La défaite du camp socialiste d’Europe et la restauration du capitalisme en URSS ont engendré un séisme économique, politique, idéologique et culturel qui ont permis l’offensive du capital contre le travail, les peuples, les minorités opprimés et les femmes moitié du genre humain. Les patrons actionnaires ont proclamé à l’échelle mondiale « there is no alternative » (TINA), « la fin de l’histoire » et le triomphe « éternel de la mondialisation ». Alors que beaucoup de participants au mouvement de contestation de la “ mondialisation ” voyaient dans la chute du mur de Berlin une victoire de la démocratie sur la dictature “ stalinienne ”1, nous soulignions à l’époque le début d’une période réactionnaire de contre-révolution bourgeoise à l’échelle mondiale. En fait, la disparition de camp socialiste de l’Est européen a comme signification la disparition des contre tendances internationales au déploiement de la logique impitoyable du capital financier2. Il n’y a donc pas une mondialisation3 qui serait un phénomène nouveau mais une reprise de la logique inévitablement mondialiste du capital financier après la disparition de la principale contre tendance qu’était l’URSS et les démocraties populaires d’Europe. Les précédentes ont été les colonisations génocidaires des amérindiens et esclavagistes de l’Amérique, puis de l’Asie et de l’Afrique suivies du néocolonialisme.
Depuis cette défaite, la situation des masses laborieuses mondiales est en dégradation permanente : guerres impérialistes, destruction des économies des pays du Sud, remises en cause des acquis sociaux au Nord comme au Sud, ré-émergence du fascisme, pillage des matières premières, développement de la mortalité, des maladies, retour du chômage de masse, de la pauvreté, des famines, ravage de l’environnement, recolonisation économique renforcé, etc. La mondialisation capitaliste, c’est-à-dire l’impérialisme stade suprême du capitalisme se déploie dans le sang, l’aggravation de l’exploitation de l’humain par l’humain, la souffrance des peuples et la ruine de l’écosystème.
Bien sûr les peuples du monde ne sont pas restés inactifs face à cette attaque sans précédent contre leurs conditions d’existence. Les résistances se développent. Le mouvement altermondialiste tente de faire converger ces résistances et de rendre visible l’unité indispensable des victimes de la “ mondialisation ”. Il est cependant hétérogène et parcouru par de nombreuses contradictions que nous devons prendre en compte si nous voulons réellement aller vers cet “ autre monde ” qui, bien entendu, est non seulement “ possible ” mais également “ nécessaire ”4.
1. Les origines du mouvement altermondialiste
Le Forum Social Mondial (FSM) de Porto Alègre est, sans aucun doute, l’acte de naissance d’un mouvement mondial de contestation de l’actuelle re-mondialisation capitaliste. Il a été rendu possible par les facteurs suivants :
– Le premier facteur essentiel est le développement quantitatif partout sur la planète de résistances sociales spontanées aux effets de la logique du capital financier après la chute du mur de Berlin. Ces résistances sont portées par deux classes sociales précises auxquelles se joint une partie de la petite bourgeoisie : le prolétariat et la paysannerie pauvre et moyenne.
Le prolétariat au Nord comme au Sud est confronté aux effets de la généralisation de la concurrence à l’ensemble des sphères de la vie sociale, y compris celles qui jusqu’à présent avaient été préservées soit par les luttes de classes, soit par la crainte que les “ dominés ” regardent trop vers l’URSS. Il en découle une tendance à faire converger5 les conditions d’exploitation partout sur la planète, signifiant la misère immédiate pour les travailleurs du Sud et l’entrée progressive dans la paupérisation pour les travailleurs du Nord. Le prolétariat est ainsi confronté à une nouvelle épreuve redoutable : la modification de sa structure et de sa composition qui aggrave son exploitation. Le capital ne s’attaque pas d’un seul coup à l’ensemble des secteurs du prolétariat. Si la précarisation concerne les travailleurs du monde entier et de tous les secteurs marchands (et non marchands qui sont marchandisés comme la culture, la santé ou l’éducation nationale par exemple), elle ne se réalise pas d’un seul coup et selon la même ampleur pour tous. Ainsi certains gardent (et garderont) encore pendant un certain temps l’illusion d’une sécurité, alors que d’autres sont exclus des garanties gagnées par les luttes de classes des générations ouvrières précédentes. A côté des travailleurs “ stables ” se met en place ainsi une fraction prolétarienne ultra précarisée. Ainsi par exemple, les sans-papiers dans les pays industrialisés sont utilisables de par leur précarité juridique et économique consécutive du racisme d’État comme terrain d’expérimentation de nouvelles formes de précarités et de flexibilités généralisables ensuite à l’ensemble du monde du travail. La condition féminine aussi se dégrade au plan de l’inégalité professionnelle et sociétale accrue. La re-mondialisation du capital en raison des délocalisations » accélère la division du monde du travail entre prolétaires « délocalisables » (Ingénieurs, Techniciens, Cadres) et « non délocalisables » des secteurs d’activités non délocalisables. L’informatique et « l’intelligence artificielle » ont accru la mise en concurrence et l’individualisation apparente non réelle de la production et l’échange dans le processus de l’exploitation du travail et l’oppression des peuples par le capital financier international tout en maintenant les États à son service (Armées Police, Justice, Information, etc).
Les résistances ouvrières à la mondialisation capitaliste et à ses effets dévastateurs prennent ainsi deux formes, pour l’instant, non convergentes : le mouvement ouvrier organisé pour la défense de ses acquis et le mouvement des prolétaires précarisés : chômeurs, sans-papiers, immigrés légaux, minorités nationales, sans-logis, ouvriers agricoles et paysans sans terre, etc. Les dernières décennies ont été marquées partout sur la planète par des luttes dures mais non convergentes de ces deux fractions du prolétariat et des classes laborieuses.
La paysannerie pauvre et moyenne est la seconde classe sociale en but aux attaques de la mondialisation capitaliste. L’exacerbation de la concurrence suppose la disparition de toutes les nationalisations, les protections douanières et fiscales que les dominants des différents pays ont été contraints de concéder dans la période antérieure à la disparition de l’URSS. L’OMC, le FMI et la Banque Mondiale sont les instruments de cette dérégulation mondiale visant à ouvrir de nouveaux marchés “ libres ” aux monopoles du capital financier des pays impérialistes, avec la complicité des classes dominantes bourgeoises et féodales compradores du Sud. L’appropriation mondiale par les agro-business et locale par la bourgeoisie et la féodalité terrienne du foncier se répand à la planète entière. Il en découle une entrée rapide dans la misère de masses énormes de paysans pauvres ou moyens. Nous sommes en fait dans une phase de reproduction à l’échelle mondiale du processus d’expropriation de la paysannerie qu’ont connu les pays industrialisés lors de l’accumulation primitive6. Ces expropriations avaient engendré l’exode rural des paysans vers les villes et centres industrialisés des pays où est né le capitalisme et engendrent les migrations massives sud – sud et sud – nord que l’on connaît de nos jours. Dans ce domaine également les résistances paysannes sont nombreuses et diverses : jacqueries, appropriations de terres par les paysans sans terre, etc.
– La généralisation des guerres impérialistes: Un autre effet de l’exacerbation de la concurrence issue de la reprise de la mondialisation capitaliste est la généralisation des guerres impérialistes sous leurs formes directes ou masquées dans des formes de conflits régionaux ou locaux. La disparition de l’URSS a été le déclencheur d’une offensive sans pitié des différents pôles impérialistes partout sur la planète, et en particulier des deux principaux : les États-Unis et l’Europe (UE) en construction. Ce nouveau cycle des guerres impérialistes résulte aussi d’une stratégie impérialiste pour contrôler les sources de matières premières stratégiques afin de maintenir sous leur joug les vrais « pays émergents », notamment les ex-colonies que sont la Chine, l’Inde, etc.
Pour saisir l’ampleur des menaces qui pèsent sur le monde, il faut démasquer les fausses théories, largement présentes dans le mouvement altermondialiste. La plus importante d’entre-elle est l’idée que nous serions désormais dans un capitalisme post-national dominé par des Monopoles multi nationaux ou Transnationaux avec des capitaux apatrides7. Cette théorie masque le fait que les Firmes multinationales ou Transnationales le sont par leurs sphères d’investissement et non par leur appartenance qui garde pour l’essentiel une base nationale.
La concurrence conduit au monopole par des fusions qui résultent du rapport des forces entre actionnaires capitalistes. Comme le dit Lénine « la loi du développement inégal du capitalisme est une loi absolue de l’impérialisme ». Du point de vue de l’économie impérialiste comme l’indique encore Lénine « les monopoles qui se forment par la libre concurrence ne détruisent pas celle-ci, ils existent, au contraire, au-dessus d’elle et à côté de celle-ci, provoquant une série de contradictions, frottements, conflits, particulièrement aigus et rudes » (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme). Les monopoles ne sont donc pas unis entre eux, ils sont en rivalité, ils s’opposent, s’affrontent et finalement l’un prend le dessus sur l’autre. Au contraire de la théorie kautkiste du « super-impérialisme » ou de « l’ultra-impérialisme » supranational, l’État national est dans ce cadre là un sponsor en mobilisant l’argent public et un « garant » d’où cette « base nationale » des Monopoles, ce que n’invalide nullement l’existence d’accords temporaires, conjoncturels entre Monopoles toujours consécutifs du rapport des forces entre capitalistes.
Ce qui s’internationalise donc, c’est le processus de production et de valorisation du capital et non l’ancrage national des différentes multinationales. Les différents États sont au service de leurs multinationales et déclenchent des guerres pour conquérir sur leurs adversaires (et les États qui les défendent) des sources de matières premières et des débouchés. La grande majorité des conflits des deux dernières décennies sont le fait de cette agression sans pitié des deux grands pôles impérialistes : Rwanda, Congo, Côte d’Ivoire, Yougoslavie, Afghanistan, Irak, Libye, Sahel, Ukraine, etc.
La seconde théorie fallacieuse en vogue est résumée dans le vocable “ impérial ” qui prétend remplacer le terme “ impérialiste ” qui serait désormais dépassé. On parle ainsi désormais de “ l’empire ” et de guerre “ impériale ”. Ce faisant, ce qui est occulté, c’est le fait que les guerres sont le résultat de conflits d’intérêts et de contradictions inter-impérialistes. La guerre ne serait, selon les partisans de cette théorisation, que le processus d’expansion linéaire d’un “ empire ” (celui des USA. En fait, cette théorie est au service d’un des pôles (l’Europe) en occultant la place qu’il prend dans le développement des guerres impérialistes. Sur cet aspect également, les résistances se développent et les prises de conscience s’accélèrent. Du soutien à la Palestine, à l’opposition à la guerre en Irak, en passant par le développement d’un mouvement anti-guerre partout sur la planète, le refus de la guerre impérialiste est un autre vecteur du refus de la mondialisation capitaliste.
La recolonisation économique accrue des néo-colonies et des pays dépendants : La défaite de l’URSS et du camp socialiste d’Europe est arrivé parallèlement à l’offensive impérialiste contre les peuples opprimés sous le prétexte de la « dette » pour imposer leurs recettes spoliatrices libérales par le biais des institutions de Bretton Woods (FMI et Banque Mondiale). Les plans d’ajustement structurel libéraux ont été dictés et imposés aux pays du Sud par le biais du système d’endettement usurier de l’impérialisme parasitaire et la pensée et les politiques libérales ont été généralisées aux puissances impérialistes elles-mêmes et à l’échelle mondiale. Des résistances nombreuses se multiplient contre les effets socialement dévastateurs de l’ultra-libéralisme synthétisé par la formule « there is no alternative ».
– Des victoires localisées partielles
Le processus de résistance à la re-mondialisation capitaliste ne se déploie pas que sur une base défensive. Dans certains pays, l’état des rapports de forces a permis le passage à une offensive et a débouché sur des victoires partielles que les États impérialistes tentent de détruire mais qu’ils sont contraints de prendre en compte lorsqu’ils n’y parviennent pas immédiatement : Les victoires de l’État cubain contre le blocus et les agressions, l’échec de la contre-révolution au Venezuela, les deux victoires de Lula au Brésil, l’arrivée de la gauche au pouvoir en Colombie, les résistances dans les négociations de l’OMC du fait de l’opposition même timorée des dirigeants de certains pays du Sud, les positions de nombreux pays africains lors du sommet de Durban sur la reconnaissance de l’esclavage et de la colonisation comme source de la situation actuelle des économies dominées, l’avènement des BRICS et son élargissement en cours qui offrent des nouvelles opportunités d’investissements et de financements contre le monopole des impérialistes, la reprise des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie Saoudite sous l’égide de la Chine populaire, etc., voilà autant de victoires partielles mais réelles que les impérialistes sont contraints d’intégrer dans leurs stratégies. Il en est de même de l’extraordinaire résistance palestinienne, la saisine de la Cour de justice internationale de l’Afrique du Sud contre le génocide et la purification ethnique et religieuse de l’État israélien à Gaza, la victoire de l’État national syrien contre la déstabilisation djihado-terroriste, les nouvelles expériences souverainistes dans le Sahel (Centrafrique, Mali, Burkina, Niger) et l’intervention défensive anti-otanienne et antifasciste en Ukraine de la Russie bourgeoise. Ces victoires ont été autant de points d’appuis pour permettre la convergence des différentes sections nationales du mouvement d’opposition à la re-mondialisation capitaliste.
2. Les contradictions du mouvement :
Si l’ensemble du mouvement alter mondialiste peut s’entendre sur l’ampleur des dégâts du fonctionnement économique dominant sur la planète, de la « mondialisation » libérale, de nombreuses contradictions le divise : nature et caractérisation de ce système économique mondial (c’est-à-dire en réalité sur les causes de la misère, du fascisme et des guerres), contenu de l’alternative à construire, revendications à avancer, etc. Ces différentes contradictions ne sont pas d’égales importances. En réalité la première, c’est-à-dire la caractérisation de la situation actuelle, détermine l’ensemble des autres aspects. Selon la réponse donnée à cette première question découle les réponses logiques aux autres questions.
a) Capitalisme ou ultralibéralisme ?
Le terme “ libéral ” ou “ ultra-libéral ” est une expression courante dans les textes, analyses et prises de position de nombreux mouvements et organisations de l’alter mondialisme. Un journal comme Le monde diplomatique en France tente de lui donner un contenu théorique critique permettant de fonder une action de contestation. Un mouvement comme Attac décrit de la manière suivante la situation actuelle : “ La mondialisation libérale a entraîné une montée des inégalités et de l’instabilité à l’échelle planétaire. La finance libéralisée est un vecteur puissant de ces déséquilibres mondiaux ”8. Rien n’est erroné dans cette formulation, mais elle est incomplète dans la mesure où elle ne précise pas la source des crises, du fascisme, des guerres et de l’aggravation anti-sociale et de l’oppression des peuples.
Le libéralisme et l’ultralibéralisme ne caractérisent pas un système économique, un mode de production, mais une politique économique déterminée au sein du système capitaliste impérialiste. Cette politique économique n’est pas simplement le fait de décisions moralement mauvaises des dominants mais correspond à un état des rapports de forces entre classes sociales à l’échelle nationale et/ou mondiale. Le même système capitaliste impérialiste utilisera des politiques économiques différentes (comme des attitudes différentes à l’égard des droits démocratiques d’ailleurs) selon le contexte du rapport de force sans que cela ne change en rien la nature de l’État qui demeure une dictature de la bourgeoisie.
Ainsi l’existence du socialisme réel, de l’URSS, des pays du camp socialiste de l’Est européen qui s’est ensuite élargi aux pays du Sud, des luttes de libération nationale et de la lutte des travailleurs dans les pays du Nord ont conduit les classes dominantes à adopter le keynésianisme pendant les « trente glorieuses » couvrant la période d’évolution 1945/1968. De même la disparition de l’URSS et les conséquences négatives en chaîne sur le rapport des forces mondial, sur les luttes de libération nationale et sur les luttes des classes dans chacun des États ont conduit à l’abandon du keynésianisme et à l’adoption du monétarisme, c’est-à-dire du libéralisme.
Il ne s’agit pas ici d’une simple querelle de termes. Si le système économique mondial est caractérisé comme capitaliste impérialiste, alors la solution doit logiquement être recherchée dans l’abolition de ce dernier, c’est-à-dire dans la suppression de la propriété privée des moyens de production et d’échanges. Si au contraire, c’est son aspect libéral qui est mis en avant, alors l’idée d’une possible correction du capitalisme par une réglementation s’impose. En fait, l’expression “ mondialisation libérale ” est un mythe idéaliste visant à détourner le combat vers une correction keynésienne du capitalisme.
Nous parlons d’idéalisme dans la mesure où une telle correction n’est pas possible, n’est plus possible. Pour qu’elle le soit de nouveau, il faudrait recréer une situation de rupture, à l’instar de la Révolution d’Octobre 1917, d’un ou de plusieurs pays avec le capitalisme impérialiste, rupture suffisamment importante pour qu’elle puisse influer sur les décisions des classes dominantes des autres pays restés capitalistes impérialistes. Autrement dit, la condition de possibilité du keynésianisme est justement de combattre le capitalisme impérialiste et de le faire céder dans plusieurs maillons du système capitaliste impérialiste mondial. Refuser de prendre le capitalisme impérialiste comme cible, c’est se condamner à la seule perspective illusoire de correction durable de ses effets socialement dévastateurs. En fait, là où il faut la révolution, l’altermondialisme recherche la réforme comme troisième voie. Au-delà de la forme, il n’y a donc au fond rien de nouveau.
b) Empire ou système impérialiste mondial ?
Nous l’avons souligné plus haut, le concept d’“ empire ” est également en vogue dans le mouvement altermondialiste. Voici comment une synthèse des discussions de Porto Alègre définit le concept d’empire : “ (Les documents du FSM de Porto Alègre) contribuent au débat sur les alternatives à la mondialisation néo-libérale, ou à ce que de nombreux progressistes appellent désormais “ l’empire ”. Les mouvements sociaux décrivent “ l’empire ” comme une entité mise en place et maintenue par des institutions et des groupes comme le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, les multinationales, les Banques et le G8. Utiliser le mot “ empire ” met un accent particulier sur le rôle des Etats-Unis comme agent central du projet néo-libéral ( “ le consensus de Washington ”)9.
Un tel concept et une telle analyse ont tendance à évacuer les contradictions alors que les guerres auxquelles nous assistons ne sont que les résultats des contradictions entre les différentes puissances impérialistes. Ces guerres d’agression naissent et se développent sur la base des contradictions du capitalisme impérialiste même si elles sont souvent pilotées par l’impérialisme US et marquées par un suivisme des impérialistes de l’UE.
L’occultation des contradictions conduit à une vision unilatérale de la situation mondiale centrée sur les seuls États-Unis. On comprend mieux dès lors les discours de dirigeants européens se déclarant altermondialiste et faisant du pied à ce mouvement. Certains dirigeants de l’Europe impérialiste en construction espèrent ainsi s’appuyer sur le mouvement altermondialiste dans la lutte qui les oppose à leurs concurrents impérialistes États-uniens. En France, des hommes politiques libéraux comme Jacques Chirac ou Juppé ( lors d’un colloque de l’UMP le 4 novembre 2003) ou des sociaux libéraux comme Hollande ou Lang n’hésitent pas à se revendiquer de la “ mouvance ” altermondialiste. La social-démocratie et le trotskisme font les yeux doux « européistes » en direction du mouvement altermondialiste. C’est ce qu’on peut voir clairement poindre dans un texte intitulé « socialistes de toute l’Europe, unissez-vous ! », de Laurent Fabius, Pierre Mauroy et Michel Rocard, tous ténors et hauts responsables de l’Internationale Socialiste :
« le socialisme dans un seul pays n’a évidemment plus de sens. Si l’on veut être efficace et peser vraiment sur le cours des choses, les politiques à mettre en œuvre et les régulations à construire se situent désormais à l’échelle des continents et du monde. (…) La social-démocratie se définit par la recherche d’un triple compromis entre le capital et le travail, le marché et l’État, la compétition et la solidarité. (…) Les trois compromis de la social-démocratie doivent donc être actualisés, nos méthodes réformées et internationalisées. (…) Il faut aussi éviter tout repli sur soi, car le déséquilibre actuel qui fait des États-Unis l’acteur dominant du système international doit être corrigé. (…) La refondation de la social-démocratie passera d’abord par l’Europe. (…) devant les enjeux de la gouvernance internationale … l’Europe constitue le bon échelon d’intervention et de représentation. (…) nous voyons ce qu’elle peut d’ores et déjà dans la sphère économique ! Puissance douce, soft power, comme diraient les Anglo-Saxons ? (…) un monde qui se structurera autour de quatre ou cinq grands ensembles régionaux, dont l’Europe. (…) la social-démocratie doit prendre appui sur l’Europe » (Le Monde du 29 octobre 2002).
La social-démocratie, de principale force politique atlantiste à l’époque du face à face capitalisme (USA, OTAN) et socialisme (URSS, pacte de Varsovie), annonce ainsi son passage progressif avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie impérialiste européenne qui travaille à l’émergence d’une Union Européenne impérialiste et hégémonique concurrente des USA. A signaler le rôle particulier de la social-démocratie européenne dans ce processus et l’alignement progressif des partis communistes révisionnistes devenus complètement réformistes et des trotskistes toutes tendances confondues au nom du mot d’ordre « impossible ou réactionnaire » selon Lénine de « l’Europe sociale ou des travailleurs ».
Comme le dit Lénine contre les trotskistes: « Du point de vue des conditions économiques de l’impérialisme, c’est-à-dire de l’exportation des capitaux et du partage du monde par les puissances coloniales « avancées » et « civilisées », les États-Unis d’Europe sont, en régime capitaliste, ou bien impossibles, ou bien réactionnaires. Le capital est devenu international et monopoliste. Le monde se trouve partagé entre une poignée de grandes puissances, c’est-à-dire de puissances qui s’enrichissent en pillant et en opprimant les nations sans retenue. (…) Les États-Unis d’Europe, en régime capitaliste, équivaudraient à une entente pour le partage des colonies. Or, en régime capitaliste, le partage ne peut avoir d’autre base, d’autre principe, que la force. (…) En régime capitaliste, le développement égal des différentes économies et des différents états est impossible. Les seuls moyens possibles, en régime capitaliste, de rétablir de temps en temps l’équilibre compromis, ce sont les crises dans l’industrie et les guerres en politique. Certes des ententes provisoires sont possibles entre capitalistes et entre puissances. En ce sens, les États-Unis d’Europe sont également possibles, comme une entente des capitalistes européens…dans le but d’étouffer en commun le socialisme en Europe, de protéger en commun les colonies accaparées contre le Japon et l’Amérique… » (A propos du mot d’ordre des États-Unis d’Europe, tome 21, p.351-355).
c) Réformer les institutions financières internationales ou les combattre ?
Les divergences préalablement décrites ont bien entendu des conséquences sur les revendications. Alors qu’une partie importante du mouvement altermondialiste ( surtout dans les pays dominés du Sud) réclame l’abolition du FMI par exemple, d’autres agissent pour l’ouverture de négociations avec les institutions financières internationales (I.F.I.) afin de les réformer. Ainsi le mouvement Attac et ses affidés dans le Sud proposent de corriger la mondialisation capitaliste impérialiste par des mesures fiscales, c’est-à-dire par la mise en place de trois taxes internationales : la taxe Tobin sur les transactions financières internationales10, une taxe sur les investissements directs à l’étranger11, une taxe sur les bénéfices des multinationales. Pour mettre en œuvre cette nouvelle fiscalité, Attac propose une réforme des I.F.I. : “ L’ensemble des mesures de contrôle de la finance mondiale ne peut être mis en œuvre sans que soit, également, menée à bien une réforme radicale des organisations internationales : FMI et Banque mondiale ”12.
Ces propositions occultent simplement le fait que le rôle actuel des I.F.I. n’est pas une simple dérive mais une nécessité du système impérialiste mondial afin d’assurer un profit maximum aux détenteurs du capital financier. La transformation de leur rôle passe en conséquence par une remise en cause du système impérialiste. Tant que celui-ci sera dominant, ces institutions resteront à son service. L’objectif ne peut donc pas être de réformer ces institutions mais de les combattre en attendant de pouvoir les détruire en même temps que le système de domination qu’elles servent.
La logique de combat contre les I.F.I est celle défendue par exemple par le “ Forum mondial sur la souveraineté alimentaire ” qui s’est réuni en septembre 2001 à la Havane, qui mentionne dans sa déclaration finale : “ La souveraineté alimentaire est la voie à suivre pour éliminer la faim et la malnutrition et garantir la sécurité alimentaire durable pour tous les peuples. Nous entendons par souveraineté alimentaire le droit des peuples à définir leurs propres politiques et stratégies durables de production, de distribution et de consommation d’aliments qui garantissent le droit à l’alimentation à toute la population (…). La souveraineté alimentaire des peuples est basée sur une agriculture dont la priorité est la satisfaction des besoins des marchés locaux et nationaux (…). Nous nous prononçons en faveur de la reconnaissance des droits, de l’autonomie et de la culture des peuples indigènes de tous les pays (…). La souveraineté alimentaire implique la mise en œuvre de processus radicaux de réforme agraire intégrale (…). Nous condamnons toute ingérence de l’OMC dans les domaines de l’alimentation, l’agriculture et la pêche, ainsi que sa prétention à déterminer les politiques nationales d’alimentation (…). Nous proposons la création d’un nouvel ordre démocratique et transparent, indépendant de l’OMC pour réglementer le commerce international. ”13.
Nous sommes bien en présence de deux lignes antagonistes : l’une voulant réformer les I.F.I., l’autre voulant les combattre. Soulignons que cette divergence en révèle une autre encore plus fondamentale : celle sur la question nationale. Les uns proposent une réforme des I.F.I. parce qu’ils considèrent que la forme nationale (l’État Nation ou l’État Multinational) a fait son temps, c’est le cas du trotskisme et qu’il convient en conséquence de prendre acte de l’aspect inéluctable de la re-mondialisation. D’autres au contraire, essentiellement dans les pays du Sud, insistent sur le nécessaire combat pour reconquérir une souveraineté nationale dans les choix économiques.
d) Annuler la dette ou exiger des réparations de l’esclavage, de la colonisation et de l’exploitation ?
Un autre point de divergence essentiel se trouve dans les revendications concernant la dette. Un mouvement comme Attac propose de confier aux institutions financières internationales réformées d’ “ organiser l’annulation internationale de la dette extérieure des pays les plus pauvres ”14. Notons la double limitation de la revendication d’annulation : il s’agit d’une part de l’organiser, c’est-à-dire en fait de l’étaler et de la mettre sous critères, il s’agit d’autre part de la limiter aux pays les plus pauvres. Raisonner ainsi, c’est une nouvelle fois condamner les excès de la dette tout en lui reconnaissant une légitimité.
A l’opposé de cette logique, le Forum Social de Bamako défend la revendication de réparations : “ Les réparations et “ l’action affirmative ” trouvent leurs racines dans la compréhension de la nécessité de donner une compensation aux peuples et membres de groupes pour les dommages matériels et moraux causés par le colonialisme et l’esclavage ”15. Une telle revendication inclue bien entendu l’annulation totale et immédiate de la dette mais également la prise en compte par des réparations des destructions de l’esclavage et de la colonisation qui ont durablement entravé les possibilités de développement des pays du Sud. L’annulation de la dette et la réparation de l’esclavage et du colonialisme sont symbolisées par l’exemple héroïque et martyre de Haïti qui, au 19ème siècle, est l’unique exemple à la fois indépendantiste et abolitionniste au contraire du prétendu modèle « démocratique » US.
Adoucir l’exploitation ou la supprimer ?
Le mouvement altermondialiste est une étape de l’expression de la résistance populaire à l’échelle mondiale. Il est porteur de potentialités importantes de luttes mais également de lignes différentes et contradictoires qui posent la question : réforme ou révolution. La force potentielle de ce mouvement suscite des craintes de la part des classes dominantes et des grandes puissances impérialistes. Ces dernières tentent et tenteront d’affaiblir la force de contestation de ce mouvement en diffusant par de multiples théorisations le mythe d’une possible réforme des institutions qui régissent la mondialisation capitaliste impérialiste. Déjà des propositions de rencontres se font visant à mettre autour d’une table de négociation le mouvement social et les organisations capitalistes impérialistes internationales afin de neutraliser l’aspect contestataire du mouvement altermondialiste. De grands groupes capitalistes n’hésitent pas à proposer des financements pour l’organisation des Forums en se déclarant pour un “ commerce éthique ”, pour une “ gestion humaine de la dette ”, pour une “ annulation progressive ”, pour des “ comportements citoyens des entreprises ”, pour “ une prise en compte de l’écologie ”, etc. Le pôle impérialiste européen en construction tente également d’instrumentaliser le mouvement dans son combat féroce contre son rival états-unien. Face à cette offensive visant à “ intégrer pour neutraliser ”, il est urgent et important de mener le débat et de clarifier les combats, en particulier sur les points suivants :
* Il ne s’agit pas de combattre des excès libéraux ou ultra-libéraux ou néolibéraux mais de remettre en cause la domination d’un système économique précis, le système capitaliste impérialiste;
* Il ne s’agit pas de s’opposer à un “ empire ” mais de combattre un système impérialiste mondial producteur de misère et de guerre ;
* Il ne s’agit pas de s’appuyer sur un impérialisme (l’Union Européenne) pour en combattre un autre (les USA);
* Il ne s’agit pas de réformer les I.F.I. mais de les combattre pour pouvoir les supprimer quand le rapport des forces le permettra;
* Il ne s’agit pas de rendre “ démocratique ” la re-mondialisation capitaliste impérialiste mais de se battre pour la souveraineté nationale;
* Il ne s’agit pas de réformer et d’adoucir la dette dite illégitime mais de la supprimer entièrement tout en imposant les réparations pour solder le passif de l’esclavage et de la colonisation;
* Il ne s’agit pas de négocier des règles plus souples de l’OMC en matière agricole mais de refuser l’OMC et d’imposer des réformes agraires radicales ;
* Il ne s’agit pas d’accepter une forme réformée de la re-mondialisation capitaliste impérialiste mais de lutter pour la souveraineté nationale et populaire des peuples, étape vers le retour de l’avenir communiste de l’humanité. C’est le chemin pris par les rescapés du camp socialiste que sont la Chine, le Vietnam, la Corée du Nord, Cuba. C’est le chemin à prendre pour éviter le cul de sac d’une troisième voie chimérique entre social-démocratie écologiste et trotskiste et communisme révolutionnaire.
Conclusion
Sous le titre « sortir des années 80/91 », nous écrivions : ‘’Les années 80 jusqu’au milieu des années 90 ont été une période bruyante de triomphe du capitalisme mondial. Le « mur de Berlin » était tombé et la contre-révolution bourgeoise l’emportait dans la patrie des ouvriers et des paysans, l’URSS. L’impérialisme jubilait et sabrait le champagne en chantant sa joie sur la mélodie « sortir de Yalta ». La classe ouvrière, les travailleurs et les peuples sombraient dans un terrible cauchemar et le sentiment d’impuissance. S’accélèrent aussi les trahisons et l’adaptation au nouveau cours réactionnaire des dirigeants des organisations politiques, syndicales, culturelles du mouvement ouvrier, populaire et des nations opprimées par l’impérialisme. Accompagnant le désarroi, la débandade et le sauve-qui-peut, le défaitisme permanent devenait l’aune de la « modernité », le réformisme était déclaré comme le nouvel horizon indépassable. Les idéologues du capital victorieux proclamaient « la fin de l’histoire »’’. La première réaction défensive du monde du travail et des peuples contre ce défaitisme impotent a été l’avènement progressif de l’altermondialisme puis l’anti-mondialisme souverainiste s’appuyant sur les vrais pays émergents que synthétisent aujourd’hui les BRICS en voie d’élargissement. L’accélération actuelle du déclin et de la décadence de l’impérialisme Otano-Occidental dessine de plus en plus fortement l’opposition montante entre l’unilatéralisme impérialiste à la fois uni et rival et le multilatéralisme porté par les BRICS n’est qu’une étape de la putréfaction parasitaire du capitalisme impérialiste qui finira par engendrer le relèvement des classes laborieuses et de son expression politique qu’est le mouvement communiste dans un processus d’inégal développement.
Les expériences des luttes souverainistes des peuples en cours contre la re-mondialisation capitaliste impérialiste prédatrice et celles des luttes des prolétaires au centre du système impérialiste contre la destruction programmée de leurs conquêtes sociales et démocratiques antifascistes et pour la paix vont montrer peu à peu qu’un « train peut en cacher un autre », qu’un « arbre ne peut cacher éternellement la forêt » de la nécessité d’en finir avec l’impérialisme stade suprême du capitalisme.
C’est à cette tâche de reconstitution du prolétariat et des classes laborieuses que doivent s’atteler urgemment les communistes restés communistes sous la tempête du triomphe temporaire du capitalisme impérialiste des années 80/91. Le monde capitaliste impérialiste se meurt, un autre monde socialiste-communiste se fraye pour le moment difficilement le chemin de l’émergence mais finira par s’imposer comme la seule alternative.
Un autre monde est non seulement possible mais nécessaire !
10 Novembre 2003, actualisé en janvier 2024
Diagne Fodé Roland
1 La quasi-totalité du mouvement trotskiste, l’ensemble des anarchistes et la mouvance actuelle symbolisée par Attac considéraient, avec des modulations différentes, que cette chute allait dans le sens de la démocratisation du monde. Le soutien quasi-unanime à un mouvement anti-soviétique comme Solidarnosc en témoigne. Les positions ultra réactionnaires actuelles d’un Walesa indiquent les forces sociales qui se masquaient derrière la soi-disant contestation de la dictature : le capital financier international.
2 Nous appelons capital financier à la suite de Lénine la tendance à la fusion du capital bancaire et du capital industriel. Cette fusion permet une accumulation du capital sans précédent mais renforce les contraintes de valorisation de ce capital. Pour maintenir un profit maximum avec de telles masses de capitaux, le marché national est trop étroit et l’internationalisation (mondialisation) de l’exploitation capitaliste est incontournable.
3 Marx soulignait déjà la tendance permanente à l’internationalisation de la production et des échanges comme élément essentiel de la logique capitaliste. Lénine décrivait l’impérialisme comme étant le palier qualitatif de développement de cette internationalisation/mondialisation. La recherche du profit maximum et la lutte entre monopoles et entre États les représentants poussent à faire du monde un marché unique, que ce soit pour la force de travail, pour les investissements, pour les matières premières ou pour les débouchés.
4 Le concept de “ possibilité ” semble en effet ici insuffisant. Il ne marque qu’une option possible. En réalité, il y a nécessité d’un autre monde car sans celui-ci l’humanité connaîtra une destruction des forces productives sans précédents accompagnée inévitablement des guerres et fascismes nécessaires à l’imposition de la logique brutale du capital.
5 La convergence des conditions de l’exploitation est inscrite dans la logique du capital comme effet incontournable de la concurrence qui engendre les Monopoles. Elle s’inscrit d’abord à l’échelle nationale du fait que le cadre national est celui d’émergence de l’accumulation primitive, c’est-à-dire de la naissance du capitalisme. Cependant chacun des États impérialistes au service de la bourgeoisie nationale tente de valoriser son capital à l’échelle mondiale, exacerbant ainsi la concurrence à l’échelle mondiale et conduisant ainsi à une convergence sur la longue durée des conditions d’exploitations. La durée du mouvement de convergence est fonction des rapports de forces à l’échelle de chaque nation et de la coordination internationale des résistances.
6 Marx a décrit admirablement cette accumulation primitive qui a permis l’émergence du capitalisme en Europe. Il en souligne deux conditions sans lesquelles le processus n’aurait pas eu lieu : d’une part la violence contre les paysans et leur dépossession, d’autre part le pillage brutal et sanguinaire des colonies.
7 Il y a 63 000 entreprises multinationales dans le monde et 690 000 filiales étrangères. Les ¾ d’entre elles sont basées en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest et au Japon. 99 des cents plus grandes entreprises multinationales sont issues des pays industrialisés.
8 William F. Fisher et Thomas Ponniah, Un autre monde est possible, Ed. Parangon, Paris, 2003, p. 44.
9 Idem, p. 15.
10 Cette taxe viserait à alimenter un fond international destiné à financer l’aide au développement des pays du Sud.
11 Cette taxe aurait un taux variable selon un barème établit par l’Organisation Internationale du Travail à partir du critère de respect des droits des travailleurs. Elle serait ainsi d’un taux plus élevé pour les pays ne respectant pas les droits des travailleurs et plus faible pour les autres.
12 Contrôle des capitaux financiers, in “ Un autre monde est possible ”, op.cit, p. 51.
13 Déclaration finale du Forum Mondial sur la souveraineté alimentaire, La Havane, in “ Un autre monde est possible ”, op.cit; p. 143-152.
14 op.cit, p. 51.
15 Conférence spéciale Afrique-Brésil, in “ Un autre Monde est possible ”, op.cit., p. 42.