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GÉnÉration CÉsaire

L’École nationale d’administration française a une vieille tradition, qui est d’organiser un séminaire d’intégration pour les nouveaux élèves de chaque promotion. Celui-ci se déroule dans la station de ski de Ventron, dans le massif des Vosges. Durant quelques jours, entre pratique de sport et autres activités festives, les impétrants apprennent à faire connaissance. Le clou de ce séjour est le choix du nom de la promotion. Durant toute une nuit, des centaines de noms sont proposés, et à la fin un seul est retenu à l’issue de débats houleux, de discours enflammés et d’un vote pour départager les élèves. Ma promotion avait choisi le nom de Marie Curie, au terme de joutes oratoires épiques qui ont commencé à 22h pour s’achever à 6h le lendemain.

Cette année, les énarques ont choisi Aimé Césaire comme nom de leur promotion. Selon le communiqué de l’école, «en choisissant Aimé Césaire, les élèves souhaitent se placer sous le patronage de ce combattant infatigable de l’égalité, défenseur des invisibles et des sans-voix. Homme de lettres, il s’est battu avec les ‘’armes miraculeuses’’ des mots, et une croyance indéfectible dans les pouvoirs de la parole politique et poétique».

Pour rappel, Emmanuel Macron, lui-même ancien élève de l’Ena, est issu de la promotion Léopold Sédar Senghor. Nous assistons à un clin d’œil de l’histoire. Sous la présidence Macron et après sa décision de fermer l’école, les élèves actuellement en formation s’honorent de la figure de Aimé Césaire, compagnon de Senghor.

Il s’agit aussi d’un choix important en ces temps incertains, où partout la parole raciste, xénophobe et identitaire prend de l’ampleur, où l’autre est déshumanisé et réduit à sa couleur de peau ou à sa foi, où les frontières sont des mouroirs, symboles d’une humanité amputée de la raison, du cœur et de ce que Orwell appelait la «common decency».

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Les élites actuellement en formation à l’Ena, malgré les procès d’intention, les raccourcis et les approximations sur le supposé conservatisme de l’école, lancent un message clair qu’il faut savoir décoder. Ils ont choisi Aimé Césaire alors que la France, dans une Europe qui se soumet aux sirènes du nationalisme, surfe sur un climat d’intolérance et d’indexation de l’autre, qui rappelle les tristes années 30. Ils ont choisi Aimé Césaire alors que Eric Zemmour parade quotidiennement à la télé, que les digues politiques entre les partis républicains et l’extrême-droite ont sauté, que Marine Le Pen marche vers l’Elysée, que le racisme, la xénophobie et l’islamophobie sont de plus en plus décomplexés dans le pays. Ce choix des futures élites politiques et économiques rappelle qu’il y a encore un espoir sur la capacité, par le haut, de structurer une réponse à l’intolérance, à la bêtise humaine.

Nos jeunes camarades mesurent la personnalité de Césaire. Ils connaissent l’immensité de ses combats pour la dignité des hommes, notamment les Noirs et toutes les victimes de l’oppression. Militant communiste, poète humaniste, artisan de la Négritude, Césaire peut inspirer un réarmement moral européen, cette Europe dont il disait qu’elle était, par rapport à la colonisation, «moralement, spirituellement indéfendable».

Macron a décidé de faire disparaître l’Ena. Décision aussi curieuse qu’impertinente qui répond davantage à des considérations populistes que rationnelles ; d’où le caractère encore plus historique du choix des élèves qui rendent cet hommage à la figure universelle qu’est Césaire. Le rôle des élites est de se saisir des tumultes de leur époque pour proposer une poétique de l’humanité, qui sacralise, comme le faisait Césaire, l’éthique de l’engagement aux côtés des plus précaires. Cette «Génération Césaire» devra repenser à cette phrase de Césaire, dont elle se réclame de l’héritage : «Je suis de la race de ceux qu’on opprime.»

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Demain en responsabilité, pour bâtir un monde plus juste, les élèves de la promotion Césaire ne doivent pas non plus oublier ces mots du poète martiniquais dans le Discours sur le colonialisme : «Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.»







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