Au contraire de l’aristocratie et de la paysannerie, les marchands se trouvent enrichis par la traite. Les sources du XVIIIe siècle nous montrent généralement ces négociants comme des « gens riches, policés et de bon commerce ». A la faveur de l’essor de la traite atlantique, ils ont établi tout le long des routes caravanières, du Niger à l’Atlantique, de gros bourgs commerciaux. Ces bourgs jouent le double rôle de marché et de sanctuaire religieux. Ils sont, la plupart du temps, entourés de villages et de hameaux où une population essentiellement composée de captifs domestiques se livre à la culture et à l’artisanat. En vertu de la puissance économique qu’ils détiennent et du pouvoir surnaturel que leur connaissance du coran et des textes sacrés de l’islam est censé leur conférer, les marchands musulmans font l’objet d’une vénération très grande de la part du peuple. L’insécurité qui règne dans la région à ce moment joue en faveur de l’influence grandissante des communautés musulmanes dans la société sénégambienne. Les musulmans jouissent de l’immunité : en cas de conflits armés, leurs demeures sont inviolables ; si l’un d’entre eux vient à être prisonnier ils paient une rançon pour obtenir sa libération. L’islam leur sert dans la pratique de ciment idéologique pour affirmer leurs intérêts de classe. Tous ceux qui se mettent sous leur protection bénéficient de cette immunité. Ainsi, de proche en proche, réunissent-ils à grossir au détriment de l’aristocratie leur clientèle recrutée parmi les paysans. Des villes musulmanes comme Koki dans le kayor, Setuko sur la Gambie, et Gunjuru et Daramanne sur le Haut Sénégal voient ainsi leur population croître prodigieusement au cours de cette période. Contrairement à la thèse souvent reprise de Spencer Trimingham40, qui voit un recul de l’islam en Afrique de l’Ouest entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la Sénégambie de cette période témoigne de progrès rapides dans la diffusion de cette religion.
Les musulmans avaient acquis tant de puissance qu’ils étaient à même de revendiquer la direction politique de plusieurs Etats de la région :
« Ils étoient assez forts avec leurs voisins, leurs alliez, non seulement pour résister à toute la puissance de l’Etat ; mais encore, parce qu’on étoit assuré dans tout le pays que ceux qui ozeraient leur faire le moindre déplaisir devoient s’attendre à mourir sans rémission dans trois jours »41.
C’est cette politique qui leur permettra de réaliser comme au Bundu vers 1690, et plus tard au Fuuta Toro (1775), une révolution politique qui, comme d’autres tentatives plus ou moins réussies au Kayor, Waalo, etc…, a pris la forme de véritables révoltes bourgeoises. Bien que les mots d’ordre de ses révoltes aient varié selon les époques et les localités, ils n’en ont pas moins revêtu dans l’ensemble un contenu identique, à savoir la condamnation de l’attitude de l’aristocratie traditionnelle, notamment les exactions de cette dernière et sa collusion avec les négriers. C’est cette politique des marabouts qui leur a valu l’alliance des paysans ; alliance qui se renforcera davantage au XIXe siècle avec les guerres de conquête coloniales et dont nous voyons encore les traces si vivaces dans la société sénégambienne d’aujourd’hui. En utilisant Yuba Jallo, musulman fervent, comme instrument de sa politique d’expansion, la Royal African Company optait pour les forces montantes de la société sénégambienne. Cependant, on a vu que ce choix n’avait abouti qu’à de maigres résultats pour la période considérée. En dépit de cet échec relatif des Anglais, la traite dans ensemble n’en a pas moins contribué de façon décisive au déclin des formations sociales sénégambiennes. Bien que la Sénégambie fût, de l’avis général des historiens, une des régions les moins productrice d’esclaves, ses structures économiques, sociales et politiques ont été profondément marquées par la traite.
Contrairement aux assertions de P.D. Curtin42 l’empreinte de ce phénomène est très durable puisque nous en voyons les stigmates encore aujourd’hui dans notre société contemporaine. D’où le grave danger de vouloir analyser l’esclavage par les données quantitatives.
L’évocation de la vie et des mésaventures de Yuba Suleyman Jallo, et surtout l’ambiance sociale qui en constitue la toile de fond apparaît donc digne d’intérêt. Pour le lecteur non averti, l’attitude de collaboration de Yuba avec les négriers pourrait surprendre de prime abord. En présentant une analyse des conflits sociaux qui régnaient en Sénégambie dans la première moitié du XVIIe siècle, on a voulu montrer que le comportement de l’homme était conforme à celui d’un groupe social plus large : l’aristocratie, traditionnelle. Celle-ci constituait la classe dirigeante qui, pour ses propres intérêts, se rangeait du côté des négriers. Ce comportement était la traduction sur le plan politique et social de la dépendance de l’économie sénégambienne vis-à-vis du marché occidental en cette phrase de capitalisme mercantile, qui contribuait à dissoudre par la violence les rapports sociaux traditionnels, conformément au modèle général des relations entre le capitalisme et les formations sociales précapitalistes :
«… Pour les dépouiller de leurs moyens de production, leur prendre les forces de travail et les transformer en clients de ses marchandises, il [le capitalisme] travaille avec acharnement à les détruire en tant que structures sociales autonomes. Cette méthode est du point de vue du capital la plus rationnelle, parce qu’elle est fois la plus rapide et la plus profitable. »43
40. S Trimingham. A History of Islam in West Africa. Londres, Oxford University Presse, ed. 1970, pp 141 – 154.
41. J.B. Labat. Op. cit. vol.2.p. 335
42. P. D. Curtin est d’ailleurs conscient de la faiblesse de sa thèse sur ce point, puisqu’en conclusion de son ouvrage The Atlantic slave trade, 1969.p.273, il écrit : « even if the dimensions of the slave outlined here were as accurate as limited sources will ever aloow and they are not, still other dimensons of far greater significance for African and atlantic history remain to the explored. »
43. R. Luxembourg. L’accumulation du capital, Paris, Maspero, 1969. Vol 2 p 43.
Texte préalablement paru en 1978 dans la collection « Les Africains » de Jeune Afrique qui a autorisé SenePlus à le republier.
JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (1/6
JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (2/6)
JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (3/6)
JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (4/6)
JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (5/6)