Il fréquenta d’abord l’école coranique dirigée par son père Suleyman Ibrahima dont il devint l’assistant vers l’âge de quinze ans. Vers la même période Yuba épousa 4 une fille elle aussi issue d’une famille maraboutique du Bambuk et de qui il eut trois garçons : Abdoulaye, Ibrahim et Samba. Quelques années plus tard il épousait une seconde femme musulmane originaire de la province du Damga (Fuuta Tooro), dont il eut une fille nommée Fatima.

Un jour de février 1730, le père de Yuba ayant appris l’arrivée au comptoir de Joar (Gambie) d’un navire de commerce anglais, l’envoya accompagné d’une suite d’esclaves domestiques pour échanger des captifs contre du papier et autres articles de traite. A son arrivée au comptoir, Yuba ne put se mettre d’accord avec les marchands du navire ; il dépêcha un messager au Bundu pour prévenir son père de la décision qu’il avait prise d’aller au bas du fleuve pour échanger sa cargaison à meilleur compte. Il partit en compagnie d’un certain Lamine Ndiaye qui devait lui servir d’interprète en langue mandingue. Yuba et sa suite se rendirent dans la province du Jaara où ils échangèrent leurs esclaves contre des bœufs.

Sur le chemin du retour, ils firent halte dans un campement de pasteurs nomades pour se reposer. Un groupe de brigands les y surprit et, avant même qu’ils n’eussent le temps de prendre leurs armes, ils étaient pris et liés et leur bétail saisi. Les brigands rasèrent la tête de leurs captifs comme il était de coutume de traiter les prisonniers de guerre. Le 27 février 1730, Yuba et Lamine Ndiaye furent transportés à Joar et vendus comme esclaves sur le navire même qu’ils avaient quitté quelques jours plus tôt.

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Yuba offrit au capitaine du navire qui l’avait reconnu de payer une rançon d’esclaves pour se racheter. Un marchand qui se rendait au Bundu était chargé par Yuba d’avertir son père pour qu’il envoyât les esclaves nécessaires à sa rançon. Mais le navire ayant fait son plein de cargaison humaine dès le 1er mars leva l’ancre avec à son bord Yuba et Lamine.

Deux mois après, Yuba arrivait à Annapolis dans le district du Maryland (sud des Etats-Unis actuels). Il était compté au nombre des « marchandises » de M. Vachell Denton, négrier opérant pour le compte de Williams Hunt, grand armateur et négociant anglais de Londres.

Quelques temps après, Yuba était acheté par M. Tolsey, propriétaire d’une plantation de tabac située sur l’île de Kent (Maryland). Mais Yuba se révéla incapable de s’adapter au dur travail des plantations. Très vite, il tomba malade d’épuisement. Son maître fit preuve d’indulgence à son égard en lui confiant la garde du bétail. Yuba, au lieu de s’occuper des troupeaux, passait son temps en prières. De plus, le désir de s’évader s’emparait de lui. Au début de juin 1731, il se trouvait dans une prison du comté de Kent pour délit de vagabondage. En effet, à cette époque, une loi était en vigueur dans les colonies du Sud qui stipulait que tout esclave, fugitif ou non muni de passe, fût mis en prison jusqu’à ce que l’on retrouvât son maître.

Yuba, qui ne parlait pas anglais, était incapable de donner des indications sur l’identité ou la résidence de son maître et aurait passé le reste de ses jours en détention, si un vieil esclave wolof qui servait sur une plantation voisine ne lui eût servi d’interprète auprès du juge. A la fin de l’interrogatoire, le juge Thomas Bluett5 ordonna la restitution de Yuba à son maître M. Tolsey.

La détermination de Yuba à se libérer ne faiblit pas malgré l’échec de cette tentative d’évasion. Son malheur ne fit que renforcer sa foi. Il faisait montre d’une dévotion profonde pour la religion musulmane. Il ne manquait pas une seule de ses prières quotidiennes. Il refusait toute boisson fermentée et ne mangeait d’aucune viande qui ne provînt d’un animal qu’il aurait lui-même égorgé suivant le rite musulman. Sa dévotion religieuse et sa pratique de la langue arabe d’une part, d’autre part son caractère doux et affable joint à la fierté de son allure faisaient impression même sur ses maîtres blancs. Ceux-ci, influencés par la conduite exceptionnelle de cet esclave commencèrent à croire à ses déclarations, selon lesquelles il était d’origine aristocratique et que son père était le « Grand Prêtre » musulman du Bundu, etc.

A sa demande, Yuba fut autorisé à écrire une lettre à son père pour l’informer de ses aventures. La lettre écrite en arabe devait être envoyée aux bons soins du négrier Vachell Denton cité plus haut. Celui-ci la remit au capitaine du navire qui avait transporté Yuba de la Gambie au Maryland. Lors de son esclave (sic) [= escale] à Londres le capitaine montra la lettre de Yuba à la direction de la Royal Africain Company, James Oglethorpe, gentilhomme directeur de cette compagnie de commerce et gros propriétaire de plantations dans la colonie de Georgie dont il était le fondateur, fit traduire la lettre de Yuba par des arabisants de l’Université d’Oxford. Ceux-ci auraient été impressionnés par la qualité littéraire de la lettre et la teneur morale de son contenu : James Oglethorpe ordonna à son représentant au Maryland de racheter Yuba et de le faire transporter à Londres.

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Yuba obtint ainsi sa libération. Il fut confié au juge Thomas Bluett qui devait lui tenir compagnie au cours de la traversée de l’Atlantique et lui apprendre des rudiments de la langue anglaise. Vers la fin avril 1733, Yuba débarquait à Londres. Il fut accueilli par les représentants de la Royal African Company qui le logèrent à African House, le siège social de la Compagnie.

Yuba devint vite une célébrité des salons londoniens. Les gentlemen les plus en vue du monde du commerce, des sciences et des lettres se disputaient sa compagnie. Il animait les conversations par le récit détaillé de ses aventures, la description des coutumes de son pays et les commentaires sur les livres Saints, comme le Coran qu’il savait réciter par cœur et l’Ancien Testament dont les enseignements faisaient partie de sa culture islamique. Bref, Yuba ne résista pas à la tentation de séduire ce public qui voyait en lui la consécration du mythe du bon sauvage si honoré en ce Siècle des Lumières.

Au nombre des hôtes les plus prestigieux de Yuba, il faut citer Sir Hans Sloane (1660-1753), médecin et botaniste célèbre, fondateur du British Museum et médecin personnel du roi George II. Par le biais de ses fréquentations, Yuba reçut l’honneur d’être introduit à la Cour et présenté au roi et à la famille royale. A la fin l’audience Sa Majesté lui offrit une montre en or. D’autres dignitaires imitèrent le geste royal en offrant toutes sortes de cadeaux. Les gentilshommes donnèrent généreusement à une souscription destinée à couvrir la rançon de Yuba, et ses frais de transport jusqu’au Bundu. Son altesse le Duc de Montague, gros propriétaire de plantations dans les îles antillaises de Saint-Vincent et Sainte-Lucie, offrit à l’issue d’un dîner des outils agricoles de la dernière invention. Il lui fit montrer la façon de s’en servir et lui recommanda de les utiliser dès son retour dans son pays natal. Le séjour londonien de Yuba fut couronné par une réception solennelle de la Gentlemen Society of London qui, en sa séance d’avril 1734, l’avait élu en qualité de membre.

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A la fin juillet 1734, Yuba embarqua sur un navire de la Royal African Company qui mettait voile sur la Gambie. Le 8 août 1734, il débarquait à James Fort, principal comptoir anglais en Sénégambie où résidait le gouverneur de la concession. Selon Francis Moore6 qui le rencontra à James Fort, dès son arrivée, Yuba dépêcha un messager au Bundu pour annoncer son retour à sa famille. En attendant, il résidait à James Fort aux frais de la compagnie, conformément aux instructions de la direction de Londres.

Yuba mit cette attente à profit en se livrant à la traite. Il échangeait les articles qu’il avait rapportés d’Angleterre contre des esclaves et des produits du cru qu’il rééchangeait ensuite contre des articles européens. Ainsi l’esclave libéré était-il devenu trafiquant d’esclaves.

Le 14 février 1735 le messager revint du Bundu avec des lettres pour Yuba. Ce dernier apprit alors que son père venait de mourir mais que le vieil homme avant sa mort avait eu le bonheur d’apprendre la libération de son fils. D’autre part, le messager rendit compte à Yuba que l’une de ses femmes s’était remariée mais qu’à l’annonce de son retour elle avait décidé de rompre avec son second mari. Mais la nouvelle qui attrista le plus Yuba fut celle annonçant que depuis son départ le Bundu était en proie à la guerre et à la sécheresse qui avaient décimé les troupeaux. Ces nouvelles décidèrent Yuba à hâter ses préparatifs de départ. Le 9 avril 1735 il embarquait sur une chaloupe de la compagnie qui faisait la liaison entre James Fort et les comptoirs les plus hauts situés sur le fleuve. De là il regagna le Bundu par la route…

A suivre…

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1. Les prénoms Job et Salomon des religions chrétienne et juive correspondent respectivement à Yuba (Ayub) et Suleyman chez les musulmans.

2. Sur les origines du Bundu voir : A Rançon. Le Bondou : Etudes de Géographie et d’Histoire soudaniennes de 1681 à nos jours, Bordeaux, XVIII94.

3. La biographie de Yuba telle que nous la relatons ici est fondée sur le récit qu’il en a fait lui-même à Thomas Bluett : Some  Memoirs of the life of Job, the high priest of Boonda in Africa, Londres. 1734.

4. A cette époque, chez les Peuls, les jeunes se mariaient tôt, seize ans au plus pour les garçons et treize pour les jeunes filles.

5. il s’agit du même Thomas Bluett qui allait devenir le biographe de Yuba, voir p. 10._________________________

(6) Francis Moore, Travels into the inland parts of Africa, Londres, 1738, pp, 202-203 ; 205-209 ; 223-224 ;230-231







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