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Malaanum LËndËm, Un Livre-testament

J’ai rarement relu un livre autant de fois. Pour faire sa critique, je l’ai longuement contemplé, feuilleté, annoté (au point de le salir). Au plus profond de moi, je sentais un cri, une soif, un besoin vital, de rendre justice à un texte magistral : arrêter le monde entier et glisser dans chaque oreille mon invitation, « il faut lire Malaanum lëndëm ».

Au sens propre comme au figuré, Malaanum lëndëm (1), le troisième roman en wolof de Boubacar Boris Diop, est une affaire de titans. À Ingwini, ville « plus douce que le miel » située au Nigéria, Keebaa Jakite, paysan sénégalais de son état, débarque. Son meilleur ami, le paysan nigérian Jonas Ephrem Akintoye, y a été assassiné il y a un an. Des tas de chair humaine, sa casquette xuun, ont été jetés sous le manguier devant sa maison à Awolowo Street. Sur ce qu’on ne saurait appeler cadavre, il manquait la tête du défunt. Durant deux jours, les mouches ont été les seules créatures à s’approcher de la chair entassée sous le manguier. Même le frère du défunt, Tony Akintoye, n’a pas osé enterrer les restes encore moins se rebeller contre l’auteur du crime, connu de tous.

Chief Moses Abimbola a assassiné Jonas Akintoye. Cette information sonne comme une évidence à Ingwini, où tout le monde savait ce jour inéluctable : même si la rue, avec ses oreilles déjà tendues, ne pouvait se douter que le cri d’Iwoye, qui a découvert à l’aube les tas de chair sous le manguier, allait être aussi déchirant. Milliardaire aux puits de pétrole inépuisables, descendant du dieu Tiyo-Amanze créateur de l’univers selon les croyances d’Ingwini, Abimbola craint un seul homme sur terre : le paysan Jonas Akintoye, son ami d’enfance avec qui il a « lakk ndaamaraas, ëppalante cucu, jëw magi dëkk bi, xool kan moo gën a waŋ ci jongomay Ingwini yi ».

Jonas est coupable d’une lèse-majesté. Ce paysan, rempli de caractère, ne courbe l’échine devant personne. Il prend les prétendus descendants de Tiyo-Amanze comme les bourreaux du peuple. Or, à Ingwini, comment tenir tête à Abimbola et aux siens, même lorsqu’on n’a pas de « tiitukaay » comme Jonas Akintoye ? Surtout quand on est un « baadoolo » de rien du tout, d’une mère vendeuse de dibi et d’un père sagaru nit, Salomon Akintoye, soulard patenté qui faisait caca dans les rues d’Ingwini.

Dans leur jeunesse, Chief Abimbola avait rappelé cela à Jonas. Qui l’avait battu jusqu’à l’étrangler avec son pied, sommant Abimbola d’insulter son prétendu ancêtre divin Tiyo-Amanze, son père Chief Isaac Abimbola et sa mère Mama Wumbi-Oye. Abimbola s’était exécuté et s’était levé en embrassant presque Jonas. Or, « buur du fàtte, du baale, te meram yombul a dékku. » Cette humiliation a hanté Abimbola toute sa vie. Dans ses voyages, à bord de ses deux jets privés, il ramenait toujours de nouveaux outils pour préparer sa revanche : traîner Jonas une corde au cou, le torturer minutieusement à la Pinochet ou à la Franco, enterrer son cadavre sous son bureau pour essuyer ses pieds dessus. Comme Mengistu Haïlé Mariam l’avait fait avec le cadavre de Haïlé Sélassié.

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Mama Wumbi-Oye va pousser son fils à passer à l’action. La vieille dame tenait à voir de ses propres yeux la tombe que son fils allait lui offrir. Elle voulait que cette tombe soit construite sur les champs de Jonas Akintoye, dont Abimbola devait s’accaparer. Ces champs devaient être détruits, rasés, pour que s’élèvent les murs de la tombe climatisée de Mama Wumbi-Oye : dans lesquels devaient se trouver 99 écrans plats Samsung brodés d’or, 99 miroirs, une Bugatti Divo, une piscine où Amela Fayemi, actrice Nollywood préférée de l’extravagante dame, devait être la première à se baigner. Comme chez les Baoulé, les Égyptiens ou les Aztèques, un cortège de 99 servants devaient accompagner Mama Wumbi-Oye dans sa rencontre avec Tiyo-Amanze.

Cette tragi-comédie, effrayante et incroyablement drôle, n’a rien de linéaire, de fictif, quand on sait que c’est un Seega Ture âgé de 70 ans, à la vue détériorée, qui dicte ces évènements à une secrétaire, recrutée juste pour écrire ce livre : la malicieuse Asta Balde. Les paroles de Seega Ture, qui est en réalité Keebaa Jakite, sortent après un silence de 30 ans. Ce sont celles d’un homme de grande retenue, fin observateur, direct et parfois cassant. Un homme qui n’a pas encore fait le deuil de son meilleur ami, son doomu-ndey nigérian, ni celui de sa bien-aimée Fànta Sidibe et de sa fille préférée Maymuna Ture. Un homme qui sait que quelque part au Nigéria, à Calabar, la veuve de Jonas, la joviale Deborah Takinide, est internée à l’hôpital psychiatrique. Et que bientôt, bientôt avant qu’il ne soit trop tard, Jonas Junior, né après l’assassinat de son père, viendra à Tànjuraa, près de Kédougou : pour que lui, Seega Ture, accomplisse la toute dernière volonté du gaynde, Jonas Ephrem Akintoye.

Malaanum lëndëm est une poésie de l’amitié, du kóllëre : une poésie de la terre. Le destin, ce livre ouvert rempli de Kumpa, a fait en sorte que deux fils d’Afrique, aux caractères bien trempés, se rencontrent en 1997, à Oslo, au rendez-vous de la honte : au cours duquel le Norvégien Arald Mortesen de Save Africa, « leel ni Ablaay Wàdd ba noppi jiital koll guy watatu », déclarait la guerre à la famine. Jonas et Keebaa se vouent une admiration immédiate, forte, étendue à leurs familles. Hommes à la parole rare et précieuse, ils ne pouvaient plus s’appeler que par gaynde, mbër, jàmbaar. La sincérité érigeant chacun de leurs actes en symbole, ils ont fait de la terre, cette terre de l’Afrique libre, réconciliée à elle-même au-delà des frontières, le berceau de leur amitié :

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Jonas da ni ma bès, gis nga, mbër ci man, bànneexu doom-aadama mënuta weesu sol i bot yu gudd, di daagu ca sama biir tool ba ca Ingwini, garab yi wër ma, may gis ni seen doom yi ñore, léeg-léeg am bu ci ne putt daanu ci suff, fàcc, xeeñ bann ! (p. 63)

À Tànjuraa et à Ingwini, partis de rien, renonçant aux études supérieures, à l’émigration ou aux honneurs de travailler dans un xottu biro, affrontant une forêt immense qu’on disait auberge du dieu Tiyo-Amanze, ils ont chacun fini par employer une centaine de jeunes dans leurs champs, à force de gor, ruuj, buub, ji, roose, gub, góob, déqi.

Dëgg la, léeg-léeg xol bi diis, mu xaw a réccu li mu tas yaakaaru ñaari way-juram yi. Gaa, ñu gore lañu woon, séentuwuñu woon ci Keebaa mu am alal, yor leen. Déedéet. Moom kay, na seen doom ji am baat ci réew mi rekk, bu teyee ñu tudde ko ay jàng, bu ëllëgee ñu tudde ko làmb ca Iba Maar Jóob, saa yu delsee Tànjuraa ñu toggal ko « ñamu-Tubaab »… (p. 64)

Mais le devoir de mémoire de Keebaa envers son meilleur ami, sa femme et sa fille préférée l’ont quelque part enfermé dans un dialogue avec la mort. Au point où celle-ci l’a isolé de tout Tànjuraa. Seega Ture, Keebaa Jakite, n’y adresse plus la parole à quelqu’un. Son propre fils, Saalif Ture, jumeau de la défunte Maymuna Ture, est comme un fantôme dans la maison. Saalif Ture est une inexistence, le vide imaginé. Il n’a plus de père, mais seulement un compagnon de route avec qui on ne sait pas ce qu’il a en commun, hormis leur deuil long et silencieux. Pas une fois, les deux hommes ne se sont assis ensemble. Plus d’une fois, l’auteur s’est senti obligé de nous rappeler son nom, sa présence. Keebaa ne semble pas penser à son fils. Et même Asta Balde, la secrétaire, dernière venue dans la vie du vieil homme, le connaît mieux que son propre fils.

La singularité d’Asta Balde explique en partie cet avantage. Outsider, elle se révèle épicentre du récit. Présente, grâce à ses correspondances avec son mari Sidiki Siise, vendeur à la sauvette de caq et de boyetu sigaret à Las Palmas de Gran Canaria, en Espagne. Présente, grâce à sa curiosité irrépressible qui va finir par imposer au distant Seega Ture une relation Maam – Sët. Présente, parce qu’Asta Balde nous fait parvenir la voix lointaine de Boubacar Boris Diop qui nous révèle, avec constance et parcimonie, les coulisses de la création. Malaanum lëndëm est une poésie de l’écriture, de la langue wolof. Tour à tour, l’écriture fait office d’amuseur, de guérisseur, de résurrecteur.

Seetal rekk, Sidiki : ñaari ati lëmm mu may fite may dawal baaraam ci kow Sëñ Mac Intosh. Ngelaw lu romb tuñ yi, ma móol ko, rëdd ay « a », ay « g », ak ay « ñ  » walla ay « q » ak i « é » yu dul jéex, lee-lee ma maas ab baatal mbaa ma xëcc benn baatoodi, ñu mujj ràbbaske niy reeni béntéñe, soppi ngelaw li mbindeef muy dund, di noyyi, ku nekk mën cee teg say bët, mën koo raay ndànk, dem sax ba yaakaar ne miin nga Tànjuraa, fii ci Senegaal… (pp. 11 et 252)

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Cette déclaration d’amour à la langue n’a rien de surprenant quand l’on croit comme moi que Malaanum lëndëm est le livre le plus personnel, le plus intime, de Boubacar Boris Diop. Je ne puis m’empêcher de penser que dans cette histoire de titans, il n’y a pas que Keebaa Jakite qui exécute ou rédige un testament. Un auteur majeur de la littérature mondiale, depuis sa terre d’Afrique et dans sa langue maternelle, nous confie, avec pudeur et humanisme, sa vision du monde, sa vision de l’écriture. Dans son monde, ngor ak fit sont les seules richesses qui vaillent. Dans son monde, Ngugi Wa Thiong’o, Chinua Achebe, Ousmane Sembène, Rudyard Kipling, Meer Nafisatu Fay aux 9 fils nés aveugles, Jibril Koyta, sont des lanternes. Dans son monde, cette belle compagnie n’arrive pas à le faire nuancer sa conviction la plus profonde :

Dundug doomu-aadama, booy xool bu baax, du dara lu dul ab Téereb-Kumpa. Gaa ñi dañiy soow rekk, ku la ne xam na ndax mala yi dañuy xalaat am déet, day kàcc. Ana kan moo xam lan la nit kuy sukkuraat di xalaat ? Raay bi téen ca Kulikoro, bakkanu saxaar gi daldi fatt ! Dof yi rekk la seen xel doy te loolu sax a tax dof yi amuñu xel. (pp. 17, 64, 81 et 175)

C’est ce Kumpa que j’ai essayé d’atténuer, de dissiper, en entamant cette critique. Mais je le sens encore là, présent, lourd comme un remords, un échec : un goût d’inaccompli. J’ai si peu dit de cette œuvre que je crois que j’aurais dû me taire. Entre mes doigts, ma plume tremble, incapable de soutenir le rythme de mon cœur. Je dépose ma plume, avec mon cœur qui me rassure : l’éternité s’est déjà offerte à Malaanum lëndëm. Celui qui, à travers Murambi (Prix Neustadt 2021), a doté l’Humanité d’un lieu de recueillement pour le génocide des Tutsis en 1994 au Rwanda, a rehaussé, à travers Malaanum lëndëm, la dignité de toutes les langues africaines. L’égale dignité de toutes les langues. En écrivant en wolof ce qui est, selon moi, sa plus belle œuvre.

Malaanum lëndëm, de Boubacar Boris Diop, éd. ÉJO, 262 pages, 6000 Fcfa / 20 euros

Disponibilité au Sénégal :

Whatsapp +221 77 651 68 48

Disponibilité en Europe :

Whatsapp +33 6 46 10 56 00

(1) Malaan signifie littéralement en wolof pagne, voile, linceul.

Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye est l’auteur du blog Assumer l’Afrique.







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