La décision prise par M. Emmanuel Macron de mettre fin à l’opération Barkhane est à lire, clairement, comme une réponse au ressentiment antifrançais qui ne cesse de monter en Afrique francophone — un « pré-carré » aux relents coloniaux tels que les Sud-Africains l’appellent depuis des décennies, et sans nuances, la « French Africa ». M. Thabo Mbeki, ancien président de l’Afrique du Sud dépêché en 2004 en Côte d’Ivoire par l’Union africaine (UA), n’avait pas été le seul en son temps à s’étonner de voir des militaires français dans les rues d’Abidjan, avant d’apprendre qu’ils avaient tiré sur une foule en colère aux portes de l’hôtel Ivoire. Cette présence militaire française, repliée au Niger aujourd’hui — où elle n’est toujours pas à l’abri d’une fronde —, reste une anomalie à l’échelle de l’Afrique, où les ex-puissances coloniales ne sont jamais intervenues depuis les indépendances qu’à titre exceptionnel — une seule fois pour la Grande-Bretagne en Sierra Leone, en 2000.
Il y a un an, de violentes émeutes à Dakar avaient lancé un signal clair : les supermarchés Auchan, les stations-service Total, Eiffage et son autoroute à péage, le groupe Orange (dont les cartes de recharge téléphonique sont plus chères que le forfait mensuel de base en France), ont été la cible de pillages, de même que l’enseigne Hyper Exclusif, détenue par des intérêts indiens.
« Beaucoup de travaux ont montré la position dominante de Total, septième par son offre, mais qui s’est vu attribuer le gros lot pour l’exploitation du pétrole au Sénégal, en échange de 125 milliards de francs CFA pour éponger une dette lorsque Macky Sall est arrivé au pouvoir, analyse le sociologue sénégalais Alioune Sall, directeur de l’Institut des futurs africains (AFI) à Pretoria. Auchan est la cible du groupe “Frapp-France dégage” de Guy-Marius Sagna, qui l’accuse de tuer les petits marchés et marchands ».
Le message des pillards a d’abord et avant tout été adressé à l’exécutif sénégalais, « remis en cause dans sa relation à la France », estime Alioune Sall. « En substance, ils ont dit : “Vous n’êtes pas à l’abri, nous pouvons attaquer quand nous voulons. On ne peut pas accepter les conditions de vie qui nous sont faites, soit vous les améliorez, soit nous reviendrons”. Je me demandais déjà l’an dernier si ce sentiment antifrançais n’allait pas muer en xénophobie anti-occidentale — ce qui est dans l’air du temps avec l’essor du populisme partout ».
Moussa Demba Dembélé, économiste sénégalais, directeur du Forum africain des alternatives, estime pour sa part que le « sentiment antifrançais ne relève pas du populisme, mais d’un problème de souveraineté et de relations déséquilibrées. La jeunesse revendique une seconde indépendance de l’Afrique, économique. L’indépendance politique paraît factice, car les leviers économiques se trouvent toujours entre les mains de l’ancienne puissance coloniale. Les jeunes, dont une partie meurt en mer face à Frontex qui essaie de les freiner, ont la conscience de ce déséquilibre, qui provoque leur colère ».
La dimension politique de la relation
Le président du Sénégal Macky Sall est perçu comme l’homme de la France depuis son élection en 2012, au point que certains l’appellent le « sous-préfet ». La raison ? Il s’est rendu deux fois à Paris dans les semaines qui ont suivi son arrivée au pouvoir. « Plus Macky Sall affiche une proximité avec la France et son président, qu’il appelle “Emmanuel”, plus le sentiment antifrançais se développe », selon Alioune Sall.
L’économiste Moussa Dembélé va plus loin : « Le fait que Total ait raflé la mise pour l’exploration du pétrole et du gaz au Sénégal a provoqué une gigantesque polémique. Un ministre de l’énergie, M. Thierno Alassane Sall, a refusé de signer le protocole avec Total, et a démissionné en 2017. Depuis, l’affaire Total est devenue un pôle de fixation, emblématique de la manière dont la France essaie de contrôler l’économie du pays. Total symbolise le néocolonialisme français ».
Quant à Eiffage, qui ne fait curieusement, pas plus que Total, l’objet d’enquêtes détaillées dans les médias de l’Hexagone, elle est critiquée pour fixer ses prix comme elle l’entend sur l’autoroute à péage inaugurée en 2013 entre Dakar et la ville nouvelle de Diamniadio, où se trouve le nouvel aéroport international. « Eiffage a vu son bail pour cinq ans renouvelé en 2021, explique Moussa Dembélé, et il est apparu qu’elle payait une somme dérisoire au gouvernement (1 000 francs CFA par an, soit 1,50 euro), contre 800 millions annuels (1,22 million d’euros) dans le nouvel accord. Un chiffre à rapporter au chiffre d’affaires du péage, 46 millions d’euros en 2019 selon Eiffage. Comment se fait-il que l’État ait accepté une somme aussi symbolique jusqu’à présent ? Eiffage a-t-elle engrangé des milliards sur le dos des contribuables sénégalais ? Il n’y a pas eu de démenti, ce qui a augmenté la rancœur ».