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Opinions, Idées et Débats des Sénégalais

Job Ben Salomon, Marabout NÉgrier Et Esclave Affranchi (4/6)

On comprend dès lors l’acharnement des Anglais à vouloir contrôler les sources de la gomme. Or l’hégémonie française en Sénégambie mettait en péril leurs efforts. Grâce à ses comptoirs d’Arguin, de Portendicke et aux escales du fleuve Sénégal, zone exclusive de traite de la gomme, la Compagnie du Sénégal été devenue le principal fournisseur de gomme en Europe. Elle détenait un monopole de fait sur la distribution de ce produit. Vers 1720, la bourgeoisie française, effrayée par les progrès du grand commerce maritime et des manufactures anglaises, lançait une vaste opération de sabotage de l’économie anglaise. Les négociants de Rouen, Bordeaux, Nantes et la Rochelle qui formaient le groupe le plus actif dans le commerce colonial qui avait fait la fortune de leurs villes, imposèrent un embargo sur les fournitures de gomme à l’Angleterre et à la Hollande. En 1718 la Compagnie du Sénégal, avec l’appui du gouvernement royal, fit racheter par ses agents tous les stocks de gomme existant en Europe. Elle les bloqua ensuite pour provoquer artificiellement une pénurie de ce produit devenu indispensable. L’accaparement des stocks par la compagnie du Sénégal permit à cette dernière de rehausser considérablement le prix de la gomme. Jusque vers 1760 les manufactures anglaises souffrirent d’une crise provoquée par les « disettes de gomme » du Sénégal.

Les importations de la Royal Africain Company baissaient graduellement. Cette baisse provoqua même l’effondrement de la compagnie anglaise en 1755.

Les Anglais réagirent très vivement contre l’embargo français. D’une part la Royal Africain Company encourageait dès les années 1730 des tribus Maures à exploiter les forêts d’acacia qui se trouvaient entre le Bundu et le royaume du Jolof dans la zone semi-désertique du Ferlo. La compagnie anglaise espérait ainsi contrôler le nouveau débouché, d’autant que cette zone était plus facile d’accès à partir des comptoirs de la Gambie que ceux du Sénégal. C’est là une autre raison qui explique l’intérêt des Anglais pour les entreprises de Yuba Jallo. Mais la gomme du Ferlo était de qualité médiocre et, de plus, la production de cette zone était largement en dessous des besoins anglais. Les manufacturiers anglais multipliaient leur pression sur la chambre des communes pour qu’elle prît toutes mesures utiles pour préserver les fournitures normales des gommes du Sénégal. Après le traité de Paris, en 1763, qui mettait fin à la guerre coloniale dite de Sept ans (1756-1763), les manufacturiers anglais obtinrent satisfaction avec la cession du Sénégal à Angleterre.26

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En plus des esclaves et de la gomme, l’or occupait une place de choix dans les rivalités des puissances maritimes en Sénégambie. Depuis l’antiquité classique jusqu’à la « découverte » de l’Amérique, l’or du Soudan (Afrique au Sud du Sahara) a joué un rôle majeur dans l’histoire monétaire des civilisations du bassin méditerranéen. Il a contribué de façon décisive à la prospérité de ces civilisations.27 C’est le contrôle des sources du métal jaune qui fut l’un des principaux objectifs des « Grandes découvertes » et qui amena les européens à s’établir sur les côtes d’Afrique.

La découverte des mines d’or et d’argent d’Amérique avait depuis le XVIe siècle entraîné un afflux considérable de métaux précieux en Europe au point de reléguer l’exportation africaine au second rang. Mais cette évolution coïncidait avec un essor sans précédent du commerce international et n’aboutit pas, par conséquent, à étancher la soif de métal précieux qui constituait un handicap à l’expansion de l’économie mercantile de plusieurs pays d’Europe occidentale. Au début du XVIIIe siècle le papier monnaie venait tout juste de faire son apparition. Mais il rencontrait encore la méfiance et l’hostilité aussi bien de certains secteurs du capitalisme commercial que des populations. Ainsi, en France, l’expérience de spéculation financière sur la base du papier monnaie lancée par Law échouait-elle lamentablement en 1723.

En ces temps où l’or exerçait un rôle prépondérant dans les échanges, la Sénégambie, en tant qu’une des sources de ce métal, entrait nécessairement dans les préoccupations stratégiques des grandes puissances coloniales. En Sénégambie les placers aurifères étaient situés dans le triangle formé par le cours supérieur des fleuves Sénégal et Niger et la rivière Falémé. L’or était extrait des alluvions des cours d’eau ou des mines (Bambuk, Buuré). Le Bundu, patrie de Yuba Suleyman Jallo, était précisément situé aux portes de ces placers. Bien qu’au XVIIIe siècle la production d’or de cette zone semble avoir été beaucoup moins importante que celle d’autres régions (Ashanti -Ghana actuel- par exemple), elle n’en constituait pas moins un objet de rivalité entre l’Angleterre et la France. La Compagnie du Sénégal et la Royal africain Company étaient convaincues qu’en prenant en main la direction de l’exploitation des mines elles arriveraient à augmenter sensiblement leur rendement, ou en tous cas à dépasser la production locale qu’elles jugeaient insuffisante. C’est là une autre raison qui avait incité la Compagnie du Sénégal à fonder des comptoirs permanents dans le royaume de Galam (Gajaaga). Quant aux Anglais, dès le début du XVIIe siècle, ils avaient lancé plusieurs tentatives de pénétration dans la zone des mines d’or. La plus importante de ces tentatives fut celle de Richard Jobson en 1620. Ce dernier ne réussit pas à aller au-delà des chutes de Barakunda en Gambie.28 C’est seulement en 1689 qu’une mission anglaise, la mission de Cornelius Hodge, arrivait dans le Haut Sénégal, mais elle revint sans avoir abouti à des résultats concrets.29 Les missions confiées à Yuba Jallo entraient aussi dans le cadre des convoitises anglaises pour l’or de la Sénégambie.

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La question de la traite dans l’histoire de la Sénégambie

L’analyse des problèmes liés à la biographie de Yuba Jallo vient de nous révéler l’importance de la traite européenne dans l’histoire de la Sénégambie dans la première moitié du XVIIIe siècle. Les historiens sont unanimes à reconnaître que la traite a été le phénomène qui a le plus influé sur l’évolution du continent noir. S’appuyant sur des principes moraux, ils condamnent tous l’esclavage. Toutefois dans leurs travaux scientifiques, ils formulent des jugements différents, voire opposés, quant aux conséquences de la traite sur les sociétés africaines. A quelques nuances près, les jugements des auteurs contemporains peuvent être rangés en deux grandes catégories. La première école qui regroupe la majorité voit dans la traite le facteur principal du déclin de l’Afrique et de son retard sur les autres continents. Les historiens de cette école30 avancent très souvent la thèse d’une dépopulation massive de l’Afrique à la suite de l’esclavage atlantique pour étayer leur jugement. Mais leur argumentation repose sur des données quantitatives la plupart du temps incertaines.

La deuxième école, toute récente, est formée par des historiens anglo-saxons dont le plus en vue est P. D. Curtin. Celui-ci, au terme d’une enquête très minutieuse dans les archives en Europe, en Afrique et en Amérique sur le nombre d’esclaves « exportés » par le continent noir durant la traite atlantique, aboutit à la conclusion que les chiffres traditionnellement avancés sont exagérés. Selon lui, l’Afrique n’aurait pas exporté plus de 9,5 millions d’individus pour toute la période, jusqu’à l’abolition de l’esclavage (XVIe – XIXe siècles) : les conditions de la navigation atlantique à cette époque n’auraient pas permis aux européens d’en importer plus vers les Amériques. Par ailleurs, en objection à la thèse de la dépopulation massive du continent, il suggère que l’introduction de plantes nouvelles comme le manioc, le maïs, la banane, etc., en Afrique grâce aux liaisons entre ce continent et l’Amérique à partir des relations de traite, a dû contribuer au bien-être des populations africaines et par conséquent agir dans le sens d’une croissance démographique.31 Enfin, il affirme que l’impact de l’esclavage fut très limité dans le temps sur les sociétés africaines, puisque, dès l’abolition de l’esclavage, les sociétés ont fait preuve d’une adaptation rapide aux nouvelles conditions économiques.

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La plupart des thèses de P.D. Curtin sont reprises et élaborées par J. D. Fage. Ce dernier se fonde sur deux arguments principaux pour réfuter les thèses de la première école.32 Après avoir montré que les régions les plus touchées par l’esclavage (Golfe du Bénin, côte Congo- Angola) sont paradoxalement parmi les régions les plus peuplées de l’Afrique d’aujourd’hui, il conclut que l’esclavage n’a pas eu les effets démographiques négatifs que l’on prétend – se basant sur l’essor consécutif à la traite d’une part et, d’autre part, des Etats puissants comme les royaumes d’Oyo (Nigeria actuel) et du Dahomey dont l’ascension est liée au commerce atlantique, il estime que la traite a exercé dans l’ensemble une influence historiquement positive sur le destin de l’Afrique.33 

A suivre le 24 novembre prochain…

Texte préalablement paru en 1978 dans la collection « Les Africains » de Jeune Afrique qui a autorisé SenePlus à le republier.

JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (1/6

JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (2/6)

JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (3/6)

26. sur cette guerre de la gomme entre Français et Anglais, voir A Delcourt. La France et les établissements français au Sénégal 1713-1763, Mémoire IFAN N°171952, pp. 179-185.

27. Cf. F. Braudel.  La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Ed. 1966. Vol I. 422-32.

28. Richard Jobson, The Golden trade or a discovery of the river Gambia, and the golden trade of the Aethiopians, Londres, 1963.

29. Th. G. Stone « The journey of Cornelius Hodge in Senegambia 1689–1690 ». English Historical Review, 1924. pp. 89-95.

30. Parmi ceux-ci on peut citer J. Suret-Canale, Afrique Noire : Géographie, civilisations, histoire, vol. 1, 1961 ; W. Rodney, A History of the Upper Guinea Coast 1545-1800, Oxford, 1970 ; J. Ki- Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, Paris 1972, pp. 208–225 ; B. Barry, Le royaume du Waalo, Paris 1972.

31. P. D. Curtin, The Atlantic Slave Trade. A census, The University of Wisconsin Press, 1969, p. 268.

32. Ibid., p 270.

33. J.D. Fage, A History of West Africa, Cambridge, 1969, chap. VI







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