Site icon Senexalaat

Quelques RepÈres Dans La PensÉe Politique De Cheikh Anta Diop

Cheikh Anta Diop peut être considéré comme l’anti-héros du monde politique de l’Afrique contemporaine. Pendant quarante ans cette forte figure du terroir bawol bawol a ramé parfois seul à contre-courant de la formidable machine de destruction de l’impérialisme culturel occidental.

Malgré la grande classe qui caractérise sa pensée et son action politiques et l’impact qu’ils ont eu sur la scène politique africaine et africaine-américaine des trente dernières années, l’héritage politique considérable légué par ce grand homme d’État à la postérité reste largement méconnu d’une grande partie du public. C’est à lui restituer le formidable potentiel qu’il présente pour l’action immédiate et la bataille stratégique pour la construction des États Unis d’Afrique en un ensemble fédéré, réellement indépendant, démocratique, prospère et non-aligné que s’emploient modestement les pages qui suivent.

On peut dire sans peur d’être démenti que l’œuvre de Cheikh Anta Diop comme ses idées charnières ont exercé sur le développement de la pensée politico-culturelle africaine l’impact le plus considérable qu’il ait été donné à un théoricien et un praticien du changement social d’avoir sur l’Afrique contemporaine.

C’est en reconnaissance de ce fait qu’il a été honoré en même temps que le Négro-Américain Du Bois par les leaders culturels et politiques Africains et de la diaspora noire durant le Premier Festival Mondial des Arts Nègres tenu à Dakar en 1967. Les Africains-Américains réunis en une conférence mémorable sur les Civilisations de la Vallée du Nil à Atlanta, en Géorgie lui ont décerné en 1986 les plus hautes distinctions honorifiques tout en le reconnaissant comme le géant des études égypto-nubiennes.

* Communication copubliée et coproduite la première fois en 1989 par le Centre National de Lettres, le Conseil Régional de la Martinique et Carbet, Revue Martiniquaise de Sciences Humaines et de Littérature dans une livraison spéciale intitulée « Sciences et Civilisations Africaines, Hommage à Cheikh Anta Diop » in Carbet, N° 8, 1989, Fort-de-France. Cette livraison coordonnée par Alain Anselin a enregistré la participation de nombreux auteurs de renom comme Théophile Obenga, James Spady, Charles S. Finch, Ivan Van Sertima, Oscar Pfouma, Frédéric Okassa, Maurice Caveing, Bruce Williams et Clyde Ahmad Winters.

** Ce texte a été rédigé en 1989, au moment où l’auteur enseignait les sciences de la communication à Howard University (Washington, D.C.) et collaborait activement aux initiatives africaines-américaines et africaines sur l’Afrique.      

Je me rappelle encore combien, en me montrant les titres qu’il avait ramené des Etats-Unis, il paraissait ému de tant d’attention vigilante et militante de la part des frères Africains des Etats-Unis. Il dit alors : « Le flambeau a pris ailleurs que sur le continent africain. Nos cousins d’Amérique ont désormais pris une avance sur leurs frères du continent dans le domaine de la prise de conscience culturelle ! ». Dans le langage dépouillé de Cheikh Anta cela signifie que les voies les plus sûres de la libération nationale africaine sont en train d’être balisées par les différentes composantes de la diaspora nègre tout en prenant une efficacité décisive encore inédite sur le continent africain.

Ferments du Panafricanisme

Vilipendée par certains idéologues dogmatiques ou immatures, ignorée de manière feinte par la plupart des gouvernements et chefs d’État de la période post-coloniale, taxée de raciste par libéraux et radicaux occidentaux et même des Africains noirs dont la naïveté est exploitée par des projets politiques savamment camouflés en vue de détruire l’Afrique, la pensée-action de Cheikh Anta reste encore un continent largement en friche. Seule une cécité criminelle a pu tenir éloigné de ce rivage théorique si vaste et fertile des patriotes africains disponibles pour la lutte anti-impérialiste mais encore trop confus sur leur identité et la contribution attendue d’eux par les masses africaines pour la construction d’une Afrique solidement plantée sur ses deux jambes et centrée sur elle-même. C’est que l’enjeu d’un tel objectif auquel Cheikh Anta Diop a si intimement mêlé sa vie est colossal. C’est en reconnaissance de ce fait qu’il a été honoré en même temps que le Négro-Américain Du Bois par les leaders culturels et politiques Africains et de la diaspora noire durant le Premier Festival Mondial des Arts Nègres tenu à Dakar en 1967. Les Africains-Américains réunis en une conférence mémorable sur les Civilisations de la Vallée du Nil à Atlanta, en Géorgie lui ont décerné en 1986 les plus hautes distinctions honorifiques tout en le reconnaissant comme le géant des études égypto-nubiennes.

Après la Seconde Guerre mondiale, les pays africains sont sous la férule européenne et américaine. Leur situation confine presque à l’esclavage. Elle en est le prolongement à peine maquillé. L’aventure coloniale est proprement inhumaine, ses ravages économiques foudroyants. Les masses africaines désemparées mais toujours prêtes à prendre d’assaut la citadelle coloniale voient leur élan saboté par les stratèges des officines impérialistes. C’est le temps de la promotion d’élites artificiellement créées à la mesure des ambitions des métropoles coloniales.

Et partout, cette monstrueuse tricherie contre l’histoire : les Négro-africains sont sans histoire, n’ont rien inventé, pas même l’écriture et surtout pas la moindre trace d’une civilisation digne de ce nom.

L’impérialisme est à pied d’œuvre. A l’image de son action barbare il lui faut créer le mythe du nègre inhumain, ahistorique, au stade évolutif gelé dans la nuit des temps. Et voici le nègre maudit, descendant de Cham, figure biblique vouée à la souffrance éternelle : une brute à l’état pur qu’il faut « civiliser ». Le mythe est créé. Son énormité en renforce la prise sur les consciences vacillantes d’une intelligentsia africaine désemparée devant la brutalité de l’assaut. L’acculturation fait son chemin et l’impérialisme culturel en renforce les modalités d’intervention de Dakar à Khartoum et d’Alger au Cap. Aux Etats-Unis, dans les Caraïbes et aux confins du Pacifique, en Amérique du Sud et dans le Finistère malgache il atteint des proportions gigantesques.

C’est donc dire que l’Afrique et le nègre en général évoluent dans une posture de défaite presque totale bien que les résistances à l’esclavage et à la colonisation n’aient jamais été absentes de l’histoire mouvementée des peuples africains. L’espoir de survivre à la dérision coloniale représente un mince filet d’air par lequel l’Afrique évite la noyade. Une petite poignée de nationalistes africains tentent de mobiliser en vain une opinion occidentale repue de sa bonne conscience. Lamine Senghor, Garang et Kouyaté, nationalistes et internationalistes avant l’heure s’agitent à Paris autour de l’Association pour la Défense de la Race Nègre. A Londres, le Congrès de Manchester consacre les débuts foudroyants du Panafricanisme en tant qu’idéologie et programme d’action de la lutte anticolonialiste et anti-impérialiste.

Des géants de leur temps comme Padmore le Guyanais, Du Bois l’Africain-Américain, Nkrumah le Ghanéen, etc. cisèlent à partir de l’appareil conceptuel nationaliste les mots d’ordre pour le salut national et pan-régional africain. La prise de conscience s’amplifie à travers l’échappée politique splendide de Marcus Garvey aux Etats-Unis. Mais le mouvement est éparpillé. Il ne s’appuie pas encore sur une ligne de masse portée à son point d’incandescence maximale. La coordination panafricaine de la lutte anticoloniale manque de moyens à la mesure des taches colossales· à entreprendre. Les élites sont encore trop amarrées au char du maître colonial. La prise de conscience culturelle, assise quintessentielle de toute lutte de libération nationale, en est encore au stade du balbutiement.

Malgré tout, le Rassemblement Démocratique Africain, regroupement des élites et des masses africaines dans les pays essentiellement sous domination française, se mobilise avec succès au départ autour de la nécessité de l’indépendance à travers un ensemble fédéré.

Dans l’Afrique sous domination anglaise la stratégie de l’Indirect Rule porte ses fruits au sein de la petite poignée d’intellectuels friands de formules creuses sur l’African Personnality mais très peu enclins à aller jusqu’au sacrifice suprême pour se libérer de la botte britannique. Dans les colonies assiégées par le colonialisme portugais, la politique de la table rase est si bestiale que le mouvement de résistance populaire panse encore ses plaies et a besoin de plusieurs décennies avant de se radicaliser dans la guérilla militaire.

Malgré la somme déconcertante des insuffisances structurelles du mouvement de résistance nationale, les masses africaines intensifient la pression politique sur l’envahisseur européen. Les « tirailleurs » envoyés comme chair à canon dans les tranchées avancées de guerres mondiales engendrées par l’impérialisme rentrent dans leurs foyers nationaux le cœur rempli de frustrations. Ils ont vite compris au contact de leurs compagnons d’armes des autres colonies et devant l’arrogance de leurs encadreurs européens que la colonisation ne repose sur rien de tangible, qu’elle est la barbarie à l’état pur et que ses initiateurs sont de simples créatures dont ils connaissent dorénavant la mesquinerie, la peur et les faiblesses intimes, particulièrement durant les périodes d’accrochage armé, dans l’enfer des avant-postes militaires. C’est sans doute ici que le colonisateur cesse d’être perçu par le colonisé comme une sorte de surhomme, de sorcier omniscient dominant l’univers tout entier. Le colonisé sait désormais que l’inhumanité et l’arrogance du colon européen ne sont que la forme ultime de la peur. Peur d’être englouti par la marée irrépressible du nationalisme Noir. C’est alors le choc de Thiaroye où les tirailleurs sénégalais fraichement rentrés et revendiquant leurs droits sociaux sont massacrés par la soldatesque coloniale. C’est encore la fronde populaire malgache dans laquelle périssent plus de 100 000 insurgés. A Grand Bassam, en Côte d’Ivoire, les femmes descendent directement dans l’arène politique en une marche frontale contre l’appareil colonial.

Partout s’élève la clameur anticoloniale. Chez le colonisé, le besoin sacré de liberté transcende l’esprit de soumission enfoncé par le glaive sanglant de l’oppresseur dans ses réflexes défensifs et offensifs. Désormais les jeux sont faits. La chute du bastion colonial n’est plus que question de temps. Mais par instinct, le colonisé sait que les incertitudes de l’histoire pourraient prolonger longtemps encore la mainmise étrangère sur l’ensemble de son patrimoine. Ils pressent donc qu’il lui faut redoubler de vigilance, travailler d’arrachepied, obstinément à l’organisation de la riposte. Il lui faut apprendre à rationaliser sa colère et à la canaliser dans des rouages organisationnels capables de contrecarrer l’infiltration ennemie au sein de ses rangs, l’hésitation et le manque de détermination absolue propre à la petite-bourgeoisie intellectuelle.

Le binôme AE-RDA/FEANF

C’est au cours de ces années turbulentes de l’après-guerre que se développent l’Association des Étudiants du Rassemblement Démocratique Africain (AE-RDA) et la Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France (FEANF). C’est parmi ces deux mouvements que s’élaborent les projets de radicalisation du mouvement d’indépendance de l’Afrique sous domination française. Les militants de ces mouvements juvéniles explorent avec passion et fougue les bienfaits stratégiques et tactiques de l’arme marxiste et du nationalisme tiersmondiste puissamment secrété par les succès foudroyants du Mahatma Gandhi, le chantre de la non-violence positive et par les réparties enflammées de Nasser, Ho Chi Minh, Jomo Kenyatta. Déjà, de redoutables débateurs comme Abdoulaye Guèye de la branche sénégalaise du Rassemblement Démocratique Africain, Sékou Touré du Parti Démocratique de Guinée, Félix Moumié et Ruben Um Nyobé de l’Union des Populations du Cameroun embrasent le mouvement démocratique et révolutionnaire africain d’analyses pertinentes nourries par l’humus si fécond du nationalisme unitaire.

Vers la fin des années 1950, le mot d’ordre d’indépendance immédiate agite les lames de fonds du mouvement pour l’émancipation totale de l’Afrique. La fracture est complète entre les intellectuels aux perspectives timides sinon d’un autre âge sur le destin des peuples africains et les activistes de l’indépendance totale, immédiate et contre la « balkanisation africaine ». Il est vrai qu’alors le mouvement de la négritude, formule choc due au génie d’Aimé Césaire, ce démiurge de la poésie nationaliste négro-africaine, finit de se décomposer sous la houlette de leaders comme Léopold Sédar Senghor pour qui l’indépendance en dehors de la Communauté franco-africaine est impensable. Le Général De Gaulle sait déjà alors qu’il peut compter sur des figures de proue comme Senghor pour amorcer en douceur la phase néocoloniale de la domination française en Afrique. Car en stratège avisé, en prise avec les données immédiates d’une histoire prête à basculer en faveur des insurgés vietnamiens victorieux de Dien Bien Phu, des maquisards du Front de Libération Nationale Algérien qui déclenchent la lutte armée à Sétif, des manœuvres efficaces du Parti Africain de l’Indépendance au Sénégal et de l’Union des Populations du Cameroun en faveur de l’indépendance immédiate, De Gaulle sait qu’il n’a plus le choix.

La frange progressiste du mouvement anticolonialiste africain, à l’instar des mouvements politiques dans la plupart des colonies est alors séduite par le pôle extrême du bagage idéologique qu’il trouve dans les métropoles coloniales. Le marxisme est alors considéré comme l’arme suprême, la parade infaillible contre l’impérialisme occidental. Les Africains le découvrent souvent à travers des années d’activisme dans les rangs du parti communiste de la métropole coloniale. Face au capitalisme décadent, l’idéologie marxiste offre une alternative d’autant plus fiable qu’elle vient de faire ses preuves dans la Russie tsariste et à travers les prises de position de Lénine, puis Staline sur la question nationale et coloniale et la solidarité du camp socialiste face au capitalisme décadent.

Phagocytés par les mécanismes de parrainage des partis communistes métropolitains, des étudiants négro-africains en France arborent le discours stalinien dont ils tentent d’appliquer sans discernement les inconsistances théoriques aux sociétés et à l’histoire africaines. L’héritage hégélien tenant que l’Afrique est hors de l’Histoire, qu’elle est plongée dans la barbarie depuis toujours et donc incapable de tout progrès notable est omniprésent dans la pensée marxiste. De Marx et Engels à Lénine et Staline, le marxisme occidental et les partis communistes qu’il crée sous la bannière d’un internationalisme prolétarien dirigé par la classe ouvrière du monde capitaliste avancé, c’est-à-dire l’ensemble occidental judéo-chrétien, a nié avec l’assurance la plus crâne que l’Afrique ait jamais puissamment participé à la marche forcée du monde vers le progrès.

Malgré le « dés-apparentement » entre le Parti Communiste Français et le RDA qui intervient en 1950-1951, il est difficile à la plupart des étudiants organisés à travers la FEANF et l’AE-RDA de débusquer les trébuchements conceptuels du marxisme et du Parti Communiste Français devant l’histoire africaine et le poids de l’acculturation dans la conscience anticolonialiste.

La formation que reçoivent les premiers communistes africains à Dakar d’abord dans les Groupes d’Études Communistes puis à Paris dans les mini-structures du PCF, ne tient absolument pas compte des spécificités africaines. Le marxisme ainsi enseigné est ossifié. La dialectique et le matérialisme historique, ne sont utilisés qu’à travers les trivialités du catéchisme dogmatique récité sans discernement. Dans ce corset idéologique, les Africains se perçoivent encore comme l’émanation de peuples « arriérés », à l’histoire engloutie dans les « siècles obscurs ». A telle enseigne, qu’on peut encore lire en 1978, dans une tentative africaine de critique de l’expérience marxiste en Afrique Noire que « la majeure partie des lois scientifiques a été découverte dans les pays européens pour des raisons qui tiennent à des circonstances particulières qu’il serait très long d’expliquer » (cf. A. A. Dieng). Or les faits relatifs à l’histoire mondiale du progrès et scientifique et technologique sont en conflit avec cette description linéaire et européocentriste de l’innovation scientifique. Tout en reconnaissant le rôle capital joué par l’Occident dans le développement des sciences modernes, il faut ramener les choses à une juste mesure. L’Europe a puisé dans le patrimoine scientifique universel que lui ont fait redécouvrir les Arabes entre les 7ème et 8ème siècles de notre ère. Grâce à la révolution industrielle qui n’est vieille que de deux siècles, le progrès technologique et le développement sans précédent des forces productives (grace à l’esclavage notamment) font basculer l’initiative scientifique et le bénéfice politique et culturel qui s’ensuit du côté du monde occidental dont le niveau technologique, politique, scientifique et culturel au Moyen Age est comparable sinon inférieur dans bien des domaines à celui de l’Afrique Noire (cf. Ivan Van Sertima, Blacks in Science)

C’est contre cette vision timide de l’histoire et ce versant caché de l’aliénation culturelle que va s’insurger Amilcar Cabral en Guinée Bissau et aux Iles du Cap-Vert. C’est contre ceux-ci que Cheikh Anta Diop décide, bien avant Cabral, de partir en guerre dans ses années de fronde militante au sein de l’AE-RDA.

Bawol des origines

Parti de son terroir natal, un repli chargé d’histoire et enfoncé en plein cœur de la savane bawoloise, Cheikh Anta Diop reste à l’écoute du monde noir. La ville de Dakar où il prépare ses études secondaires et son baccalauréat est alors un carrefour privilégié de rencontres et de choc des idées. Cette particularité est intensifiée par le statut de capitale qui est conféré à la ville dans l’ensemble aoefien. Ici, Cheikh Anta est témoin de la lutte pour le pouvoir entre la SFIO, le B.D.S., les partisans de Galandou Diouf et ceux de Blaise Diagne, ce docile exécutant des manœuvres françaises en terre africaine. Dans le même temps, Cheikh Anta prend acte de l’impasse dans laquelle se trouve plongée la classe maraboutique parfois prise au piège de la manipulation coloniale.

Nourri par ses instincts de fils du terroir éduqué dans la tradition de l’islam mouridique, une idéologie religieuse au dynamisme socio-politique indéniable, Cheikh Anta Diop mesure les potentialités de l’islam africain en tant que composante majeure de la libération nationale. Bien qu’il en prenne conscience relativement tôt, il apprendra plus tard à son corps défendant que les centres de décision islamiques sénégalais ne sauraient tolérer, encore moins favoriser la promotion d’une idéologie libératrice et délibérément progressiste. Cette tendance générale des religions révélées au conservatisme dans le cadre africain est tout aussi vraie du clergé catholique sénégalais bien que Cheikh Anta Diop n’ait pas eu à en souffrir directement dans son action politique et compte tenu du niveau marginal de l’archevêché sénégalais sur le plan social, économique et politique.

Déjà, avec ses camarades de classe du Lycée Van Vollhenhoven de Dakar et du Collège Blanchot de Saint-Louis et ses amis de l’École Normale William Ponty de Sébikhotane, il se forge une personnalité qui, tout en s’incrustant dans la mouvance anticoloniale de la jeunesse estudiantine du moment, se pose dès l’origine en un refus systématique de la domination culturelle et donc politique de son peuple.

C’est que Cheikh Anta passe ses onze premières années en plein cœur du système intellectuel et religieux du Bawol et du Kadioor. Au centre d’enseignement coranique de Kokki où il est envoyé par ses parents dès sa plus tendre enfance, il passe une année à étudier l’alphabet arabe et le Coran. Kokki est un sanctuaire important de la résistance nationale. C’est ici, dans ce Kadioor laminé par le harcèlement militaire colonial, que tombe, le 11 février 1875 Ahmadou Cheikhou, en un combat sanglant contre l’envahisseur français. Une année après Kokki, Cheikh Anta Diop est admis dans la cour privée du fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba. C’est dans ce bastion de la résistance anti­coloniale où s’élabore pour la première fois peut-être en Afrique noire une doctrine islamique essentiellement nègre que Cheikh Anta passe cinq années, de l’âge de cinq ans à onze ans, à forger ses premières armes intellectuelles, morales et religieuses. L’enseignement est d’une rigueur à la mesure des ambitions du mouvement mouride aux prises directes avec l’envahisseur colonial, ce qui valut plus tard à son saint patron d’être emprisonné puis embastillé en exil dans les rigueurs de l’humidité équatoriale du bagne de Mayombe, au Gabon, en même temps que l’Almami Samori Touré, ce stratège politique et militaire le plus considérable de son temps. Ces années studieuses sont entrecoupées de rares séjours auprès, du foyer familial de Céytu où il retrouve les siens parmi lesquels figure son père adoptif, le second le plus estimé d’Ahmadou Bamba, Seex Ibra Fall, autre figure historique du mouridisme.

Issu du monde paysan sénégalais où il a passé une adolescence partagée entre la discipline des daaras coraniques, les rigueurs de la culture vivrière et le vitalisme culturel mouride, Cheikh Anta Diop exerce son jugement critique sur les problèmes de l’heure à partir de paramètres qui recentrent la place du monde paysan et des masses déshéritées dans le jeu politique africain. Pour avoir vécu parmi la masse paysanne de l’entre-deux-guerres, il porte en lui les cicatrices encore fraîches des rigueurs économiques du bassin arachidier, de la férocité de l’exploitation coloniale, du dénuement de paysans à la vie monotonement cadencée par le dur labeur, un labeur sans fin qui vieillit prématurément les bras actifs, de l’obscurantisme favorisé par la politique coloniale de la table rase dans les domaines de l’instruction et l’éducation.

Pour mesurer la contribution de Cheikh Anta à l’essor du mouvement anticolonial en Afrique noire sous domination française, il n’est pas inutile d’esquisser la toile de fond sociale et politique à partir de laquelle évolue le mouvement étudiant africain en France.

À suivre, mercredi 15 novembre 2023.







Quitter la version mobile