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Éthiopie, L’impasse D’un État Peu National

D’une superficie de 1,104 millions de km2, peuplé de plus de 110 millions d’habitants, ce qui en fait le second pays le plus peuplé du continent africain, limitrophe de plusieurs pays de l’Afrique de l’Est (Kenya, Soudan, Sud-Soudan, Somalie, Érythrée et Djibouti), l’Éthiopie abrite le Nil Bleu, principale source du Nil, fleuve vital pour l’Égypte et utile pour le Soudan. Elle est située aux abords de la Mer Rouge, l’une des lignes maritimes les plus fréquentées au monde. Elle est proche du Golfe d’Aden, de l’Océan indien et du Golfe arabo-persique, autant d’étendues et de voies maritimes majeures. C’est dire l’importance de ce pays pour l’Afrique de l’Est, l’ensemble du continent africain et le reste du monde.

Pourtant, l’Éthiopie se trouve confrontée à de sanglantes et récurrentes crises politiques dont celle actuelle. Ces graves troubles sont autant de signes d’une impasse : celle de la logique de domination qui préside à l’État éthiopien depuis ses débuts.

Cette situation lourde d’effets pour le pays, menaçant jusqu’à son existence, ne peut plus être ignorée ou approchée du bout des lèvres, si l’on souhaite qu’elle cesse. Sortir de l’impasse implique, de la part des Éthiopiens mais aussi de leurs partenaires extérieurs, un examen lucide de la réalité pour en tirer des leçons pertinentes.

Ces lignes pointent l’impasse de l’État central éthiopien, ainsi que les plus récentes des nombreuses crises liées à elle et quelques leçons que la situation suggère.

Un État fondé et figé sur une logique de suprématie ethnique

En Éthiopie, comme sous d’autres cieux, l’État central[1] n’est pas né de la volonté de tous les Ethiopiens. Il a été imposé par une partie des Ethiopiens, principalement ceux que l’on a coutume d’appeler les Abyssins (Habasha en arabe). Lesquels sont les Amharas et Tigréens, deux ethnies qui ont alterné au pouvoir depuis les débuts de l’État central dans ce pays. Fait significatif, l’Éthiopie a longtemps été connue sous le nom d’Abyssinie.

Plus avant, les Abyssins ont bâti l’État central sur la suprématie de leur religion (christianisme orthodoxe) et de leur langue (tigréen ou amhara). Depuis la domination amhara, particulièrement depuis l’empereur Ménélik II, considéré comme le principal artisan de l’État éthiopien contemporain, cette langue est l’amhara. Elle est issue de la famille des langues sémitiques du groupe chamito-sémitique.

Certes, la construction suprématiste de l’État éthiopien peut rappeler d’autres contextes sociopolitiques. En Europe, elle peut, par exemple, rappeler les origines de l’État en Espagne. Ici, c’est ‘’l’alliance des Royaumes de Castille et d’Aragon’’ qui ‘’marque le début de la construction de l’État espagnol, basé sur la suprématie d’une langue (le castillan), d’une conception religieuse (le christianisme catholique romain) et d’une appartenance au monde « occidental »’’ (Marin Gonzales, 2005)[2]. Mais l’Espagne n’en est pas restée là, comme en témoignent la redistribution par décentralisation du pouvoir d’État et le sentiment d’appartenance nationale qui s’y donne à voir. Même si le particularisme catalan y reste vivace.

En Éthiopie, c’est par des conquêtes militaires de territoires et de peuples, menées de 1879 à 1900 avec des armes européennes, que l’empereur Ménélik II ou Negusse Negest (Roi des Rois) a imposé son pouvoir et donné au pays son actuelle carte humaine[3] et géographique. Il aurait probablement poussé ses frontières plus loin s’il ne s’était pas heurté aux visées coloniales européennes sur la région. Les Britanniques s’intéressaient au Soudan, au Kenya et au Nord-ouest de la future Somalie, les Italiens à l’Érythrée comme au Nord-est et au Sud somaliens, les Français à Djibouti.

Son successeur, l’empereur Hailé Sélassié 1er, lui aussi Amhara, a continué la construction étatique sur les mêmes bases suprématistes. Il a renforcé la domination des Amharas et de leur langue sur l’État. De même, en 1962, il a poussé les frontières impériales vers la Mer Rouge en annexant l’Érythrée par l’abrogation unilatérale de la fédération éthio-érythréenne en place depuis 1952. Plus tôt, il a interdit les partis politiques érythréens en 1954 et imposé la langue amhara à la population locale en 1955.

En 1974, face à un Hailé Sélassié vieillissant dont l’image est mise à mal par l’ampleur de la famine de 1973-74, et sur fond de rancœurs accumulées chez la majorité dominée, s’est développée une dynamique révolutionnaire progressiste. Mais un groupe de militaires emmenés par le colonel Mengistu Hailé Mariam a récupéré la révolution. Son DERG (Comité national militaire en langue amhara), a destitué le monarque en septembre 1974 et pris le pouvoir. Un an plus tard, en août 1975, la mort en détention de l’empereur déchu était annoncée.

En dépit de la rhétorique marxiste-léniniste et antiféodale du DERG[4], et quoique le colonel Mengistu Hailé Mariam soit un Non-amhara issu de l’ethnie wolayta (sud du pays), les Amharas ont continué de dominer l’État éthiopien.

Ce contrôle continu de l’État par une ethnie a induit une contestation, à base également ethnique, chez d’autres Ethiopiens. 

À hégémonie ethnique, réactions ethniques

Les frustrations et rancœurs des Non-Amharas se sont souvent traduites par des réactions ethniques de résistance armée. Ainsi, en 1975, est né le Front populaire de libération du Tigré (TPLF en anglais) à partir de l’Organisation nationale du Tigré (ONT), une structure politique fondée en 1970. Un front oromo a aussi vu le jour en ces années 1970 sous la dénomination de Front de libération de l’Oromia (Oromo Liberation Front, OLF en anglais). Le Front de libération des Somalis de l’ouest (WSLF en anglais), actif depuis les années 1960, est également monté en puissance. Ce, en plus de la lutte indépendantiste érythréenne menée par le Front de libération de l’Érythrée (FLE) depuis les années 1960 et poursuivie par le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) à partir des années 1970.

Le TPLF a rejoint au maquis le FPLE. Ensemble, les deux mouvements armés, dirigés respectivement par Meles Zenawi et Issayas Afeworki, ont défait l’armée régulière éthiopienne en mai 1991 et renversé le régime du colonel Mengistu Hailé Mariam[5]. Le TPLF a pris le pouvoir à Addis-Abeba à la tête d’une coalition dénommée Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF en anglais). Une coalition comprenant le TPLF et trois autres organisations à base ethnique : Organisation démocratique du peuple Oromo (ODPO), Mouvement démocratique national Amhara (MDNA) et Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie (MDPSE). Le FPLE, lui, a pris le contrôle de l’Érythrée qu’il a conduite à l’indépendance en 1993. L’OLF s’est allié à l’EPRDF de 1991 à 1992 puis a repris sa lutte armée contre le pouvoir central.

Afin de déconstruire la domination amhara, le TPLF a instauré un fédéralisme multi-ethnique. Neuf régions fédérées à base ethnique ont été ainsi créées : Tigré, Amhara, Oromo, Somali, Peuples-Nations-Nationalités du Sud, Afar, Gambela, Benishangul-Gumuz et Harrar. Addis-Abeba, la capitale, et la ville de Dire-Dawa, en pays somali, ont été déclarées cités autonomes. Mais ce fédéralisme s’est largement révélé de façade car les Tigréens ont dominé à leur tour l’État et le pays. Cette domination s’est poursuive après le décès en août 2012 du Premier ministre Meles Zenawi, homme fort de l’Éthiopie depuis 1991. A son poste, le TPLF a simplement placé un Premier ministre non-tigréen de façade, Hailé Mariam Dessalegn. Ce Wolayta comme le colonel Mengistu Hailé Mariam, était issu du parti MDPSE, membre de l’EPRDF.

Sous le régime TPLF, l’élite tigréenne a accaparé le pouvoir et mis en place ce qu’elle a appelé un État développemental. Elle a capté, notamment à travers de grands projets d’infrastructures, principalement financés par la Chine, les ressources du pays. Elle a favorisé son ethnie et sa région. Régulièrement, le régime était accusé d’injustices, de répression abusive et de violations des droits humains.  

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Les mêmes facteurs produisant les mêmes effets, la domination tigréenne a rencontré la contestation, surtout à partir de 2015. Cette fois dans la rue. Une frange importante de la jeunesse oromo, les Oromos étant l’ethnie la plus nombreuse du pays, a été le principal artisan de la contestation. Animés en partie depuis l’extérieur, notamment par l’activiste Jawar Mohammed, exilé aux États-Unis d’Amérique, et son Oromia media network (OMN), ces jeunes ont pris le nom de Qeerroo. Leur soulèvement, rallié par d’autres communautés, a entraîné la chute du pouvoir TPLF en 2018.  D’où l’avènement d’un Premier ministre oromo, Abiy Ahmed Ali.

Un Premier ministre Prix Nobel rattrapé par les contradictions de son pays

Le Premier ministre Hailé Mariam Dessalegn a démissionné le 15 février 2018. L’EPRDF l’a alors remplacé par Abiy Ahmed Ali[6], un quadragénaire de père oromo et de mère amhara. Le soutien des Oromos et des Amharas a été déterminant pour sa désignation.

Rapidement, Abiy Ahmed a multiplié les gestes pour apaiser une rue et une opposition plutôt dubitatives sur ses intentions et sa marge de manœuvre. Il a libéré les détenus d’opinion, rétabli Internet et la liberté d’expression, amnistié les exilés politiques et autres mouvements armés d’opposition. Il a aussi restauré la paix avec l’Érythrée voisine, une paix devenue introuvable depuis la guerre meurtrière ayant opposé les deux pays de 1998 à 2000. Il a encore mis fin aux ingérences d’Addis-Abeba en Somalie. Ses mesures d’apaisement et son discours d’ouverture démocratique ont soulagé la majorité des Éthiopiens et séduit les tenants du pluralisme politique dans le monde. D’où son Prix Nobel de la Paix 2019.

Mais Abiy Ahmed a été vite rattrapé par les contradictions de son pays. Il s’est retrouvé entre les tenants plus ou moins discrets d’un État central fort aux mains des Amharas, le pro-fédéralisme des Oromos et autres Ethiopiens non-amharas et un TPLF criant à la chasse aux sorcières. Des différends frontaliers inter-ethniques, suscités ou ravivés par le découpage régional qu’avait opéré le régime TPLF, et des inimitiés jusque-là plus ou moins contenues, ont également entraîné de sanglantes violences entre plusieurs régions et communautés.

Pour rassurer les uns et les autres, le Premier ministre a donné à voir un exercice d’équilibriste qui n’a pas produit les effets escomptés. Il a transformé l’EPRDF en parti politique sous l’appellation de Parti de la prospérité (PP). Mais cela n’a pas rassuré les tenants du fédéralisme qui y ont vu une étape vers la restauration du système à parti unique et de l’État central amhara. A l’inverse, il a reconnu deux nouvelles régions fédérées, portant à 11 le nombre des États régionaux : la région Sidama en juin 2020 et, en novembre 2021, la région du Sud-ouest de l’Éthiopie. Non plus, cette concession ne pouvait plaire aux adversaires du fédéralisme ethnique. Au plan démocratique, certains réflexes répressifs n’ont pas disparu et l’organisation des élections générales initialement prévues pour août 2020 lui a attiré des critiques.

Cette posture politique a aliéné au Premier ministre une frange influente du leadership et de la communauté oromos. Elle l’a jugé pro-amhara. Parmi les figures de cette frange, son ami politique Lemma Megersa et l’influent Jawar Mohammed, rentré de son exil américain. Coïncidence ou pas, le 30 juin 2020, ont été arrêtés Jawar Mohammed, devenu l’un des principaux dirigeants du parti d’opposition Congrès fédéraliste oromo (OFC en anglais), et une autre figure de l’OFC, Bekele Gerba. Ils ont été arrêtés le même jour que le leader amhara Eskinder Nega, fondateur du parti d’opposition Balderas. Ces arrestations et d’autres se sont produites au lendemain de l’assassinat par balles, le 29 juin 2020 donc, à Addis-Abeba, d’un chanteur oromo engagé, Hachalu Hundessa. Lemma Megersa, lui, s’est vu limogé en août 2020 du poste de ministre de la Défense qu’il occupait depuis avril 2019. 

En ce même été 2020, jugeant probablement que le Premier n’est plus en état de grâce, le TPLF a radicalisé son opposition à sa politique. En juin 2020, il a rejeté le report d’une année des élections générales, décidé par Abiy Ahmed au motif de la pandémie Covid-19. Il a aussi rejeté la prolongation concomitante d’un an, par le Parlement fédéral, du mandat du Premier ministre. Puis, le 9 septembre 2020, les dirigeants tigréens ont organisé, dans leur région, les élections locales et législatives prévues, défiant ainsi le pouvoir central. Leur parti a très largement gagné les deux scrutins. Ce succès électoral a dopé le TPLF dans son bras de fer avec le gouvernement fédéral d’Abiy Ahmed Ali. Jusqu’à ce que guerre civile s’ensuive.

Une impasse étatique qui se rappelle par une nouvelle guerre civile

L’actuelle guerre civile entre le TPLF et le gouvernement central éthiopien a éclaté le 4 novembre 2020 au Tigré[7], au Nord du pays. En quelques semaines, le TPLF a été défait et sa région conquise par les troupes fédérales éthiopiennes, appuyées par la police spéciale de la région amhara et des milices issues de cette même ethnie. Des unités de l’armée érythréenne ont également participé au conflit contre le TPLF au motif que cette organisation menaçait l’intégrité territoriale de leur pays. Des tirs de missiles du TPLF contre le territoire érythréen, y compris la capitale Asmara, ont notamment été mis en avant. Le TPLF, lui, a dénoncé une invasion érythréenne.

Huit mois plus tard, à partir de fin juin 2021, le rapport de forces militaire s’est renversé. Profitant d’un mouvement de retrait de leur part, ordonné par le Prix Nobel de la Paix 2019 Abiy Ahmed, soumis entre autres à la pression internationale, le TPLF a massivement attaqué les soldats fédéraux. Il leur a infligé de lourdes pertes et fait des milliers de prisonniers. Il a poursuivi son avantage militaire jusqu’à 200 km de la capitale fédérale, Addis-Abeba. Il a même fait jonction avec l’Armée oromo de libération (OLA en anglais). L’OLA est un mouvement armé d’opposition qui recrute dans l’ethnie oromo mais il est moins puissant que le TPLF auquel il s’est allié en août 2021. Aux yeux du gouvernement fédéral, c’est un soutien actif de l’Occident, notamment américain, qui aurait permis au TPLF de se relever et d’avancer. Il s’agirait, selon lui, d’un soutien direct mais aussi indirect à travers le Soudan et l’Égypte, en tensions avec Addis-Abeba sur le remplissage du Grand Barrage éthiopien.

Pour autant, les Tigréens et leurs alliés oromo n’ont pas pu prendre Addis-Abeba et le pouvoir. Les forces gouvernementales ont résisté, usant beaucoup de leur supériorité aérienne[8]. Puis, elles sont passées à la contre-offensive grâce notamment à des drones de combat livrés à l’aviation éthiopienne par des puissances non-occidentales. Lesquelles seraient la Turquie, la Russie, la Chine et l’Iran. En tout cas, le Premier ministre Abiy Ahmed a signé des accords comportant un volet militaire avec les Russes et les Turcs, tandis que la Chine, investisseur majeur en Éthiopie, se sentirait menacée par un éventuel retour, sous bénédiction occidentale, du TPLF au pouvoir. Les soldats fédéraux ont ainsi repris les positions perdues en régions amhara et afare, mais ils ont reçu pour ordre de ne pas pousser leur avantage jusqu’à la reprise du Tigré. Si la situation militaire a peu bougé depuis lors, les armes ne se sont pas encore tout à fait tues.

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Reste que ces victoires et contre-victoires militaires n’apportent pas de solution au problème politique éthiopien. Le fait même que des positions soient prises par un camp, reprises par l’autre, mais restent toujours menacées, rappelle l’inanité de l’option militaire. Rappel ? Dans la longue histoire étatique éthiopienne, l’on ne compte plus les affrontements militaro-politiques gagnés par l’un ou l’autre belligérant sans que cela ne produise une solution au problème de fond. L’on ne compte plus le nombre de fois où un camp militairement vaincu a fini par se relever contre le vainqueur. L’on ne compte plus les cris de victoires qui ont fusé vers le ciel, tôt ou tard suivis de cris de victoires adverses. Dit autrement, une nouvelle guerre civile n’est pas le chemin d’une paix durable des cœurs et des esprits en Éthiopie. Bien au contraire, la destruction par le conflit de ce qui a été construit ou reconstruit au Tigré durant les 27 ans de pouvoir TPLF, les dommages considérables infligés par ce dernier aux régions amhara et afare, les milliers de morts et de blessés, les millions de civils déplacés et les centaines de milliers en danger de famine, bref ces terribles conséquences aggravent le ressentiment et la haine de part et d’autre.

On le voit, vouloir une solution militaire à un problème éminemment politique, mène à une désastreuse impasse dont l’actuelle guerre civile n’est qu’une nouvelle illustration. Pourtant, cette longue et lourde impasse n’est pas une fatalité : le pays peut en sortir si les leçons qu’elle donne à tirer sont retenues.

Leçons de l’impasse politique

Tirer des leçons de l’impasse étatique éthiopienne revient, pour les Éthiopiens, à l’interroger afin de trouver des réponses pertinentes aux violences politiques récurrentes. L’impasse interpelle aussi les partenaires extérieurs du pays.

Ce que l’impasse enseigne aux Éthiopiens

À la lumière de l’histoire étatique au long cours de leur pays, brièvement évoquée plus haut pour la période contemporaine qui a débuté avec le règne de Ménélik II, il est une évidence qui s’impose aux Ethiopiens. C’est l’impasse de l’État central tel qu’il a été conçu sur les hauts plateaux abyssins et imposé au reste de ce qui est devenu l’Éthiopie. La construction étatique sur une base de domination ethno-religieuse, a largement montré ses limites, pour ne pas dire son échec. Au lieu d’un sentiment d’appartenance à un ensemble supra-communautaire par et pour tous, cet État a produit et entretenu chez les Ethiopiens non-abyssins un profond sentiment de domination et d’injustice. Il n’a même pas réussi pas à fédérer les Abyssins car Tigréens et Amharas ont agi entre eux selon la même logique de dominants à dominés. Les Amharas n’ont pas partagé le pouvoir central avec les Tigréens. Les Tigréens n’ont pas mieux agi à leur égard de 1991 à 2018, pour ne citer que cette période.

C’est que, pour s’installer à demeure, la violence fondatrice de l’État autour d’une ethnie et de sa religion, une violence aux facettes multiples à l’encontre des autres, s’est nourrie d’un sentiment dont le vainqueur s’est laissé pénétrer : celui que sa victoire du moment sur les autres valide à jamais une supériorité sienne. Son complexe de supériorité apparaît à ce point ancré que l’on peut faire l’hypothèse qu’il s’est profondément convaincu qu’il ne peut y avoir d’État éthiopien que dominé par lui. Bien des Amharas donnent à voir le sentiment qu’ils incarnent, par leur amharité même, l’État éthiopien, ce qui ferait de leur groupe ethnique le maître et le ciment naturels du pays. L’élite politique tigréenne, séparatiste durant sa période de maquis des années 1970-1980, précisément par rejet de la domination amhara, a, une fois au pouvoir à Addis-Abeba, revêtu ce costume de maître-ciment naturel du pays. Ce, malgré le fédéralisme politique qu’elle a octroyé sur le papier. Comme si les Tigréens se sont toujours vécus comme les véritables maîtres naturels d’une Éthiopie à reprendre aux mains des Amharas.  

Dès lors, la première leçon à tirer de cette impasse politique autour de l’État éthiopien est l’urgence pour les Amharas et Tigréens de se défaire de leur mentalité dominatrice. L’échec logique de la logique suprématiste ethnique leur fait obligation d’accepter l’évidence que l’Éthiopie est pour tous les Ethiopiens et que l’État éthiopien prévaut entre tous. Les Ethiopiens sont des citoyens égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant l’État et la loi. 

La seconde leçon à tirer de l’impasse, par les Abyssins comme par les autres Éthiopiens, est que la violence n’est pertinente ni pour la conquête du pouvoir ni pour son exercice. La victoire par la violence, et pas seulement en politique, est une victoire sans véritable lendemain car elle sème les gaines de la violence d’après. La politique n’est pas la guerre mais une affaire d’idées responsables, de compétition pacifique pour le pouvoir et d’exercice du pouvoir au service de tous.

La troisième leçon à tirer est la nécessité impérieuse d’un consensus national autour de l’indispensable reconstruction de l’État éthiopien, ce qui implique un débat national fondateur.  Il s’agit de reconstruire l’État sur une base inclusive et démocratique. Seul, un tel État permet l’égalité des chances, un sentiment d’appartenance nationale et un vivre-ensemble apaisé. Sans inclusion nationale, et cela vaut pour tous les pays, l’idée même d’État se vide de son sens car l’on retombe dans la logique du plus fort dont le sang qui ne cesse de couler en Éthiopie rappelle les limites.

Apprendre de cette impasse vaut aussi pour les partenaires de l’Éthiopie.

Ce que l’impasse donne à retenir aux partenaires extérieurs

L’Éthiopie est un pays qui compte un réseau dense de relations bilatérales et multilatérales. Ainsi, après avoir accueilli le siège de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) dès la naissance de celle-ci en mai 1963, elle abrite l’Union africaine (UA) qui a succédé à l’OUA en juillet 2002. Les puissances mondiales la regardent comme un acteur majeur de l’Afrique de l’Est et du continent africain. Plusieurs d’entre elles la traitent comme leur partenaire privilégié ou stratégique. Mais peu l’aident à une stabilité politique apaisée. Pourtant, sans apaisement politique endogène, sans institutions étatiques co-construites et partagées chez le partenaire, il peut difficilement y avoir un partenariat pérenne. Un partenariat ne se bâtit pas sur un feu qui couve et des convulsions qui suivent. A moins que, précisément, le feu qui couve et la fragilité qu’il induit pour le pays ne soient privilégiés par lesdits partenaires. La stratégie de la précarité voire du chaos ? Il ne faudrait pas alors parler de partenariat.  

La leçon pour les partenaires extérieurs de l’Éthiopie est qu’il faut en finir avec la politique de soutien à la loi du plus fort dans ce pays. C’est une politique de facilité, à courte vue et contre-productive dans la durée. Elle sape à terme les intérêts mêmes que poursuivent les partenaires qui la pratiquent. Entre autres, une telle politique envoie un message négatif fort au plus grand nombre des Éthiopiens dominés, à savoir que ces acteurs extérieurs n’ont que faire de leurs souffrances. Or, la perception populaire de ses actes dans un pays où l’on a des intérêts n’est pas un facteur négligeable.

La situation actuelle offre aux partenaires de l’Éthiopie, quels qu’ils soient, une occasion de bien faire pour elle et pour eux-mêmes. Une occasion de gagnant-gagnant.  

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L’Éthiopie est un géant africain à la fois par sa population, sa superficie, son importance géopolitique et son potentiel économique. C’est aussi un pays qui retient l’attention par l’ancienneté de son État central et la préservation de son indépendance face à la colonisation. Mais c’est un géant dont l’État est fragile car peu national. L’État éthiopien en tant qu’institution centrale a été bâti et repose sur une logique de domination ethno-religieuse. C’est un État créé et imposé par une partie des Éthiopiens, principalement les Amharas et Tigréens, au reste de la population. Il a été imposé par la force des armes et ses frontières actuelles sont nées d’une campagne de conquêtes militaires menée par l’empereur amhara Menelik II de 1879 à 1900. Cette violence fondatrice ne s’est pas accompagnée d’une construction nationale. L’Éthiopie n’a pas connu, comme sous d’autres cieux, un développement économique intégrateur. Elle n’a pas connu une inclusion sociopolitique poussée, favorisée par un récit national rassembleur, un creuset éducatif à l’avenant et des intérêts partagés au-delà des solidarités communautaires. L’État est largement resté un instrument par lequel les Amharas et Tigréens ont, à tour de rôle, légitimé et exercé leur domination ethno-religieuse sur les autres Éthiopiens.  

Comme prévisible, cette logique de domination a suscité des réactions violentes au fil du temps. Pour ne retenir que la période récente, l’Éthiopie est régulièrement secouée de violences sociopolitiques depuis les années 1970. Le pouvoir central a ainsi changé de main par la force trois fois : Coup d’État militaire du colonel Mengistu Hailé Mariam en 1974, renversement de son régime par le mouvement armé TPLF en 1991, renversement du TPLF par un soulèvement populaire en 2018. La guerre civile actuelle entre le gouvernement du Premier ministre Abiy Ahmed Ali et le TPLF est une lutte armée pour le pouvoir. L’élite tigréenne qui a dirigé l’Éthiopie d’une main de fer de 1991 à 2018, accepte d’autant moins son éviction du pouvoir qu’elle considère le Premier ministre Abiy Ahmed Ali, de père oromo mais de mère amhara et marié à une amhara, comme l’homme des Amharas. C’est un sentiment que partagent d’autres Éthiopiens d’origine oromo, somalie, gambela, afare, etc. La prépondérance de l’élite amhara autour du Premier ministre, notamment dans la conduite de la guerre contre le TPLF, le discours suprématiste amhara que l’on repère ici et là, ainsi que l’intention prêtée à Abiy Ahmed Ali de restaurer l’État unitaire fort dont les promoteurs se repèrent principalement chez les Amharas, sont parmi les éléments mis en avant par le TPLF et les autres critiques du Prix Nobel de la Paix 2019.

Il y a aujourd’hui en Éthiopie une aspiration partagée à autre chose que l’État fondé sur la suprématie de telle ou telle ethnie et leur religion. C’est une aspiration partagée par la grande majorité des Éthiopiens. Les Non-Amharas et Non-Tigréens, soit au moins 75% des Éthiopiens, sont lassés de l’État central peu national. D’où leur soutien au fédéralisme ethnique actuel qui les rassure, même si celui-ci reste peu opérationnel en raison du poids de fait du pouvoir central. Le nombre important des ethnies candidates au statut de région fédérée est éloquent à cet égard. Parmi elles, les Sidamas et les communautés du Sud-ouest éthiopien sont parvenus à leurs fins depuis 2020.

L’avenir apaisé de l’Éthiopie réside dans la réponse à la demande forte et majoritaire dans le pays d’un État pour tous, un État qui rassure, inclut et apaise. Quelle forme lui donner : fédérale, confédérale, autre ? Quelle articulation entre fait ethnique et État pour tous, entre appartenance à sa communauté et adhésion à la Nation à co-construire ? Aux Éthiopiens d’en décider.

Plus que jamais, le pays est à la croisée des chemins. Si la vieille logique de domination ethnique persiste, elle sonnera le glas du géant éthiopien. Si, en revanche, la raison et la lucidité guident les uns et les autres, l’Éthiopie sera sauvée, à la fois pour les Éthiopiens, l’Afrique et le reste du monde.

D. Yohannes-Yusuf est analyste de la Corne de l’Afrique

[1]Avec l’État abyssin, de nombreux autres États, à base communautaire ou religieuse, parfois appelés principautés ou royaumes, ont coexisté. Plusieurs étaient musulmans dont le célébré royaume d’Adal qui a largement conquis l’Abyssine au XVIème siècle. Pour le repousser, le roi des rois abyssin Lebne Denguel a appelé les Portugais à l’aide. Les victoires militaires de Menelik II ont mis fin à ces États.

[2] Disponible à : https://www.redalyc.org/articulo.oa?id=305526442008

[3] L’Éthiopie compte plus de 80 ethnies et ses deux principales religions sont le christianisme et l’islam.

[4]Le DERG a bénéficié d’un soutien multiforme (politique, militaire, diplomatique, etc.) de la Russie et de son Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Sans l’aide militaire soviétique, le régime n’aurait pas tenu longtemps face aux guérilleros tigréens et érythréens. Non plus, il n’aurait pas pu repousser l’armée somalienne lors de la guerre dite de l’Ogaden de juillet 1997 à mars 1978. Les troupes somaliennes ont enfoncé les lignes de défense éthiopiennes, conquis l’Ogaden et commencé à progresser vers les Hauts Plateaux.

[5]Avec la perestroïka engagée par le président Mikhaïl Gorbatchev en URSS, suivie de la chute du bloc communiste, le soutien soviétique au DERG s’est essoufflé puis arrêté, tandis que ses adversaires armés tels que le TPLF ont bénéficié de la bénédiction occidentale, États-Unis d’Amérique en tête.

[6]Cet ancien combattant de l’ODPO, ancien colonel de l’armée éthiopienne et ancien ministre fédéral, était député fédéral et vice-président de la région fédérée oromo au moment de sa nomination aux fonctions de Premier ministre. Son ami politique Lemma Megersa, président de l’ODPO et de la région oromo, était pressenti pour la primature mais il n’était pas député fédéral, une condition constitutionnelle à remplir. Il s’est donc effacé en faveur d’Abiy Ahmed Ali. Lequel était élu président de l’ODPO le 22 février 2018, chef de l’EPRDF le 27 mars 2018 et Premier ministre le 2 avril 2018. Sans doute son profil pluriel l’a-t-il aussi servi : père oromo, mère amhara, épouse amhara, parcours de maquisard et de militaire, popularité en région oromo et une certaine expérience politique. De même, sa conversion au protestantisme pentecôtiste a dû plaire à l’administration américaine du président Donald Trump, car, comme souvent, Washington était à la manœuvre face à la crise politique éthiopienne.

[7]Le Tigré est limitrophe de la région fédérée amhara sur son flanc sud et de celle afare sur son flanc est. Vers l’extérieur, le Tigré est contigu à l’Érythrée au Nord et au Soudan à l’Ouest. Si le Soudan, aligné sur l’Égypte et en différend avec Addis-Abeba au sujet du remplissage du Grand Barrage éthiopien, est plutôt favorable au TPLF, ce n’est pas le cas de l’Érythrée qui le considère comme un frère ennemi. En effet, si le TPLF de Meles Zenawi et le FPLE d’Issayas Afeworki se sont dans le passé alliés contre le régime de Mengistu Hailé Mariam et que les deux hommes sont de la même ethnie tigréenne, le leader érythréen n’a pas pardonné pour autant aux dirigeants tigréens leur guerre de 1998-2000 contre son pays et leur appui à ses opposants.

[8]Certains dirigeants du TPLF ont laissé entendre que les États-Unis d’Amérique leur ont conseillé de ne pas prendre la capitale pour éviter sa destruction dans le sang.







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