L’exercice raté de politique comparée du professeur Makhtar Diouf en juillet 2022 sur la démocratie sénégalaise qu’il considéra comme « hybride » par mimétisme paresseux, celui non moins raté, en janvier 2023, du professeur Abdel Kader Boye en conflit jurisprudentiel avec lui-même sur la recevabilité ou non de la candidature du président Macky Sall à l’élection présidentielle de l’année prochaine et celui, inutilement long, de mars 2023, du professeur Jean-Louis Corréa qui monta au créneau pour ne régler qu’un compte bidon avec ce qu’il appelle les « savants agrégés empressés de fréquenter les salons du pouvoir » – ces salons n’existent que dans l’imaginaire de celui qui ne peut s’empêcher de penser par le ventre -, ont fini de montrer que la grande thèse sur l’ennemi politique chère au philosophe français Julien Freund (1921-1993) est toujours d’actualité.
Macky Sall, l’ennemi à abattre
Résistant français de la première heure, Julien Freund obtint son agrégation de philosophie en 1949. Freund entreprit aussitôt de rédiger sa thèse de doctorat intitulée « L’essence du politique ». Mais le jeune doctorant dut faire face à un problème de patronage quand le philosophe Jean Hyppolite (1907-1968), entré à l’École normale supérieure en même temps que Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Raymond Aron, se refusa, du fait de son adhésion à l’idée de progrès, à assurer la direction d’un travail de recherche dont l’auteur soutenait qu’« il n’y a de politique que là où il y a un ennemi ».
Remplacé par Raymond Aron, Jean Hyppolite fut néanmoins membre du jury devant lequel Freund soutint sa thèse en 1965. Que les universitaires sénégalais cités dans cette tribune ait lu Julien Freund ou pas importe peu. Une chose est sûre : l’idée que la politique est le domaine par excellence de l’affrontement entre ennemis enchante, depuis la campagne pour le référendum du 20 mars 2016, bon nombre d’universitaires et d’intellectuels sénégalais. Nous aurions admis leurs conclusions de 2023 comme nous avions admis celles de certains de leurs pairs opposés en 2011 à la candidature du président Abdoulaye Wade si le Conseil constitutionnel qui autorisa Wade à candidater n’avait pas réussi, en janvier 2012, à mettre enfin tout le monde d’accord pour entendre le verdict des urnes. Pour leur part, les professeurs Diouf, Boye et Corréa réussiraient à mettre le pouvoir et l’opposition d’accord si leurs tentatives d’intimidation, à travers leurs tribunes, des 7 Sages du Conseil constitutionnel, suffisaient à exclure du processus l’ultime juge des élections.
Rien de mieux alors pour comprendre la persistance des trois universitaires à vouloir dicter leur droit que le rappel des termes – rapportés par Alain de Benoist dans le numéro de juillet 2008 du mensuel Le spectacle du monde – du dialogue entre Jean Hyppolite et Julien Freund pendant la soutenance de la thèse qui opposa les deux hommes. « Si vous avez vraiment raison, s’exclame Jean Hyppolite, s’adressant au thésard Julien, il ne me reste qu’à cultiver mon jardin ! » « Comme tous les pacifistes, rétorque Julien Freund, vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi Or, c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. »
Du moment que les auteurs cités dans ce texte veulent que le président Macky Sall soit l’ennemi, il l’est. Peu importe le sort que lui réserverait le Conseil constitutionnel s’il se portait candidat. Peu importe surtout ses exploits économiques, sociaux et diplomatiques et la grande habileté préventive dont il a fait montre face au terrorisme en Afrique de l’Ouest pour toujours plus de sécurité des biens et des personnes, l’intégrité territoriale et la paix.
Jamais alors le dialogue entre Hyppolite et Freund n’a autant tourné en faveur du second qu’aujourd’hui. La singularité de ce dialogue est de trouver sur le sol sénégalais les ingrédients d’une crédibilité philosophique comparable à celle de 1965. A cette date, un autre philosophe membre du jury, Paul Ricœur (1913-2005), trouva « géniale » la thèse de Freund patronnée par Raymond Aron. L’œuvre de Ricœur comporte, entre autres, une théorie de l’interprétation des textes encore appelée herméneutique. Ce pan des travaux de Ricœur, utile aux professeurs Diouf, Boye et Corréa s’ils décidaient de l’explorer, ne suffirait pas non plus à la mise à pied des membres du Conseil constitutionnel.
L’« inflexibilité de la morale » de Nelson Mandela dans le « règlement (…) des différends » ne serait-elle pas politique ? « Pour faire la paix, avec un ennemi, on doit travailler avec cet ennemi, et cet ennemi devient votre associé », écrit Mandela dans Un long chemin vers la liberté. Comme Freund, Mandela distingue l’ami de l’ennemi. Mais c’est avec ce dernier que l’ancien président sud-africain veut faire la paix considérée par Julien Freund comme un accommodement avec la belligérance du camp d’en face. Comprendre Freund c’est donc définir la politique par la possibilité d’un conflit sans tomber, comme les professeurs Diouf, Boye et Corréa du reste, dans le travers du mépris de l’ennemi. Celui des trois universitaires et de 104 autres intellectuels pétitionnaires s’appelle Macky Sall. Quel acharnement ! Pour ne se taper comme ami qu’un « grand diffamateur, grand colporteur de médisance » (68:11) doublé d’un « grand transgresseur » (68:12) de la loi générale.
Abdoul Aziz Diop est essayiste, auteur de « Gagner le débat… » (L’Harmattan Sénégal & Éditions universitaires européennes, février 2023)