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Le Dialogue National Tchadien, Une Tragi-comÉdie

Au Tchad, suite à l’assassinat du président Idris Deby Itno au pouvoir de décembre 1990 à avril 2021, son fils Mahamat Deby prend la tête d’un groupe d’officiers : le Conseil Militaire de Transition (CMT), et installe un régime dit de transition dont l’un des objectifs principaux est de préparer le retour à l’ordre constitutionnel au terme d’une période de 18 mois. Un ministère de la Réconciliation nationale a été chargé d’organiser un dialogue national Inclusif DNI, dans le but de faciliter la mise en place d’institutions et mécanismes devant permettre d’organiser des élections libres et transparentes. Ce dialogue, précédé d’un pré-dialogue de groupes de politico-militaires, qui s’est tenu pendant plus de 4 mois à Doha sous l’égide du Qatar et de la France a abouti à un accord entre une partie des belligérants habituels et le gouvernement issu du coup d’état d’avril 2021. Cet accord salué par l’Organisation des Nations Unies, exclut cependant le principal mouvement armé. Ledit dialogue national inclusif (DNI) se tiendra à Ndjaména à partir du 20 Aout 2022.

En marge et pour participer à la réflexion qui se mène dans son pays natal, l’écrivain tchadien Koulsy Lamko publie aux Editions Casa Hankili África, Mexico, un livre d’entretiens dont le titre sibyllin et iconoclaste présage du tumulte ambiant autour d’une rencontre dont il pense qu’elle est pour une énième fois, une ré-initiation avortée tant les dés sont pipés quant à l’issue probable : le risque de la légitimation d’une succession dynastique qui mettra le pays à feu et à sang.

SenePlus lui ouvre ses colonnes permettant que soient partagés de larges extraits de « Mon pays de merde » que j’adore avant la parution de l’essai-conversations à la rentrée d’octobre 2022.

Aujourd’hui, la première partie.

Angela Ruiz de Sandoval (ARS) : Nous nous retrouvons pour le second livre des conversations après « Nosostros los otros, los alucinados en el azur, no somos africanistas » paru en 2018. Ne craignez-vous pas de vous installer dans cette forme hybride de l’essai-conversations ?

Koulsy Lamko (KL) : J’aime bien cette espèce d’hybride générique où la parole est au centre d’un exercice à deux, un jeu, une espèce de joute oratoire, de « battle poético-historique ». Et puis, écrire, en soi même, tient de l’acte schizophrénique où l’auteur interprète-premier de sa pensée prévoit en amont la lecture de l’interprète-second, son public. Je viens du théâtre.

ARS : Pourquoi décidez-vous de publier votre livre autour de la tenue du Dialogue National Inclusif ? Enfin, même si nous avons commencé à mener les interviews deux années avant ce rendez-vous national.

KL : Avant ou après, n’est pas ma préoccupation, vous le savez bien. Mon but, je vous l’ai précisé, est de partager une lecture tout à fait subjective de l’histoire en mouvement de mon pays de naissance. Je ne fais ni œuvre d’historien, ni de sociologue, ni de politiste. J’en assume donc toutes les imperfections. Et puis, des articles, des essais sur le Tchad, des centaines d’analystes érudits des bancs de classe ou de l’expérience de terrain, enseignants-chercheurs tchadiens ou autres politistes métropolitains, politiques avertis et guérilleros de tout acabit, en ont commis des centaines depuis un bon siècle. L’historiographie tchadienne est aussi immense que le territoire, son désert et ses savanes. J’analyse ici des bribes de textes que j’ai lus, des rumeurs que j’ai écoutées : un réchauffé… Mes élucubrations n’apporteront donc rien de nouveau, rien d’essentiel à la galerie.

ARS : Que donc va chercher le poète dans cette galère ?

KL : Cet essai-conversations se veut l’espace d’une prise de parole partagée, la légitimenécessité d’un territoire d’opinion et de pensée libéré des appréhensions de la bienséance… mais aussi le fourre-tout d’humeurs, de résidus de textes et poèmes, de récits de souvenirs, de bribes de rumeurs dans la nuit blanche de mon peuple. Il est né bel et bien de ce besoin, souvent refoulé, de discuter certains mots et maux inhérents à la difficulté du mal vivre des miens, ces femmes, ces hommes, qui m’ont vu naître et qui m’ont mis le pied à l’étrier de la vie et que les pouvoirs successifs et superposés oppriment et écrasent de leur cruelle hauteur.

Il s’agit de récupérer sous un angle dialogique et dans le flux d’un récit de soi, la possibilité d’un narratif qui échappe aux circonlocutions policées habituelles du roman national fantasmé. Dire quelque chose qui sache désigner chat, un chat !

ARS : Programmatique bien difficile sinon tout à fait politique quand même…

KL : Eh oui, qu’on ne s’y méprenne pas, je suis politique, parce que « gos », poète dans la cité. Et partout où j’ai pu pendant un moment suspendre ma transhumance, poser mon baluchon, je l’ai été pleinement dans l’action politique collective, dans les espaces culturels, dans les quartiers, les marchés, les communautés de villages de campagne, dans les hameaux des collines, à l’université, etc. tout autant que devant des parterres de sénateurs, des assemblés de penseurs et sans aucun poil dans le creux de la main. Et c’est promis, nul ne pourra s’arroger le droit d’encercler mon cadavre.

Je suis poète et cet essai n’a nullement la vocation de convaincre. L’incantatoire n’est pas démonstration, cependant il est monstration. Tant d’errements caractérisent la gestion de nos ectoplasmes d’états-nations néocoloniaux faillis, tant d’années de violences systémiques et itératives dans leur cycle, dans ce pays de ma mère et de mon père, le Tchad, où l’on ne se lasse pas de jouer au couteau, à la kalachnikov, au lance-roquettes et à faire couler impunément le sang de l’autre… que parfois l’on a juste envie de crier : « mais merde, quel gâchis ? Ya basta ! »

ARS : Vous courrez bien le risque que l’on interprète mal vos préoccupations…

KL : Que l’on ne s’y méprenne pas non plus ! Je n’écris pas ces lignes pour me soumettre à un parrainage clanique, ethniciste, l’enclos d’une doxa partidiste. Je tiens trop à ma liberté de parole et d’action pour me prêter à ce jeu-là. C’est tout ce qui m’est resté. Mon horizon politique a toujours été mon oreiller : celui de mes rêves de créateur artistique et de justice pour les peuples quels qu’ils soient. Mon aventure littéraire, artistique militante ou intellectuelle, toute, s’est inscrite dans la subversion du convenu. Ma vie d’éternel transhumant sans doute, toute aussi. Tout bien pesé, il ne m’a jamais fallu de grands efforts pour n’intéresser personne : ni les politiques lesquels s’empressent de mépriser ou de se méfier de l’artiste à la langue longue, ni les cultureux autorisés qui végètent dans une compréhension classiste ou tronquée de la culture en en voulant faire systématiquement un territoire de soumission ou d’hégémonie idéologique.

ARS : Vous semblez prendre les devants : la critique sera impitoyable à votre égard.

KL : Je le sais. Longue et torsadée, la litanie se déroulera sur mes épaules, au petit bonheur des tentatives de délégitimation venant des uns, de calomnie venant des autres ! J’entends déjà mes contempteurs : ooohhh, l’éléphant lourdaud dans un magasin de porcelaine ; le poète-chansonnier-pleureur confus qui prend ses vessies pour des lanternes ; l’agitateur qui corrompt la jeunesse qu’il fréquente ; de la politique, il n’en sait rien, n’en a rien étudié ni des sciences juridiques, ni du droit international, ni de l’administration ; de quoi se mêle-t-il l’hurluberlu, le gos, le duku ; qu’il mette la main à la pâte et il comprendra que l’on n’y va pas pour se remplir l’estomac de petits fours d’un vernissage d’expo, et puis il n’a participé à aucune de ces centaines de guerres dans ce pays… où  le pouvoir s’arrache à la kalachnikov ; et quid de son ascendance ; à cet âge-là … de toute façon, il ne vit pas dans le pays depuis 40 années et ignore complètement tout de nos réalités ; und so weiter.

En définitive, je ne serais comblé que si les imposteurs de la République s’offensent de mon délire narcissique et schizophrénique incongru !

ARS : Nous ne pouvons ignorer la tenue du Dialogue National Indépendant, cependant. Ce moment charnière, sensible fait partie de l’Histoire en mouvement de votre « pays de merde » que vous adorez… Qu’en pensez-vous ?

KL : Une frange du peuple Tchadien a cru à un moment donné, après l’assassinat de Deby père, qu’il fallait accorder le bénéfice du doute pour que se propose la refondation du pays. Cela malgré la violation flagrante de la Constitution… Une autre s’est tenue sur les barricades, vent debout depuis lors pour intensifier ses luttes, dénoncer et rejeter les manipulations cousues de fil blanc que les nouveaux gouvernants mettaient en branle pour torpiller un dialogue authentique.

ARS : L’espoir est toujours grand et se renouvelle quand on est aux abois… Tout bas… si bas !

KL : Aujourd’hui, à la veille de ce moment tant attendu, le peuple dans son ensemble découvre et confirme la supercherie. La rue, habituée aux mécanismes des dés-pipés sait démontrer sans hésiter que c’est une immense tragi-comédie. Et de la participation inclusive, il n’y a pas une once de vérité et de sincérité vu le nombre de partis de l’opposition et de diverses plates-formes de la société civile exclus. De la souveraineté encore moins : un pré-dialogue entre Tchadiens se déroule pendant des mois à Doha sous l’égide du Qatar dont on connait la prétention déstabilisatrice par le soutien aux djihadistes de tout bord, dialogue sous le parrainage coordonné de la Françafrique qui d’ailleurs a intronisé Deby fils et continue de lui apporter son expertise de manigancera, des États-Unis qui pratiquent en Afrique la stratégie du narco-tunnel, de l’Union Africaine qui bégaie sous la botte de L’Union Européenne laquelle finance un immense leurre dont le peuple passera la vie à payer les intérêts systémiques du prêt de l’organisation. La corruption, l’achat de conscience, les pressions diverses sur certains participants, l’exclusion programmée d’autres, les manipulations orchestrées par le parti-État coutumier d’entourloupes et d’intrigues, tout cela ne laisse présager que d’une immense déception et douleur populaires. On a encore volé au peuple, son dialogue.

ARS : Que pouvait-on donc attendre d’un dialogue où la part belle est faite aux seigneurs de la guerre et autres entrepreneurs de la violence …

KL : Un sursaut de conscience pour la survie de tous ! Puisqu’il ne faut jamais désespérer de l’homme… Et dans ce cas-là, le sursaut ne pouvait se faire que dans une vision partagée de l’avenir du pays, un projet à tisser ensemble, après avoir arpenté, monts et vaux d’une histoire tumultueuse de plus d’un siècle…

ARS : Je vous suis patiemment. Que voulez-vous dire ?

KL :   Il nous faut revenir aux fondamentaux ! Identifier avec précision l’agent pathogène du syndrome d’impuissance collective acquis ; interroger vigoureusement les matrices théoriques de l’État-nation déconcentré de type jacobin, cet état importé, néocolonial autour duquel nous avons tissé la trame de ce roman national fantasmé ; questionner la carence de la parole politique et qui laisse libre cours à la rationalité militaire guerrière et au métier des armes ; comprendre les logiques de la violence physique et symbolique routinière entretenue par les entrepreneurs du chaos, leurs modes opérandes, débusquer les véritables ennemis du peuple, etc. Approfondir la question de la forme de l’État, en d’autres mots, faire un état des lieux sans complaisance, sans atermoiement, sans frilosité et en n’oubliant pas dans les vestiaires la sociogenèse, la question des identités tribales, ethniques, régionales ou confessionnelles.

ARS : Et pour ce, à mon avis, il ne serait pas superflu d’essayer de se plier à une certaine incursion dans l’histoire ancienne millénaire des peuplements, et des systèmes de gestion du pouvoir et leur impact sur les représentations actuelles. Vous ? Vous plierez-vous aux injonctions de l’histoire objective quand vous continuez à dire que l’histoire que nous connaissons a toujours été celle écrite par les dominants… ?

 KL :  Pour sûr, c’est un inépuisable territoire d’apprentissage. Dans bien des cas elle raconte mieux qu’aujourd’hui, les imaginaires qu’elle a confectionnés le long des siècles et que l’on retrouve encore vivaces profondément enfouis dans ce que nous sommes. Sur le Tchad, une littérature foisonnante issue de mille et une conférences et rencontres et analyses de politistes, nous interpelle, en nous ayant mis à disposition diagnostics et propositions. Il suffit juste de s’arrêter un moment pour réfléchir ensemble et de savoir jeter un pont entre le passé et le futur. Une nation se construit. Elle ne se décrète pas. Ce n’est pas parce que dans un geste complètement arbitraire ou intéressé, le colonisateur a regroupé des populations sur un territoire qu’il a délimité et pacifié à grand peine que cela fait nécessairement d’elles une nation. Il faut la volonté de vivre ensemble dans une relation d’interdépendance égalitariste. Au Tchad l’a-t-on vraiment ? Apparemment… non manifestement pas vraiment. Soixante années à s’entretuer ! Une vassalité rampante vis-à-vis des colonisateurs et parrains étrangers, une indéfinition chronique dans la vision politique, un arrière-pays moyenâgeux, un peuple opprimé par une poignée de saprophytes et leurs padrinos ! Et que l’on me dise « tout va bien princesse ! Continuons ainsi ! », relève du suicide collectif. Ce qui signifie qu’aujourd’hui doive être l’espace d’une réflexion nourrie pour en dresser l’architecture, l’espace des échafaudages, de la fondation, du sable, de l’eau, du ciment, du mortier, etc… l’espace de de la construction de vrais piliers.  Tout cela doit émaner d’une authentique et inébranlable volonté de construire ensemble.

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ARS : Soit ! Évoquons les limites, sans atermoiement ! Mais ce sont également et paradoxalement soixante années de vie commune, de peines et de joies partagées ! L’État, certes n’a jamais été une construction naturelle, le produit d’une relation ontologique entre l’homme et la nature, un tour de passe-passe entre la communauté de vivants sur un territoire donné et qui partagent juste un certain nombre de valeurs. Il a toujours été le résultat d’un contrat social des corps sociaux et politiques qui, à un moment de leur histoire reconnaissent une interdépendance nécessaire ou construisent à travers des institutions, une solidarité de condition face à l’adversité ou au désir commun de partager une histoire commune. Il faut du temps long pour l’édifier. Il est sans cesse en procès. Max Weber qui semble-t-il l’a bien étudié n’a juste pu en dresser qu’un prototype historique dont les caractéristiques ne se retrouvent nulle part dans leur entière complexité. Abdel Wedoud Ould Cheikh dit ceci qui me parait bien résumer la description : « Il n’échappe pas au biais wébérien attaché à la définition de l’État développée par le sociologue allemand. Celui-ci s’appuyait sur un idéaltype de l’État fondamentalement centré sur l’histoire européenne de cette institution, sans toutefois que les traits essentiels par lesquels il le définissait — une unité politique, un territoire, une population sur lesquels s’exerce la souveraineté exhaustive et exclusive de l’entité étatique reconnue seule détentrice du monopole légitime de l’exercice de la violence — se soient jamais complètement et simultanément retrouvés dans quelque formation historique concrète de l’Europe. Il serait donc encore plus vain, dira-t-on, de rechercher ces traits dans les États africains. »

KL : Je souscris sans retenue à ce constat.

ARS : Je sais ne pas me tromper lorsque je dis qu’ici dans mon pays, se superposent trois États : l’État administratif institutionnel né de la Révolution mexicaine il y a maintenant plus de deux cents ans et qui par ailleurs s’est soldé par un million de morts et que le PRI a géré pendant 70 ans, l’État narcotrafiquant qui a déployé son administration parallèle, ses banques, ses juges et avocats, ses stratèges, ses caciques et capo, ses généraux, ses médecins, ses avionnettes, ses chars, ses usines, ses réseaux commerciaux, et enfin l’État du parti au pouvoir qui est fait d’un entrelacs de relations clientélistes et de complicité parfois légaux, parfois à la limite mafieux que le leadership politique entretient avec les milieux des affaires qui ont favorisé son épiphanie. Tous ces états se trouvent nécessairement coalisés par la force des intérêts divers et souvent opposé au peuple sur lequel s’abat une violence inouïe, verticale et horizontale sans que personne ne recherche une solution viable.   Nous savons tous très bien là où le bats blesse. C’est tout le leadership politique aux affaires qu’il faut balayer…

KL : Je crains fort qu’au Tchad le problème ne soit pas simplement à circonscrire autour d’une personne, du leadership politique civil ou militaire, ou d’une communauté ethnique ou religieuse. Il faut interroger le moule du modèle en cours. C’est tout le système qu’il faut envoyer en l’air, jeter dans la poubelle de l’histoire.

ARS : Magnanime envers le leadership ?

KL : Non. Juste tentative d’objectivité et de contextualisation des faits historiques qui parfois accusent, parfois absolvent. Et puis l’on focalise le plus souvent sur le leadership. C’est de l’histoire immédiate, certes à prendre en compte, mais aussi à essayer de dépasser par un apport autre, différent, pas nécessairement plus juste non plus.

ARS : Un tantinet sophiste quand même, avec ce que vous dites-là …

KL : Parlant de personnes émanant du leadership politique au Tchad, il m’est difficile d’accréditer l’idée que Tombalbaye, Malloum, Lol Choua, Goukouni, Habré, Deby tous ces anciens chefs d’États qui ont lutté pour y arriver ou accepté l’offre de la gestion d’État, n’avaient de motivations initiales que celle d’une jouissance maladive et maléfique du pouvoir. Le prix à payer en aurait-il été si fort qu’il les aurait transformés en monstre les uns après les autres ? Ils devaient avoir, à mon humble avis des motivations plus nobles, quelque chose de transcendant, un désir de justice puissant qui en fut le moteur psychologique au départ du starting block de la quête. Il suffit de se rendre compte que chacun de son côté, à sa manière, était un redoutable animal politique ou était habité par une passion réelle de changer l’établi insatisfaisant. Quand on lit les essais et autobiographies sur la longue marche du Frolinat[1], le témoignage[2] de Goukouni Weddeye, par exemple, l’on découvre l’âpreté de la lutte menée par ces groupes de jeunes gens révoltés par les traitements injurieux humiliants infligés aux leurs, les conditions précaires et caniculaire de la vie clandestine dans le désert, les affrontements et la défiance entre les groupes eux-mêmes, les bombardements de l’armée nationale ou de la légion étrangère de l’armée française. On raconte que Tombalbaye pour ses premières campagnes électorales allait de village en village à vélo. Il fallait l’avoir fait !

ARS : On se demande alors pourquoi cette longue lutte de décolonisation et de libération n’a pas pu asseoir et concrétiser les véritables aspirations des peuples qui sont la paix et la justice sociale. Avouons que souvent, l’idéal avait été assujetti à de considérations personnelles, la volonté de l’autocrate qui peu à peu se mue en paranoïa, en génie totalitariste : Tombalbaye, par exemple…

KL : Pour commencer, il faudra bien que l’on convienne que les analyses sur le Tchad qui se fondent exclusivement sur les catégories nordistes/sudistes, musulmans/chrétiens s’appuient souvent sur des bases incomplètes et donc erronées. Tout comme ceux qui juste focalisent sur la lecture des contextes ethniques. Je partage pleinement la mise en garde que fait Christian Coulon, qui relève que « … l’explication de la vie et du développement politiques des États d’Afrique noire par le facteur ethnique est une façon peut être commode mais bien souvent simpliste d’analyser la dynamique des sociétés africaines contemporaines. Elle correspond parfaitement à la vision coloniale d’une Afrique « sauvage » déchirée par d’immuables et féroces luttes tribales, et offre l’avantage pour l’idéologie dominante d’occulter les divisions en classes, la domination impérialiste et le développement inégal qui ont, tout autant que les structures dites tribales, façonné les formations sociales africaines. Le tribalisme doit être ramené à sa juste mesure et être examiné non seulement comme une donnée culturelle mais aussi et surtout comme une pratique sociale et une idéologie utilisée par les groupes dominants pour mobiliser des « clientèles » et asseoir ainsi leur pouvoir. [3]

Il faut plusieurs approches, une lecture plus ample, transversale du contexte qui n’a rien du mono causal dogmatique.

ARN : Soyez plus explicite…

KL : Inclure, celles que proposent au-delà du prisme westphalien, la théorie de la lutte des classes, celle qu’induit les catégories issues de la pensée décoloniale, celle des théories africaines du pouvoir et de l’état ou encore juste celle du bon sens qui nous met brutalement devant les faits, les réalités parfois désarçonnantes. Surtout dans cette espèce d’environnement globalisé mouvant où les oligarchies rentières qui se constituent obéissent à la logique systémique néolibérale, paupérisent la majorité des populations qu’elles réduisent violemment à la survie. Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra poser le bon diagnostic, du moins, un qui soit acceptable, sans se vautrer dans les visions habituelles de la négrologie négrophobe qui étreint amoureusement ses logiques et outils d’analyse gorgés du mépris de nous. Nous y reviendrons si vous le souhaitez. L’analyse pointilleuse et courageuse qu’en fait par exemple Ali Mohamed Abali dans son article « « la dialectique nord-sud, musulmans-chrétiens dans le débat politique au Tchad » est d’une objectivité louable.[4]  

ARS : Et pour revenir au leadership politique…

KL : Ce qui est troublant, c’est cette espèce de fixation que l’on fait sur Tombalbaye sans doute parce qu’il a incarné à la fois le héros et l’anti-héros primordial du mythe obsédant nord-sud ! On lui attribue à lui et à son administration l’erreur fondatrice fatale, le péché originel des violences dont découleraient la genèse du Frolinat et les rebellions armées puis l’interminable série du film western des desperados. Et comme un leitmotiv, l’on chante la fable-rengaine de l’oppression des populations du nord par « l’administration sudiste » de Tombalbaye ![5] Certains cultivent en cela une surreprésentation, une rente mémorielle qui devra tout justifier des violences subséquentes. Certes Tombalbaye, quelques-uns des administrateurs et chefs militaires de l’époque ont été odieux et ont exercé des violences sur des populations du centre et du nord du Tchad ou sur des personnalités issues de ces régions évoquées. Les exactions sont très bien documentées. Cependant, il serait faux d’affirmer que la violence sous Tombalbaye ne s’était abattue que sur les populations des régions septentrionales ou centrales. Celles des zones méridionales n’avaient pas été en reste non plus. Même si celles-ci n’avaient pas été très promptes à la rébellion, du fait de la complexité de la relation au crime de sang et de la difficulté d’acquisition d’armes. Du reste, les pratiques dégradantes de flagellation se produisaient assez souvent dans les champs de coton du sud ou les gardes municipaux se donnaient à cœur joie lorsqu’il s’agissait de manier le fouet sur la couenne des paysans pour les obliger à cultiver le coton plutôt qu’à se dédier à leurs champs de mil ou de manioc. Un travail de forçats, tout comme sous la colonisation. On aura beau vanter les vertus de la rente cotonnière[6] dans l’émancipation des populations de la zone méridionale du pays, il n’en demeure pas moins que les campagnes de récolte et vente de coton, pour le paysan, se soldaient presque invariablement par les dures périodes de famine à la soudure inter saisonnière de juin à août, les traites d’engrais et intrants à payer, les impôts de capitation de chaque membre de la famille… Quant au thème faux du différend fondamental, l’on oublie que très tôt, déjà en 1957 c’est le Mouvement Socialiste Africain (MSA) d’obédience nassérienne et réformiste qui avait des velléités sécessionnistes. Son leader Ahmed Koulamallah « déposa d’ailleurs devant le Conseil de gouvernement formé après les élections de 1957 une motion réclamant la séparation du Nord et du Sud. »

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Tombalbaye était un nationaliste courageux[7]. Il a voulu être le bâtisseur d’une certaine modernité. Il ne pouvait pas être aisé à l’époque de succéder au colon, d’avoir pour objectif d’arracher au chaos structurel informe, à la précarité et à l’archaïsme technologique, un arrière-pays où les principales activités productives se faisaient avec des moyens rudimentaires. Il a essayé de construire un système d’enseignement où les écoles devaient apporter une éducation décloisonnant les microcosmes tribaux, tenté d’organiser une administration qui soit efficace ; mais qui hélas n’avait de modèle et d’héritages que celui de l’état colonial, et souffrait d’un déséquilibre numérique de cadres fonctionnaires, et cela, de fait ! On aura beau stigmatiser la supériorité numérique des ressortissants du sud dans la fonction publique ou dans l’armée lors des indépendances, il serait très subjectif d’en attribuer la faute à Tombalbaye. Surtout si l’école française qui servait de canal de formation et d’accès au type d’administration héritée de la colonisation du pays, avait été longtemps boudée par les populations des régions septentrionales et du centre qui connaissaient un autre type d’enseignement traditionnel confessionnel. Du reste, les premières écoles en langue française n’ont pas été créées dans le sud du pays. Et puis, il n’y a qu’à consulter les différents gouvernements dont il recherchait au début, un savant équilibre régional ![8] Il me semble qu’assez souvent l’on fait fi des contextes historiques pour juger ou analyser avec des œillères décalées. Imaginez l’époque ! Cela ne l’absout pas non plus.

ARS : Il n’a pas réussi à contrôler l’administration, a perpétré les violences de toute nature, a assassiné ou emprisonné des opposants, fait intervenir une armée étrangère, s’est recroquevillé sur lui-même…

KL : Pour l’armée étrangère, celle coloniale, trainait encore les pieds sur un territoire qu’elle n’avait pas réussi à pacifier entièrement, même après les indépendances et cela jusqu’en 1965. Depuis, elle n’est pas vraiment partie dans ses casernes hexagones et compte ne jamais s’en aller.

Oui, on attribuera à Tombalbaye le crime primordial, l’anathème d’avoir dissous les partis politiques, jeté des opposants en prison et installé une gestion tribale du pouvoir et ainsi créé le modèle moule dans lequel se sont engouffrés tous ceux qui ont suivi. Soit. Mais le PPT RDA[9] avait bel et bien dans ses registres d’inscrits, des cadres et partisans issus de toutes les régions du pays. Et que l’on n’oublie pas non plus qu’à l’époque, en Afrique de colonisation française récemment indépendante, la panacée était à mettre sous le boisseau le multipartisme pour espérer construire une nation à partir d’un rassemblement de forces vives dans un parti unique ! Pragmatisme facile ou manœuvre autocratique, difficile de trancher mais l’un des objectifs avoués était celui d’éviter la dispersion des énergies dans des luttes intestines partisanes inutiles. Il aurait fallu plutôt chercher à créer autre chose. Quelque chose d’autre sans doute que le moule territorial n’a jamais permis et que malheureusement la cristallisation qu’en a fait l’OUA[10] en tout figeant dans des frontières dites intangibles, a statufié.

ARS : Vous êtes mauvais juge…

KL : C’est d’ailleurs mon souhait…puisque je n’en suis pas un. Et puis, loin de moi l’idée de juger ou de justifier nos « pères de la nation » ou de minimiser les violences qu’ils ont organisées. Au contraire. Il me semble important d’en relever le caractère systémique. Il serait un peu plus efficient de dissocier dans l’analyse, la nature du régime de gouvernement, de l’individu. C’est à dire dépasser le cadre de la stigmatisation maladive de ceux qui ont été portés au pouvoir à un moment donné et qui ont lamentablement échoué dans leur gestion. Ceci pour aller vers une analyse des systèmes de gouvernement qui se sont imposé à eux par le jeu des contextes aléatoires ou prévisibles. Pour ma part, de nos soixante années de tumulte sanglant, je retiens que nous avons eu de façon marquée quatre « pères de la nation en gésine ». Chacun d’eux a essayé de créer une certaine dynamique, qui ne pouvait hélas se mettre en branle de façon vertueuse pour deux raisons principales, dystopie identitaire des individus mis à part : le mimétisme sclérosant des systèmes coloniaux européens et arabes musulmans et l’indétermination du politique quant à solliciter le consentement volontaire et conscient des masses populaires pour vaincre la prédestination coloniale dans laquelle la France et ses alliés nous ont enfermés.

ARS : Que voulez-vous insinuer ?

KL : Même si les conditions de leur accession au pouvoir sont très différentes, dans la réalité des faits, la gestion de l’État par Tombalbaye ou Hissène Habré est de la même nature : imposer l’ordre jacobin centralisateur et faire observer la loi dont on pense que l’on doit pouvoir faire usage du monopole de la violence légitime.  L’un et l’autre, pour créer un état unitaire déconcentré, ont gouverné par la force, l’intimidation, l’état policier qui sème la terreur, provoque la délation, la torture, le recours aux forces armées étrangères, le recours à des pratiques avilissantes, le culte de la personnalité [11]… Tombalbaye a dû sombrer dans la paranoïa, la foi à l’occultisme vaudouisant avec son sketch abracadabrant de la conspiration maraboutique au mouton noir. Habré lui, a dérivé vers la folie meurtrière qui érigeait l’une après l’autre, les communautés ethniques élues au supplice du bouc émissaire, communautés dont les ressortissants devenaient tour à tour des proies faciles de la chasse aux sorcières.

ARS : Quid des deux autres ?

KL : Goukouni et Idriss Deby ont été débordés sur leurs ailes ; le premier, à cause d’une vision étriquée de la globalité politique. Et puis la naïveté surprenante du révolutionnaire romantique, véritable nationaliste sincère, pourtant ! Le second, lui, a dû se soumettre au jeu de la reproduction des dynamiques d’alliances de groupes claniques et régionales, débordant les frontières nationales. Le « je ne vous apporte ni or ni argent mais la liberté… » d’Idriss Deby devait aussi s’entendre dans son plein écho avec en fond de toile le simulacre d’état de droit : la liberté de générer le chaos, de piller comme bon vous semble pourvu que s’installe la relation de vassalité entre vous et moi.

Deux conceptions de l’État, du pouvoir d’état et de la gestion d’un pays… et qui ne pouvaient qu’aboutir à l’échec. L’une s’installant dans la continuité de l’état colonial occidental de type jacobin unitaire et déconcentré et qui rêve de frontières ; l’autre réincarnant les formes séculaires ayant prévalues dans le bassin subsaharien et sahélien colonisé par les arabes esclavagistes et où les frontières n’existent pas dans un tracé géographique imaginaire ou topographique. Pour Goukouni Weddeye et Idriss Deby qui en réalité se sont installés dans la pure tradition du Frolinat, les frontières sont poreuses. Qu’est-ce que c’est qu’une frontière ? Qu’est-ce qu’être poreux ? Or qu’est-ce encore une frontière si elle est poreuse ? L’est-elle encore si elle est poreuse ? Murielle Debos l’énonce avec beaucoup de perspicacité lorsqu’elle écrit que : « La région du Soudan central, dans laquelle s’inscrivent les frontières du Tchad actuel, est caractérisée par une géographie fragmentée. Elle est un point de rencontre des commerçants caravaniers, des nomades et des sédentaires. Il existe plusieurs pôles de pouvoir et les groupes appartiennent simultanément à plusieurs espaces enchevêtrés : politiques, culturels, religieux, marchands. Les identités ne sont jamais exclusives ; la notion d’un individu dont l’identité serait unique et figée n’a aucun sens avant son introduction par le colonisateur. »

ARS : Soit, mais…

KL : Il tombe sous le bon sens que l’État jacobin déconcentré se déploie à l’intérieur d’un certain nombre de frontières. Les frontières impliquent alors de la part des gens qui vivent à l’intérieur ou à l’extérieur de l’intérieur, des droits et des devoirs : c’est le pacte qui garantit une certaine viabilité solidaire et oblige à la responsabilité des uns et des autres, vis-à-vis des uns et des autres. Que deviennent les notions de droits et de devoirs, lorsque la frontière est mobile, variable, poreuse ou n’existe plus ? On peut très facilement expliquer que Goukouni Weddeye et son Frolinat, regardent de façon naturelle l’invasion libyenne du Tchad, cette Lybie « généreuse » à qui il demandait et dont il acceptait les armes. Bizarre qu’il puisse s’étonner qu’un jour la Libye en vienne à planter son drapeau à Aouzou et à souhaiter plus tard une fusion territoriale avec le Tchad.

ARS : Deby alors ? Il n’est pas allé chercher les Libyens, lui. Bien au contraire…

KL : C’est cette même relativité dans les notions de territorialité et extraterritorialité qui explique également que Deby, pour prendre et conserver le pouvoir, se fasse aisément et massivement aider des populations soudanaises du Darfour[12] (au prétexte d’une continuité ethnique du grand darzaghawa qui s’étend jusqu’au Soudan). Et normal, qu’il leur renvoie l’ascenseur lorsqu’il s’est agi de soutenir la rébellion armée du même Darfour, qu’il prenne une de ses nombreuses épouses au Soudan à coup de milliards de francs CFA pour sceller un pacte de non-agression et qu’il installe pour ses « cousins » des régences de généraux-gouverneurs qui cumulent les fonctions d’administrateur, de chef militaire des régions, avec ceux de grands propriétaires de bétail, ouvrant manu militari, les champs agricoles à la pâture des troupeaux de bovins et de caprins. Quand se déploie le chaos de la porosité, l’État dans sa conception d’état-nation de type jacobin n’existe plus. Dans cette vision où seule la violence ou les accords entre individus ou groupes particuliers font loi, les privilégiés ou les exclus du partage des prébendes sont évidemment tentés de créer un état parallèle.

ARS : Ce qui hélas, ne s’applique pas qu’à votre « pays de merde » que vous adorez … Toutes les luttes armées de libération se sont aménagées des bases arrières sur les territoires voisins ou ont été appuyées par des états frontaliers.

KL : J’en conviens. Cependant, dans ce cas précis, comme il s’agit de rémanents de cultures où l’économie de guerre ne s’embarrasse pas de lignes arbitraires tracées, les limites qu’impose la loi sont poreuses à leur tour et la loi devient arbitraire. Dès lors, le pillage est permis, la corruption et le clientélisme se généralisent, puisque l’état lui-même organise la capture des ressources du pays pour solder les intérêts d’individus ou de clans.[13] Le métier des armes s’aiguise, se professionnalise, se généralise. L’Etat parallèle, encouragé par l’ersatz d’état-nation déconcentré complice et allier, impose des lois tribales ou confessionnelles telle que la diya islamique, ou le serment sur le coran, que doit accomplir un ministre du gouvernement de cette même république dont la constitution édicte qu’elle est laïque. Et le roman national fait la part belle à la violence comme vertu ! On devient politique accompli parce que l’on tue et l’on vole impunément et l’on s’en enorgueillit ! Au gré des mouvements de migration, de transhumance et d’alliances, les membres de groupes rebelles, passent allègrement d’une fraction à l’autre, des multitudes de groupes politico-militaires presque tous issus de cette même famille générique du Frolinat et des résidus des Forces armées tchadiennes d’autrefois ou de groupes rebelles du sud. Inépuisable, le vivier de desperados, ces hommes dont pour la plupart, l’apprentissage de la vie se résume au métier des armes ou qui ont abandonné les travaux de champs sans lendemain heureux.

ARS : Ne pensez-vous pas que vous délégitimez les luttes parce qu’elles sont armées et … de réduire les combattants à des gens dont le seul apprentissage de la vie se résume au métier des armes, tient d’un certain classicisme élitiste ?

KL : Loin de moi cette idée. Bien de leaders de ces groupes armés sont des personnes érudites, solides quant à l’idéologie. Et puis l’on ne peut qu’avoir raison lorsque l’on se lève pour revendiquer ses droits à une existence digne, réclamer justice pour la collectivité. Prendre les armes pour en défendre la cause, a toujours été un moyen lorsqu’il n’y a pas d’autres issues. Et pour cela l’on n’a pas besoin d’avoir lu Karl Max, Mao ou Cabral ! Je respecte ceux qui risquent leur vie pour un idéal noble : provoquer l’avènement de la libération nationale véritable, proposer une alternative pour une certaine justice sociale et une répartition des biens communs. Le problème c’est de s’installer dans une tradition belliciste avec la perspective d’en faire une espèce de hobby ou de lieu de rente… L’impréparation ou l’immaturité des projets politiques des révoltés est réelle : lorsque l’on a entre les mains le pouvoir d’état pour transformer les révoltes en révolution, on se rend compte que l’on n’y a pas suffisamment réfléchi et que l’on n’en a donc ni les outils conceptuels, ni les méthodes organisationnelles. On se laisse alors facilement déborder et absorber par l’exercice de la violence d’état ! Le Frolinat, pendant quarante ans s’est emparé de la gestion du pouvoir d’état et l’a constamment remis en cause. Il n’a pas réussi à transformer les révoltes qu’il a encadrées, en révolution populaire et démocratique. Un échec irrémédiable qui nous précipite de façon vertigineuse et sûre dans les ornières du chaos qui risque d’être encore plus sanglant à l’avenir.

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ARS : Qu’est-ce qui vous mène à cette conclusion.

KL : Au lycée, nous rêvions tous de révolution populaire pour qu’enfin advienne justice sociale et dignité et une amélioration de nos conditions de vie très précaires. Encore étudiants, nous nous cachions pour écouter avec exaltation les radios rebelles émettant depuis le désert. Nous faisons tout pour capter les ondes faibles et brouillées qui venaient du lointain ; nous savions utiliser les dispositifs rudimentaires du poste radio posé sur une cuvette d’eau. Nous nous sommes réjouis de l’arrivée du Frolinat aux affaires avec Habré… Nous pensions qu’il remettrait en cause l’état néocolonial de Tombalbaye et Malloum. Il s’est juste installé dans ses périmètres corsetés.

ARS : Je saisis mieux le contexte quand vous écrivez : « Et la rhétorique martiale d’encenser et de célébrer la bellicosité romantique des irréductibles guerriers du désert, invincibles spécialistes de rezzous ! Et les prouesses des seigneurs de guerre portées aux nues ! L’arbre qui cache la forêt : une jeunesse sacrifiée, mercenarisée à souhait qui joue au proxy et écume les champs de bataille du Sahel, au Mali, au Nigeria, au Niger, en Centrafrique, au Cameroun… et parfois jusqu’au Congo ! »

KL :   Au sein de l’armée nationale, Deby a créé une sous armée clanique de mercenaires à sa propre image. Et qu’il a dédiée à la Françafrique… Évidemment, lorsque l’on veut manifester collectivement son insatisfaction ou son indignation, les cadres professionnels, les syndicats, les associations, la « société civile », sont ceux qui sculptent les formes habituelles à vocation non violente. Comment veut-on que des jeunes gens à qui l’on a fait comprendre d’une manière ou d’une autre que seul le métier des armes en vaut la peine, n’y trouvent pas conséquemment l’espace et les moyens de leur survie ? Ce n’est donc pas pour jeter l’anathème sur ces guérilleros-là, que je parle d’une jeunesse sacrifiée et mercenarisée ! Beaucoup parmi eux avaient leurs parcelles à cultiver, leur bétail à entretenir et faire croître. On leur aurait fourni des moyens de productions agraires ou pastorales dignes qu’ils ne se seraient pas aventurés dans d’interminables guerres de seigneurs.

ARS : C’est tout comme… Puisque vous semblez minimiser les motivations profondes qui pourraient les avoir conduits au bush, où la vie n’est pas une partie de plaisir.

KL : Vous savez, les motivations, il faut parfois les peser et les soupeser pour juger de leur pertinence ou non, leur légèreté ou non, leur fourberie existentielle ou non et qu’elles peuvent cacher finement. Je connais l’âpreté des travaux champêtres puisque pendant mes vacances scolaires j’y ai ardemment participé à la houe et au coupe-coupe sous le soleil brulant, les bourrasques de septembre, la pluie diluvienne d’août, pour avoir des piécettes et acheter mon cahier d’écolier.

ARS : Que votre prudence ne soit pas sujet à une mal compréhension !

KL : Je n’en ai cure. Il nous faut de surcroit essayer de comprendre le mécanisme de transhumance des guérilleros en remontant aux origines… surtout lorsqu’à la longue il devient vicieux. S’agissant du métier des armes, je ne me lasserais pas de citer Debos qui en perçoit parfaitement les relations historiques de cause à effet lorsqu’elle dit que : « Pour saisir l’historicité du métier des armes, il convient d’aller au-delà de la seule généalogie des conflits. Si les hommes en armes sont restés des figures centrales – mais jamais figées – depuis l’époque des empires précoloniaux, ce n’est pas uniquement parce que le Tchad est le pays des « guerres sans fin »… Certes, la permanence des conflits favorise la diffusion des moyens de la violence et la banalisation de son usage, mais elle n’explique pas à elle seule le développement d’un métier spécialisé dans le maniement des armes. Ce processus est également lié à l’économie de la région caractérisée par l’accumulation prédatrice et à la trajectoire historique violente de l’État ».

Retrouvez la suite ce mardi 16 août 2022 sur votre site SenePlus.com

[1] Front de Libération Nationale  ou Frolinat est un mouvement armé tchadien créé le 22 juin 1966 au Soudan par Ibrahim Abatcha pour lutter contre le régime sudiste qui était accusé de discriminer les populations musulmanes du Nord, du Centre et de l’est. Il est au pouvoir au Tchad depuis  40 ans.

[2] Goukouni Weddeye, Combattant, une vie pour le Tchad, Espaces & Signes; Illustrated édition (13 août 2019)

[3] Christian Coulon, Manipulations tribalistes et affermissement du pouvoir, Le Monde Diplomatique, Décembre 1975.

[4] Ali Mohamed Abali, La dialectique nord-sud, Musulmans-Chrétiens, dans le débat et la pratique politique au Tchad (1 JUIN 2020#TCHAD #Opinion Libre)

[5] Laburthe Tolra, Un regard sur l’histoire postcoloniale du Tchad sous François Tombalbaye fait apparaître une alternance de gouvernement caractérisée tantôt par la recherche de la conciliation (l’accueil, dans un même parti politique, des diverses représentations) et tantôt par la répression (l’emprisonnement ou l’assassinat des opposants) – le remplacement, en août 1973, du Parti Progressiste Tchadien (PTT) par le Mouvement National pour la Révolution Culturelle et Sociale (MNRCS) soldant l’échec de ces deux expressions du parti unique. L’ambition du MNRCS était de renouveler le jeu politique par le retour à la tradition, de reprendre en main une administration inefficace et d’anéantir enfin une rébellion toujours active malgré les coups portés par le corps expéditionnaire français. Alors que le PPT avait pour ambition de faire l’unité entre les différentes ethnies composant la “nation tchadienne”, le MNRCS, s’appuyant sur une hypothétique unité culturelle du Sud contre la rébellion du Nord, ratifiait, de fait, le deuil d’une telle ambition.

[6] Quand il s’était délesté de son coton à la vente, il ne restait plus qu’entre les doigts du paysan quelques sous pour acheter un sac de 50 kilos de sel, un pagne à chacune de ses femmes et de quoi rembourser une dette contractée pour payer une amende au Chef de canton, pour un éventuel délit d’adultère ou de rixe une espèce de continuum du travail forcé colonial. L’on s’était installé dans la continuité des travaux forcés coloniaux.

[7] Lire « Ngarta Tombalbaye » d’Arnaud Digammadji, L’Harmattan, 2007

[8] Lire « Les gouvernements du Tchad – De Gabriel Lisette à Idriss Déby Itno (1957-2010) » d’Arnaud Dingammadji de Parsamba, L’Harmattan, 2011

[9] Le Parti Progressiste Tchadien naît en 1947 en tant que section locale du Rassemblement Démocratique Africain de Félix Houphouët-Boigny. Son fondateur est un fonctionnaire colonial d’origine guadeloupéenne, Gabriel Lisette, qui a été élu député du Tchad en 1946. Le mot d’ordre du parti “Plus de coton ! Plus d’impôts ! Plus de chefs le fait situer à gauche. D’inspiration nationaliste, en réalité, il trouve ses responsables parmi les fonctionnaires et les cadres. Il fait campagne contre la chefferie traditionnelle en réclamant des élections et ne proclame aucune exclusive religieuse ou ethnique. Ses responsables sont d’ailleurs originaires du Nord, Abba Siddick, par exemple, futur animateur, à Alger, du FROLINAT d’Ibrahim Abatcha, comme du Sud, ainsi François Tombalbaye, qui devait former le premier gouvernement de la République du Tchad en 1959.

[10] L’Organisation de l’unité africaine, aujourd’hui Union Africaine.

[11] Avec le Yondo, Tombalbaye tenait presque l’instrument idéal d’asservissement des populations, la machine infernale qui casserait presque toutes les résistances physiques et mentales. Dans la clandestinité de la brousse, les initiés devaient se plier aux exigences du maître-initiateur qui avait le droit d’utiliser tous les moyens de contrainte. Ainsi, pour les irréductibles existait un système de coercition qui alliait à la bastonnade et aux tortures de subtils lavages de cerveau dans lesquels intervenait l’emploi de drogues végétales qui annihilaient la volonté et le raisonnement et rendaient à la vie des loques humaines.” On voit à ce jugement que Tombalbaye comprenait l’initiation comme une version africaine de l’institution psychiatrique ou du camp de redressement.

[12] Malgré l’absence de Hassane Djamous, les nouveaux maquisards vont s’organiser immédiatement, en récupérant le stock d’armes cachées dans les grottes. Ils ont l’avantage du terrain. Le Darfour soudanais, prolongement naturel du “dar zaghawa”, est majoritairement peuplé de cousins dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ont un sens sacré de la solidarité fraternelle…et des affaires ! Les Zaghawas soudanais ont vite compris qu’au-delà de la famille, il y a au bout de l’aventure un pays à conquérir et à piller, comme au bon vieux temps des razzias. Les engagements préliminaires ont été pris par les Tchadiens qui ont bénéficié immédiatement de toutes les aides : politiques, diplomatiques, financières, militaires et humaines. Si l’on ajoute à ce tableau que les militaires français n’allaient pas rater cette occasion de bouter hors du pouvoir Habré, la boucle est bouclée et les jours de Habré comptés. ( Saleh Kebzabo)

[13] Le chef du mouvement lui-même ne sera là que quatre jours plus tard pour lire un texte préparé par Ousmane Gam: “ni or, ni argent”… On connaît la suite.

Le pouvoir se met difficilement en place. Les hommes-clés, issus du maquis ou du vivier trouvé sur place seront désignés pour le contrôler. Tous les Zaghawas vont former un bloc compact autour de Déby pour pérenniser le pouvoir et le conforter au profit de la tribu. Ce que Déby comprendra comme une entreprise à son profit personnel! Il laissera donc se constituer tous les lobbies politiques, administratifs, militaires et commerciaux ou affairistes et mafieux, autant qu’ils ne le menacent pas. Les frères Erdimi, les Haggar et d’autres vont vivre leurs heures de gloire au pouvoir pour faire et défaire les hommes et les situations. Si Déby a résisté à toutes les épreuves intérieures et extérieures, c’est en partie grâce à l’intelligence politique de ce lobby qui a utilisé toutes les ficelles pour renforcer le pouvoir. A son passif, la mise au point d’une redoutable machine de fraude électorale qui tourne encore sans eux ! Déby feint de l’ignorer. (Saleh Kebzabo







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