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Opinions, Idées et Débats des Sénégalais

Job Ben Salomon, Marabout NÉgrier Et Esclave Affranchi (3/6)

Mais vers la fin du X VIIe siècle, la Hollande était en proie à des difficultés politiques intérieures qui donnèrent aux Français et aux Anglais l’occasion d’acquérir graduellement des positions dans le commerce sénégambien et de raffermir ces derniers au détriment de leur rivale.

Au début du XVIIe siècle, le Portugal ne gardait plus que quelques maigres comptoirs dispersés à l’embouchure des « Rivières du Sud ». Les marchands portugais qui étaient établis sur ces comptoirs avaient renoncé à toute expansion commerciale en raison de l’impossibilité pour la métropole en déclin de les soutenir militairement sur le terrain et diplomatiquement en Europe. Au contraire des Portugais, les Français disposaient d’un réseau commercial assez solide dans la région. Dès 1664, ils avaient fondé une compagnie dénommée la « Compagnie du Sénégal » dont le but était d’exercer le monopole du commerce entre le cap Blanc et la rivière de Sierra Leone. La compagnie devait fournir aux îles françaises d’Amérique «2 000 nègres par an pendant huit années et […] à sa Majesté tel nombre qu’il lui plairoit ordonner par le service de ses galères »16. En contrepartie, elle était exemptée de la moitié des droits d’entrée des marchandises qu’elle importerait d’Afrique et d’Amérique. À partir du fort de l’île Saint-Louis (Sénégal), son siège où résidait le gouverneur de la concession, la compagnie rayonnait sur une dizaine de comptoirs dont les plus importants étaient : Arguin et Portendicke sur la côte mauritanienne : l’île de Gorée et Joal sur la « Petite Côte », Albréda sur la Gambie et, vis-à-vis du fort anglais de James Island, les îles Bissagos, enfin le fort Saint-Joseph dans le royaume de Galam (Gajaaga) sur Haut Fleuve (Sénégal).

Toutefois, jusque dans le premier quart du XVIIIe siècle, le monopole français était plus théorique que réel 17.

La Compagnie du Sénégal était en butte à la concurrence des « interlopes », c’est-à-dire des navires de contrebande hollandais, notamment sur la côte mauritanienne. Les incursions des interlopes dans les possessions que s’étaient arrogées les Français furent à l’origine de conflits répétés entre les forces navales des deux pays au large de la côte sénégambienne.

Par le traité dit de la Haye, conclu le 13 janvier 1727, la Hollande renonçait définitivement à toute prétention sur le commerce de la région. La France devenait la première puissance maritime en Sénégambie.

Mais les Anglais étaient résolus à s’opposer par tous les moyens à l’hégémonie française. À l’instar de leurs rivaux, ils avaient confié le commerce exclusif de leurs possessions sénégambiennes à la Royal africain Company[18].

Cette compagnie exerçait un contrôle très sévère sur la Gambie depuis l’embouchure jusqu’aux chutes de Barakunda, point terminus de la navigation. De plus, elle possédait plusieurs points de traite sur les affluents de ce fleuve et menaçait gravement les positions de la Compagnie du Sénégal sur les rivières du Sin et du Salum, ainsi que sur la « petite côte » aux environs de Joal et Portudal. Sur la côte mauritanienne également, les « interlopes » Anglais opéraient à proximité des comptoirs français. La pression anglaise était devenue si forte sur les Français que ces derniers durent évacuer l’archipel des « Bissagos » (Bissau) et négocier l’abandon du comptoir d’Albréda au profit de leurs rivaux (1728). Même sur le Haut

Fleuve Sénégal (Etats du Galam : Bundu et Xasso – khasso) où la Compagnie du Sénégal était la seule à posséder des établissements fortifiés, les Anglais avaient inauguré au XVIIe siècle une politique de pénétration dont nous avons vu les prolongements avec les activités de Yuba Suleyman Jallo. Dès 1689, une mission anglaise conduite par Cornelius Hodges était parvenue au Bundu et au Galam19. Cette mission, comme celles qui lui succédèrent, visait à briser le monopole exercé par les Français et à assurer la jonction entre les comptoirs de la Gambie et les marchés des Etats du Niger dont le Haut Fleuve constituait la plaque tournante.

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Dans le premier quart du XVIIe siècle, nous assistons dans cette partie de la Sénégambie à une véritable guerre commerciale entre la Compagnie du Sénégal et la Royal Africain Company. Chacune de ces compagnies tentait d’attirer vers elle les caravanes de marchands traditionnels. Elles n’hésitaient pas à utiliser le dumping pour tenter de s’éliminer mutuellement. Dans cette lutte, l’Angleterre disposait d’un atout majeur. Le progrès notable accompli par ses manufactures lui permettait de présenter les produits manufacturés à un taux plus avantageux pour les marchands traditionnels. D’où la tendance de ceux- ci à préférer la traite avec les Anglais au détriment des Français, malgré la distance qui séparait la Gambie des marchés de l’intérieur. Les Français essayaient tant bien que mal d’imiter cette stratégie d’expansion des Anglais. Ce qui ne fit qu’accroître les tensions entre les deux puissances.20

Ainsi, partout en Sénégambie, les frictions se multipliaient entre les compagnies commerciales soutenues par leurs gouvernements respectifs qui mettaient à leur disposition des forces navales de protection. Des collisions fréquentes en résultèrent entre les bâtiments de la flotte des deux pays. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la Sénégambie demeura l’un des principaux foyers de crise internationale qui joua un rôle considérable sur le cours des guerres coloniales, voire des conflits continentaux qui opposèrent les grandes puissances maritimes de l’Europe au cours de cette période.

Causes profondes des rivalités Franco-anglaises

L’animosité avec laquelle Français et Anglais se sont combattus en Sénégambie dans la première moitié du XVIIIe siècle était à la mesure de l’importance économique que représentait cette région. Trois « produits » principaux constituaient à cette époque la richesse de la Sénégambie : les esclaves, la gomme et l’or.

Le développement de l’économie de plantations dans les îles et le continent américain à partir du milieu du XVIe siècle eut comme conséquence une demande croissante de main-d’œuvre que la population indienne des Amériques ne pouvait satisfaire. Très vite, les Amérindiens furent décimés par l’esclavage, le travail forcé et les épidémies. Les planteurs se tournèrent vers l’Afrique noire pour assurer la relève.

En tant que région la plus proche d’Europe et d’Amérique, la Sénégambie fut le premier foyer où fut inauguré ce qu’on appelle le commerce triangulaire 21. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, il semble que la majorité des esclaves traités dans cette région provenait des Etats de la bordure côtière. Au début du XVIIIe siècle cependant, la côte fut relayée par les Etats de la boucle du Niger. Deux faits historiquement liés sont à l’origine de cette évolution : d’une part l’invasion marocaine de l’empire Songhay (Gao) à la fin du XVIe siècle avait entraîné une situation d’anarchie qui s’est répandue dans tout le Soudan occidental. En réaction à la fois contre les exactions des troupes d’invasion marocaines et l’oppression de la classe dirigeante de l’empire Songhay, des groupes minoritaires comme les Bambara (ou Banmana) organisaient leur propre défense suivant des principes de démocratie militaire. Ce processus aboutit à la création d’Etats dotés d’une formidable puissance guerrière, comme le royaume de Ségu qui, à partir de la révolution qu’il introduisit dans la tactique militaire, se maintenait et

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renforçait son pouvoir d’Etat sur la base de l’asservissement des populations voisines. Le royaume bambara du Karta évoluera dans le même sens.  

Les guerres de conquête bambara, qui atteignirent leur point culminant dans la première moitié du XVIIIe siècle, jetèrent sur le marché sénégambien un nombre croissant de captifs que les marchands africains acheminaient sur la côte et les comptoirs français du Haut Sénégal (Galam et Bundu) 22. En même temps, plus à l’est de ces royaumes, dans les Etats de la vallée du fleuve Sénégal, les querelles dynastiques qui minaient les monarchies traditionnelles étaient mises à profit par le roi du Maroc pour mettre à exécution ses prétentions sur ces riches terroirs. Ainsi la période 1700-1740 fut-elle marquée par les déprédations fréquentes des « Ormans », terme sous lequel on désignait alors les troupes marocaines. Les « ormans constituaient une bande de guerriers pillards vivant sur le pays et réduisant la population en esclavage. Même les souverains qui faisaient appel à eux contre leurs voisins n’étaient pas épargnés par leurs méfaits23.

De la sorte, nous assistons dans la première moitié du XVIIIe siècle à un accroissement considérable du système de la captivité en Sénégambie. L’apparition de ce phénomène coïncidait avec un essor parallèle de la demande européenne en esclaves. En effet, c’est à cette époque que les Français donnaient une impulsion nouvelle à leur économie de plantation aux Antilles. Les Anglais par un arrangement dit de l’Asiento conclu avec l’Espagne en 1703 (Traité de Methuen), obtenaient le droit exclusif de fournir aux colonies espagnoles d’Amérique le nombre d’esclaves dont elles

avaient besoin. D’où les efforts des Anglais pour accroître leur approvisionnement en ce « produit ». La demande européenne et l’offre sénégambienne se stimulaient mutuellement.

Ainsi la première moitié du XVIIIe siècle fut la période d’apogée de la traite négrière en Sénégambie. Le fait que Yuba Jallo soit originaire du Bundu, principal centre de transit des caravanes d’esclaves, explique l’importance exceptionnelle revêtue par ce personnage aux yeux des Anglais.

La gomme constituait le second produit qui faisait l’objet des rivalités acharnées franco-anglaises. En fait, ce « produit » ne provenait pas de la Sénégambie elle-même. Elle était cueillie dans les forêts des gommiers (différentes variétés d’acacia) qui se trouvent dans le centre de la Mauritanie actuelle24. La gomme servait à divers usages. Elle était utilisée dans la confiserie et la droguerie. Les médecins du XVIIIe siècle lui attribuaient la vertu de guérir nombre de maladies : « humeur séreuse », rhume, dysenteries, hémorragie, etc. Mais c’est surtout en tant que matière première utilisée dans l’apprêt des tissus que la gomme revêtait une importance économique de premier plan. L’introduction de la gomme dans la manufacture textile constituait une mutation technologique aux conséquences très importantes. Elle permettait à la manufacture européenne de fabriquer des produits textiles de qualité supérieure, donc de concurrencer plus facilement les textiles des autres régions du monde, des Indes en particulier. Car avant de détruire par la force la manufacture textile indienne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Anglais avaient commencé à imiter, en les améliorant grâce à la gomme, les modèles de toiles indiennes. C’est sur la base des mutations technologiques intervenues dans le secteur des manufactures textiles et surtout la manufacture du coton d’une part et, d’autres part, l’immense accumulation de capital que l’échange des produits textiles sur le marché mondial a entraînée, que l’Angleterre fut à même d’accomplir dès la première moitié du XVIIIe siècle sa première révolution industrielle.25

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A suivre le 17 novembre prochain…

Texte préalablement paru en 1978 dans la collection « Les Africains » de Jeune Afrique qui a autorisé SenePlus à le republier.

JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (1/6

JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (2/6)

16. J. B. Labat, Nouvelle Relation de l’Afrique occidentale, vol. 1 pp. 20-21

17. La meilleure étude faite sur la Compagnie du Sénégal demeure celle d’A. Ly.  La compagnie du Sénégal. Paris 1958. Encore que l’enquête de cet auteur porte plus précisément sur le dernier quart du XVIIe siècle.

[1] Sur la Royal Africain Company voir k. G. Davies, The royal africain Company. Londres, 1957.

19. Th. G. Stone, « The journey of Cornelius Hodges in Senegambia”, English Historical Review, 39. 1924. Pp. 89-95

20. Sur les rivalités franco-anglaises dans cette région cf. J. M. Gray A history of the Gambia, Londres, 1940. pp. 33-214, et J. Machat Documents sur les établissements français d’Afrique occidentale au XVIIIe siècle, Paris, ­1906, première partie.

21. Le commerce triangulaire peut être décrit comme suit : « Le vaisseau négrier quittait la mère patrie avec une cargaison de produit manufacturés. Sur les côtes d’Afrique, ceux–ci étaient échangés contre des noirs vendus à leur tour aux plantations [d’Amérique] en échange d’une nouvelle cargaison de produits tropicaux destinés à la métropole » E. Williams, Capitalisme et esclavage, Paris, 1968. P. 74.

22. Sur l’histoire des Bambara, voir L. Tauxier Histoire des Bambara, Paris, 1942. Pour une interprétation nouvelle des faits de l’histoire des Bambara, cf. J.F. Ajayi et M. C Rowder, History of West Arica vol. 1, Londres, 1971, pp 452-460.

23. Plusieurs auteurs ont abordé dans leurs travaux, avec plus ou moins de détails, cette question de l’invasion des Ormans qu’on appelle encore Ruma ou Arma. Un article récent d’Oumar Kane analyse l’impact de cette invasion sur les Etats de la moyenne Vallée du Sénégal : « Les Maures et le Futa Toro au XVIIIe siècle », Afrika Zamani, n°2, avril 1974, pp. 81-104.

24. Sur la gomme et le commerce de la gomme, voir G. M. Désiré Vuillemin, Essai sur le gommier et le commerce de la gomme dans les escales du Sénégal, Dakar. Clair-Afrique, 1963.

25. Ainsi, comme Karl Marx l’a montré, le régime colonial joua un rôle de premier plan dans « l’accumulation primitive du capital » : « le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles, dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et surtout de puissants leviers à la concentration des capitaux. Il assurait des débouchés aux manufactures naissantes dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du commerce colonial. De nos jours, la suprématie industrielle implique la suprématie commerciale, mais à l’époque manufacturière proprement dite, c’est la suprématie commerciale qui donnait la suprématie industrielle. De là le rôle prépondérant que joua alors le régime colonial » (souligné par nous). K. Marx, Le Capital, Livre Premier, vol. III, Paris, Editions Sociales, 1969, pp. 195 196. Sur l’impact de la manufacture textile dans la révolution industrielle, voir P. Mantoux. La Révolution industrielle au XIIIe siècle, Paris 1969 (1er Ed. : 1905). E.J. Hobsbawm, Industry and Empire, Londres, 1969, chap. 3.

 

 

 

 







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