Produit de l’écurie Présence Africaine, tout comme son compatriote Mbougar Sarr, lauréat du prix Goncourt 2021, Elgas est journaliste, essayiste et romancier. Avec Mâle noir, son premier roman, ce primo-romancier talentueux livre une version troublante et sensible de L’Éducation sentimentale d’un jeune homme noir en ce début XXIe siècle post-racial et individualiste.
« Je suis un mâle noir. Rien d’autre. Un homme noir, infiniment comme tous les autres mâles de cette planète, infiniment différent d’eux. Un mâle indicible. (…) Je suis un homme noir, ma vie est une page vierge, ma famille, ma communauté y ont projeté leurs attentes. Le monde des réputations, les fantasmes. Entre les interstices étroits et écrasants, il reste une possibilité de vivre. Ce qu’ils m’ont pris, c’est mon insouciance. Un trésor à jamais perdu. Ce que je revendique, c’est le droit de partir sans revenir. Le droit de pleinement être, le droit de trahir. Regarder, en gros, la vie à hauteur des yeux. Dans ma quête d’amour, j’ai trouvé bien plus précieux, bien plus urgent, comme la condition de tout être libre. Être libre. »
Ainsi parle le personnage de Mâle noir, premier roman d’Elgas, de son vrai nom Souleyman Gassama. Le passage donne la mesure de la lucidité sur soi et sur le monde que dégage ce roman sous la plume de ce jeune auteur et essayiste, immensément prometteur. Né en 1988 à Saint-Louis au Sénégal et sociologue de formation, Elgas vit en France depuis une quinzaine d’années. Il s’est fait connaître en 2015 en publiant son premier livre Un Dieu et des mœurs, qui était un carnet de voyages au pays natal, dont l’auteur raconte les failles et les fuites en avant à travers des tranches de vie et des réflexions d’une grande acuité sur la culture et la religion.
Bildungsroman
Paru en 2021, Mâle noir est un premier roman particulièrement abouti, puissant et souvent poignant par la quête de soi et de l’altérité qu’il met en scène. Il s’agit d’un roman de formation ou d’éducation, ce que les Allemands appellent Bildungsroman. Le récit est bâti sur le modèle des classiques du genre, s’inscrivant dans la continuité des Souffrances du jeune Werther de Goethe, de L’Age d’homme de Michel Leiris, en passant par La Princesse de Clèves, La Nouvelle Héloïse ou encore L’Éducation sentimentale.
Philosophique sans être un roman à thèse, largement autofictionnel, le roman d’Elgas se présente comme un journal intime, composé de 39 chapitres ou entrées datées, avec une ampleur temporelle s’étendant sur toute une année, entre décembre 2017 et décembre 2018. Les notations ayant trait aux lieux renvoient à une errance entre Clamart et Nanterre, en passant par Nice, Lyon, Les Aubrais et bien sûr Paris. Ces indications brossent aussi la cartographie d’une errance intérieure.
L’apprentissage du monde est le sujet de Mâle noir. L’éducation sociale et morale se double ici de l’initiation sentimentale et sexuelle. Pour le narrateur, jamais nommé, débarqué en France au sortir de l’adolescence, cette éducation passe par la rencontre. D’où une galerie de personnages dans ces pages, hommes et femmes, au contact desquels le personnage prend conscience de sa place dans le monde en tant que « mâle noir » et en tant qu’homme tout court. Un récit qui se situe résolument au carrefour de la quête identitaire et l’impératif de l’universel, comme le rappelle l’auteur.
« Le titre est, explique-t-il, plus une expression de sarcasme, plus l’inversion de la perspective, qu’une revendication raciale. J’ai voulu dire mal noir pour justement contourner le cliché. Il y a un cliché qui est attaché au mâle noir. Dans l’homme noir, très souvent, on voit le mal, son animalité, sa performativité. Justement en posant le mal noir, en faisant le récit, la démarche, c’est placer le mal noir pour qu’on puisse voir à travers l’homme noir, dans ce qu’il a d’infiniment fragile, ce qu’il a d’infiniment plus universel avec les autres. Ce n’est pas un titre qui est dans la revendication, mais qui n’est pas dupe. C’est que l’histoire colore encore beaucoup de nos rapports. »