Au service exclusif de l’homme durant un long siècle, cruel et barbare : le XXe siècle, une gourde débordant de larmes
Par la pensée, par la parole « féconde », par l’action, tu as enseigné aux enfants d’Afrique et du reste du monde cette autre pensée « féconde » de ton frère d’Algérie, qui a dû te faire tant sourire par l’émouvante simplicité et la splendide beauté de sa pensée profonde. Tolère, cher Maître, notre fierté pleinement justifiée du seul fait que tu sois Sénégalais, que tu sois des nôtres. Tolère ce caprice, car nous connaissons ta rigueur morale et vois-tu, malgré nos faiblesses intolérables, nous aimons le Sénégal, nous sommes fermement collés à ce pays comme l’abeille à sa ruche et nous avons en tout temps la formidable capacité d’adorer tous ceux qui, comme toi, Amadou Mahtar Mbow, ont cherché à lutter contre nos faiblesses et contre toute atteinte à la dignité du pays parmi les nations de notre monde pour construire un pays d’hommes et de femmes d’honneur libres, lucides et fiers.
C’est bien toi et tes semblables qui nous l’avez enseigné. Nous sommes, en cela, les produits de vos mains expertes. Tolère l’expression de notre admiration pour toi, grand Maître.
« Il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul »1, écrivit Camus, cher Maître…
Cher Maître, cette formule forte du franco-maghrébin, Albert Camus, très sensible au poids et à la justesse des mots, aurait dû se retrouver au fronton de tous les bâtiments des services de l’administration corrompue et insouciante de l’Afrique francophone : les tribus nègres n’en peuvent plus ; elles sont fatiguées par ce règne « insensé » des Africains à la tête de leurs propres Etats. Les opprimés se lamentent : ils sont désespérés. Les Amadou Mahtar Mbow sont devenus rares sur nos terres apparemment désertées par la Providence. Leur race s’éteint sous nos yeux dans l’indifférence presque générale. Le sort réservé à notre propre monnaie se traite devant des parlements français, non pas devant nos propres parlements tout à fait étrangers à nos affaires. Le temps des Mahtar Mbow semble définitivement consommé sans espoir de retour. Notre sécurité, notre liberté, la souveraineté de nos pays en sont sérieusement intimidées parce que menacées. C’est un immense deuil dont nous n’avons cure. Redoutable frein au développement de nos fragiles pays ! Un odieux rapt de nos maigres biens communs par des individus sans scrupules, sans foi. Une vraie épidémie sans sursaut d’orgueil des victimes. Et dire que les bourreaux sont des frères et sœurs des victimes innocentes ! Bâtir, embellir sa vie sur la ruine des biens communs ! Chacun d’eux ou chacune d’elles, en vampire, aurait pu hurler quotidiennement, en accomplissant ces actions qui ruinent notre pays et qui freinent son développement, ces vers d’une sincérité accablante du poète du « Mal » volontaire
Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ; Où, Cuisinier aux appétits funèbres, Je fais bouillir et je mange mon cœur »2
Tel est devenu l’homme moderne de l’Afrique nouvelle, le citoyen sénégalais, plus soucieux de « l’avoir » que de « l’être », cet être auquel Amadou Mahtar Mbow a consacré sa longue et laborieuse vie. Gloire à lui et à ses semblables, ses frères et sœurs sénégalais, ennemis farouches des prédateurs ! Gloire au sauveur de nos biens matériels, spirituels et de nos âmes, gloire au héros, gloire à Mahtar Mbow, « fils de la bave du Lion »3 devant ce « raz de marée à la conquête de [notre] continent ».4
Je sais que certains amis seront surpris de lire, sous ma plume, un texte au ton panégyrique, consacré à un de nos illustres pères vivant encore parmi nous5. Je sais et je l’ai toujours dénoncé notre fâcheuse tendance, au Sénégal, à fabriquer artificiellement de « grands hommes ».
D’ailleurs nous pouvons tous et toutes ainsi nous considérer comme des ouvriers et ouvrières d’une usine de fabrique de « grands hommes ». Question importante qui aurait dû attirer l’attention de nos sociologues, de nos écrivains, comme Boris Diop et de nos politologues, comme Babacar Justin Ndiaye ou le socio-anthropologue, le professeur Cheikh Ibrahima Niang. Ce n’est pas encore le cas – hélas ! -. Cette question mériterait d’être débattue et traitée par des spécialistes, des politiciens, des intellectuels… Quelles sont, au vrai, les valeurs distinctives réelles d’un grand homme ? Elles sont nombreuses et diverses, mais chez nous, au Sénégal, ces valeurs semblent se réduire à l’occupation d’un poste ou d’une station (selon l’élégant terme de notre Idrissa Seck), poste ou station considéré abusivement comme prestigieux : ainsi donc toutes celles et tous ceux qui ont été nommés à certains postes ministériels deviennent comme automatiquement de « grands hommes » aux yeux des Sénégalais. Quelles actions méritoires ont-ils accomplis pour le pays pour être ainsi conduits au Panthéon virtuel sénégalais? N’est-ce pas aller trop vite en besogne ? Question insignifiante à leurs yeux, ce statut trompeur a été décrété par le « Prince des nuées », le dieu « d’obscures espérances ». Pas d’avenir. Tout se passe comme si le décret – parce que présidentiel- était indubitablement, de par cette vertu, un verset extrait d’un livre sacré, révélé au Grand Nègre, qui a remplacé le Grand Blanc à son propre étonnement. Nous n’arrivons pas encore à accepter définitivement que ce n’est pas le poste, le titre ou le diplôme ronflants qui font l’homme. Ainsi va le monde : hier victime innocente, hurlant ses misères et son désir de vengeance ; aujourd’hui bourreau à l’allure satanique, pillant et dévorant tout sur son passage dans le mépris du reste des citoyens, ses frères et sœurs : je suis, c’est suffisant ; les autres peuvent ne pas être.
Ainsi va le monde en Afrique francophone. Au regard de tout cela, il faut se convaincre que ce n’est pas le poste qui fait l’homme mais que c’est l’homme qui fait le poste : j’ai été toujours fortement indigné par le nombre de structures de développement humain de grandes vertus, porteuses d’espoir qui, depuis 1960, naissent et disparaissent comme par enchantement sous des prétextes fallacieux, liés à la « mauvaise » structure de l’entité, dit-on, alors que les raisons fondamentales sont strictement humaines , non pas structurelles, liées à l’entreprise: en Afrique, négliger la place du népotisme ou celle de la médiocrité est économiquement et culturellement criminel. Pour qui le connaît, citoyen d’un petit pays du Sahel, Amadou Mahtar Mbow mérite d’être conté et célébré dans des ouvrages volumineux que dans un petit texte aussi panégyrique et lumineux soit-il. Si j’étais poète, je lui aurais consacré sans doute ma plus belle élégie en pensant à la fameuse « Elégie pour Martin Luther King » de L. S. Senghor. Comme je ne suis pas et ne saurai jamais être l’enfant de Joal, je me contenterai bien de ces platitudes que je suis en train de débiter sur l’homme Mahtar Mbow, un homme, un combattant digne du XXe siècle sanglant. Tant mieux puisque, en vérité, ces platitudes sont sincères, venant d’un cœur aussi pur que le jour, pour nous souvenir d’un poète étranger6 qui, par son style, sa sincérité dans sa perception de la vie des hommes, a su toucher le cœur de ces hommes pour peser sur leur conscience, comme a réussi à le faire, à sa manière, l’homme politique sénégalais, Amadou Mahtar Mbow, ce Sénégalais tout particulier, dont nous sommes si fiers.
LA QUÊTE OBSTINÉE DU BIEN-ÊTRE COLLECTIF
Prenons le risque de parler de l’homme qui vient de traverser, avec panache, sans encombre, sans la moindre faute perturbant la marche de son pays, de son continent, de son Tiers-monde, un siècle ! oui, tout un siècle au service exclusif de l’- homme, de la collectivité, de la défense acharnée des valeurs qui auraient pu être communes, mais dangereusement captées et atrocement violées et mutilées par une partie de l’humanité. Un siècle d’actions salutaires : j’en suis à la fois heureux et malheureux. Heureux, parce que Mahtar Mbow a vu s’accomplir le vœu de tout homme, de tout être vivant : la longévité dans un état sanitaire satisfaisant. Malheureux puisque le grand âge nous vide de l’essentiel de notre énergie. « Lav ieillesse est un naufrage », comme disait sentencieusement le Général de Gaule, avec humour, non sans se remettre en question. Quand j’ai vu, naguère, il y a quelques mois, ce Sénégalais marcher lentement à l’aide d’une canne et que je me souviens brusquement de son agilité intellectuelle et physique de jadis, tout en moi a cédé la place à une pensée pieuse, adressée au Maître de l’Espace et du Temps : Lui seul est, demeurera Grand pour l’éternité ! murmurai-je. Je me mis alors à prier pour que Dieu récompense ce vieil homme de son immense amour pour l’homme, surtout pour l’homme en situation de faiblesse et d’humiliation. C’est peut-être à cause de la présence constante de cet homme dans ma vie, alors que nous vivons bien loin l’un de l’autre, que toute mon attention, comme par force, a été braquée, dès que la nouvelle de la célébration de son centenaire me parvint, sur un passage de La peste d’Albert Camus, œuvre qui a bercé notre adolescence.
Oui, voici ce passage sublime, voici ce qui constitue véritablement l’image d’Amadou Mahtar Mbow, le Sénégalais, l’Africain, le citoyen des temps modernes sous la plume du grand romancier philosophe franco-algérien, Albert Camus : alors que la peste fauchait les hommes comme une faucille dans un champ de fonio, au milieu des gémissements, des sanglots, des puanteurs, retentit la voix de Tarrou, par son engagement sans faille et par son action, redoutable adversaire de la peste, un des protagonistes du célèbre roman du Français Albert Camus d’Algérie, en pleine peste :
En somme, dit Tarrou avec simplicité, ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment on devient un saint. […] « Rieux : Je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroïsme. Ce qui m’intéresse c’est d’être un homme. Tarrou : – […] Oui, nous cherchons la même chose, mais je suis moins ambitieux. Et le narrateur de commenter : Rieux pensa que Tarrou plaisantait et le regarda. Mais dans la vague lueur qui venait du ciel, il vit un visage triste et sérieux »
Selon Tarrou et Albert Camus, « être un homme de quelque part, un homme parmi les hommes », pour reprendre la belle formule de l’autre existentialiste français, Jean-Paul Sartre, est un projet assurément plus laborieux, plus incertain que tout autre projet au profit de l’homme dans la collectivité ; car il s’agit bien d’un engagement total dans la société, la lutte quotidienne contre les forces du mal, la quête obstinée du bien-être collectif, qui, du reste, ne s’accomplit pas sans provoquer de redoutables et ignobles adversités. Comment réussir, dans nos pays, qui s’entêtent dans la voie de la médiocrité, de l’humiliation et de la pauvreté endémique, comment réussir à fouler aux pieds notre propre égo, qui cause tant de misères chez nos compatriotes, au bénéfice de la recherche obstinée du bien-être de la collectivité ? Depuis plus de 60 ans, nous sommes honteusement et confortablement installés dans le sauve-qui-peut : la recherche, dans la folie, de la réussite individuelle à laquelle se réduit toute notre ambition dans nos préoccupations de développement de nos pays ; nous avons ainsi oublié d’apprendre à nos enfants la voie royale, rédemptrice de la dignité pour l’homme par le travail bien fait et la voie de la précieuse souveraineté pour nos pays. Durant ces décennies passées, nous sommes responsables du retard de nos pays au moment où toute l’attention de Mahtar Mbow est braquée sur l’homme, rien que sur l’homme et son environnement c’est-à-dire son pays, son continent, sa planète dans tous les domaines du développement humain parmi les pays souverains et développés de notre globe. Humaniste ambitieux, Mahtar Mbow a toujours agi comme s’il tenait à racheter les péchés des uns et les misères des autres pour les enfouir comme dans un puits de déchets nauséabonds, seul signe certain de bonheur pour lui-même car comme dit le Franco-Algérien dans son roman La Peste, « il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul » des autres pour les enfouir comme dans un puits de déchets funestes. Celui que ses compatriotes appellent affectueusement Mahtar semble avoir choisi, durant ses cent années vécues dans le labeur, de s’asseoir sur la margelle de ce puits pour veiller au grain : il se veut homme à part entière et il veut hommes tous ceux qui souffrent. Nous voilà bien loin des soucis insensés et criminels de la désinvolture de nos kleptomanes modernes : ayant perdu tout repère, ayant brisé les bornes, il paraît qu’ils sont devenus fous. Ils agissent comme s’ils étaient « nés avant la honte », selon l’expression savoureuse gabonaise. Or donc vouloir être un homme est franchement, dans nos sociétés en désordre, en décadence en pleine mondialisation, le projet le plus risqué, le plus insensé, mais, par ailleurs, le plus noble parce que le plus profondément humain.
LA FORCE DE PENSER
Aucun domaine n’échappe aux désordres qui caractérisent nos gestes quotidiens : un mélange de certaines valeurs archaïques du passé et les valeurs les plus saillantes des temps modernes. Il suffit de lire ou relire « La Cité antique » de Fustel de Coulanges (Grèce, Rome, Inde dans l’antiquité) pour nous rendre compte qu’un pan précieux et très large de notre vie sociale et même spirituelle a été intensément vécu, avec la même dévotion, par d’autres peuples, sans changements notables, depuis l’antiquité de notre monde ! Y échapper pour forger un avenir susceptible de nous rendre à notre Temps contre lequel nous avons lamentablement trébuché souvent par ignorance ou par couardise ou par coquetterie intellectuelle. C’est au réveil de l’Afrique surtout que le professeur Mahtar Mbow s’est consacré avec acharnement : il n’a peut-être pas trouvé ce qu’il voulait, mais il a rageusement cherché durant tout un siècle ; « Dieu bénit l’homme non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché », nous souffle à l’oreille V. Hugo. Tout le prouve : son action en Afrique, son action au sein de la communauté internationale, etc., etc. Au regard des qualités accumulées durant tout un siècle, sur le plan professionnel, dans sa famille, dans sa multitude de relations qui le soude à ses semblables, sans la moindre réserve, on peut dire : Amadou Mahtar Mbow, enfant du Sahel, d’Afrique, est un homme, un vrai homme ; osons soutenir devant Dieu et devant les hommes que Mahtar est assurément un homme, authentiquement un homme ; oui, cet enfant du Sahel a su être courageusement un homme parmi les hommes sans jamais encombrer la conscience, sans jamais baisser les yeux ; ce qui émeut, c’est qu’il colporte la dignité comme un habit somptueux – dignité fièrement incarnée partout durant son long parcours. Quel itinéraire ! Que de redoutables adversités ! Que d’écueils renversés sur son chemin ! Je n’entre pas dans le détail. Pour oser y parvenir, il aurait fallu tout un livre et, peut-être, en plusieurs volumes.
J’ai connu Amadou Mahtar Mbow au Lycée Faidherbe de Saint-Louis à la fin des années 1950. Voilà donc 64 ans, que cet aîné que je rencontre rarement ne m’a jamais quitté. Sa forte et séduisante personnalité ne s’oublie pas facilement : il est calme, mais colporte des idées d’une force étonnante : une tempête sans bruit, un volcan qui bouge pour provoquer le renouveau. Le terme « morale », de nos jours, est devenu tabou. Ce terme rebute tellement l’homme de nos jours qu’on a fini par lui préférer hypocritement le terme « éthique », certainement plus innocent ou moins engagé que le terme « morale » dont les victimes ne se comptent pas dans l’histoire de nos sociétés. Il y a surtout les actions commises par l’homme au nom d’une prétendue morale durant les deux dernières Grandes Guerres, ou durant la Colonisation et la Traite négrière, toutes exceptionnellement violentes : négation absurde de l’homme et de son immense œuvre ! Il n’est nullement étonnant que Mahtar Mbow, membre fondateur de la FEANF se fût engagé volontairement sous le drapeau français, au nom de l’homme, au nom de la justice, durant la Deuxième Guerre mondiale. Certainement la guerre la plus meurtrière et la plus injuste de l’Histoire de l’homme et de notre planète. On préfère le terme « éthique » qui, au fait, en terme d’action, véhicule la même valeur. Mahtar Mbow est fondamentalement un être « moral », un être d’une grande rigueur morale. Son action, sa pensée, tout part de ce concept et y revient. Ici, la morale, c’est chercher à faire triompher ce qui est juste, à honnir ce qui nie l’homme, disons, pour ne pas épouvanter le lecteur, « éthique » au lieu de « morale ». Il suffit de décliner et de méditer les titres de ses productions intellectuelles : l’éthique n’est jamais absente de sa lutte pour un monde plus juste, plus équilibré ; l’éthique a toujours constitué le socle, l’instrument et la raison d’être de ses nombreuses actions7.
A bien méditer ses œuvres et ses actions pour le Sénégal, pour l’Afrique, pour le Tiers-monde, pour le monde (dont il est un citoyen authentique) on se dit : rien pour lui-même, tout pour les autres. Professeur, ses cours étaient semblables à des cours d’instruction civique, si chère à l’école coloniale pour asseoir sa toute-puissance, si honnie par les nouveaux régimes nègres pour lutter contre un certain éveil des consciences afin d’éviter de créer des forces destructrices fatales à leurs régimes dictatoriaux et souvent vagabonds et à l’école postcoloniale, qui se fourvoie dans un mimétisme béat comme des cours d’instruction civique à la coloniale, les valeurs occidentales qui, seules, méritant d’être comptées, retenues. Cet aspect de la dynamique personnalité de Mahtar Mbow m’a fortement marqué durant plus de six décennies à tel point que chaque fois que je me trouve dans certaines circonstances, je pense irrésistiblement à lui, en me disant : « S’il était là, qu’est-ce qu’il en aurait pensé ? » et je sens alors son beau sourire énigmatique. Cette question me revient même présentement en lisant un ouvrage, surtout des essais sur les problèmes de ce monde. Ses cours sont des cours de formation, des cours d’instruction civique – avec quel art ! J’ai été toujours frappé par son extraordinaire habileté à ramener tout au civisme, à l’amour du pays ou à l’amour de l’Afrique. Il s’écarte volontairement du thème de son cours pour se livrer à des réflexions profondes sur l’homme, sur le monde, sur nos sociétés, des anecdotes, des réflexions personnelles en nous imposant ainsi un monde futur, le monde de ses rêves. Un des rares intellectuels africains francophone à posséder la force de penser par luimême, pour lui-même et son pays et de se faire une opinion précise et personnelle des êtres et des événements.
Bref c’est un vrai historien de ces temps de désordres et d’inquiétudes, car il a le courage de ses idées. Grâce à sa démarche difficile à imiter, j’ai acquis l’idée que bien des phénomènes humains échappent à la « science » quand celle-ci est perçue comme un phénomène vulgaire, cette science si chère aux universitaires francophones d’Afrique, par mimétisme. Amadou Mahtar Mbow est courageusement et fièrement dans ses cours, dans ses dires comme le poisson dans l’eau. Il ne s’efface pas sous le prétexte de produire une hypothétique œuvre dite « scientifique ».Nous savons que les faits historiques ont existé : il n’y a qu’à les narrer avec nos mots choisis pour des raisons précises, les disséquer au regard de notre situation, de nos préoccupations du jour. Aucune honte à cela, puisque c’est la méthode de la plupart des historiens de l’ère coloniale et postcoloniale qu’ils soient européens ou africains. Les dires de ce pédagogue hors du commun de mon pays, m’ont si impressionné, que tout récemment encore, en lisant « Sapiens/une brève histoire de l’humanité » (Edit. Albin Michel), de Yuval Noah Harari, ouvrage8 qui a connu un succès mondial bien mérité, j’ai sans cesse pensé à mon professeur d’histoire et de géographie en classes de 5ème et 4ème du Lycée Faidherbe ; la lecture de cet essai d’une richesse inouïe vous donne comme irrémédiablement du tournis.
Des questions angoissantes surgissent de chaque paragraphe voire de chaque phrase. Et comme il s’agit de pensée, le domaine privilégié de Mahtar Mbow, j’ai ardemment pensé à lui. Je me suis informé dans son entourage de son état de santé d’alors, de sa capacité à lire un ouvrage aussi volumineux que « Sapiens ». Rassuré, je n’ai pas échappé au plaisir de lui trouver et lui envoyer un exemplaire de cet ouvrage et au plaisir de savoir qu’il lira bien cet ouvrage comme moi, et j’imaginais son sourire malicieux ou moqueur et ses sentiments vigoureux sur telle ou telle assertion de l’auteur ou sur tel ou tel passage de ce volumineux monument que constitue « Sapiens », magnifique par son contenu autant que par son style et l’architecture de l’ouvrage. Comme il eût été agréable, enrichissant d’entendre ce grand héraut de l’éthique, ce critique littéraire lucide et admirable, commenter calmement une telle œuvre avec sa voix à la fois douce, doctorale, posée et pertinente, qui sait caresser et retenir l’attention du vis-à-vis en le protégeant de toute distraction. Elle est unique, cette voix. C’est bien celle du formateur : elle a le pouvoir ensorceleur de vous tenir en éveil dans la posture d’entrer dans une longue et bienfaisante réflexion. On sent, en l’écoutant, qu’il est toujours concentré sur ses dires et que le mot juste lui est cher : il le cherche et le trouve. Ses mots sont toujours vivants même les plus ordinaires. Je me souviens que devant certaines anecdotes en plein cours d’histoire ou de géographie, nous échangions entre étudiants des regards complices en souriant.
L’homme était entièrement dans ses cours : il était son cours sans complexe, car il l’incarnait, comme le grand acteur incarne son personnage. C’était le grand Maître, l’amoureux insatiable de notre pays commun et de notre Afrique. Nous voilà bien loin du ronronnement fastidieux d’autres collègues qui se détachent complètement de leurs cours pour débiter des propos sans la moindre saveur pour faire « œuvre scientifique ». Il m’est impossible de parler au nom de mes camarades d’alors. Personnellement, j’avoue qu’il a su me donner l’amour d’un certain nombre de choses. J’ai su que l’Afrique existe et qu’elle m’appartient, qu’elle est pour moi et que je n’ai qu’elle sur cette vaste Terre. J’ai su qu’elle a beaucoup souffert et que mon rôle est d’essayer de lui restituer sa dignité. J’ai appris que le concept de justice est sacré et que l’injustice, soutenue par la force, qu’elle soit matérielle ou spirituelle est une lâcheté. Depuis lors je sais que je n’ai pas besoin de révolution pour construire mon pays, mon continent, mais bien plutôt d’amour.
Amour de mon pays, amour de mon continent, amour et respect du bien collectif, amour et respect du bien-être collectif. Il m’a donné le goût pour l’enseignement d’autant plus qu’il y avait au Lycée Faidherbe, à la même époque, un autre brillant professeur de lettres classiques : Amadou Samb. Comme nous étions fiers d’eux parmi les professeurs blancs: Je n’avais jamais rencontré, du lycée à la Sorbonne, un professeur de Lettres aussi brillant, aussi éloquent que le regretté Pr Amadou Samb. Il a fallu travailler sous la direction peu enviable du président L. S. Senghor, pour que je renonce définitivement à faire carrière dans l’enseignement9. Le virus reçu de Mahtar Mbow et de feu Amadou Samb n’ont pas résisté au volume de travail de la Présidence. Par contre, j’ai continué à pratiquer la critique comme si je continuais à donner des cours. Comme l’ont reconnu la plupart de mes amis dans le monde, surtout des universitaires, c’est vraiment prendre beaucoup de risque à faire de la critique littéraire hors de l’Université pour des raisons diverses. Tous mes amis critiques littéraires étaient ou sont professeurs dans des universités ? Comme feu Mohamadou Kane, Georges Ngal, feu Thomas Méloné, Madior Diouf, Jacques Chevrier, Moralis. En tout cas, il s’agit d’un cas très rare. Je crois sincèrement qu’Amadou Mahtar Mbow est un peintre singulier : son enseignement s’empare de votre être, s’incruste dans les coins les plus intimes de l’être. Il faut reconnaître que l’homme a une présence physique impressionnante et est d’un charisme indiscutable.
Matar Mbow n’est rien de moins qu’un humaniste, un formateur. Dans l’action de tous les jours, ces qualités ne l’ont jamais quitté. Elles le poussent parfois à se retrouver là où nous ne l’attendions pas à cause de son grand âge, comme, par exemple à la présidence des « Assises nationales », qui exigeait beaucoup de travail, beaucoup d’attention. Mais Mahtar Mbow est ainsi fait : fervent artisan des valeurs futures sur des valeurs archaïques et inhumaines du présent, triste œuvre de nous-mêmes, il participe à toute œuvre collective, susceptible de mettre en pratique ses idées généreuses pour l’homme.
Il faut conclure. Aimé Césaire avait reconnu la très grande fidélité de son ami L. S. Senghor à ses propres idées. Assertion facile à confirmer avec empressement par n’importe quel collaborateur proche du président-poète sénégalais : il était capable de reprendre dans les années 1980 des idées conçues et défendues dans les années 1930 ou dans les années 1940.
Nous retrouvons les mêmes qualités chez Amadou Mahtar Mbow. Le champ labouré durant cent bonnes années est facile à parcourir et à découvrir tout ce qui s’y meut, voici ce qu’il contient : l’homme vêtu de sa dignité d’être vivant, d’être humain ; la réussite individuelle mise enfin au service de la réussite collective. Une Afrique unie, prospère et digne sur le globe. La justice pour tous. Le bien-être collectif, une Afrique unifiée, forte, prospère et digne.
MAKHILY GASSAMA
1NOTES :
Albert Camus, La Peste, je connais des intellectuels progressistes africains qui cherchent à dissuader leurs collègues africains à citer, dans leurs œuvres, des penseurs autres que des penseurs africains. C’est une aberration, à mon avis, à la limite l’attitude est ridicule. La pensée n’a pas de frontières : rien ne nous empêche de citer un penseur asiatique, un penseur indien, un penseur arabe, un penseur occidental : du reste, la meilleure manière de confondre un adversaire est de lui prendre la main et de le promener dans le champ de sa propre culture. Vraiment ridicule de ne pas citer Pascal parce qu’il appartient à un pays qui a causé beaucoup de dégâts dans le mien. Quel rapport entre Pascal et la politique coloniale des élites françaises qui ont dirigé la France et cherchent aveuglément à perpétuer l’action de la politique impériale encore vivante dans l’esprit de cette élite. Cette élite, depuis la prétendue souveraineté de nos Etats a été incapable de se remettre en question. Avec un aveuglement inqualifiable, l’élite politique française est persuadée que la politique menée sur nos terres ne peut pas ne pas être ; donc il faut travailler à sa pérennisation sans tenir compte ni du contexte ni de l’évolution rapide et inéluctable du monde. C’est la situation absurde de la Françafrique. Celle-ci s’est comportée comme un monstre du Général de Gaulle à nos jours. A force de puissance, de ruse et de méchancetés, de ses propres mains, elle est en train de creuser sa propre tombe. Les élites politique et économique françaises sont aveugles dès qu’il s’agit de l’Afrique : elles ne sont pas capables d’agir normalement avec l’Afrique. Tout est guidé par des complexes de supériorité chez le Grand Blanc, d’infériorité chez le Petit Nègre.
Que dire pour conclure ? Cinq timides et fades lettres suffisent-elles pour saluer solennellement l’immense service rendu en cent ans ? MERCI, Maître. MERCI
2
3 Charles Baudelaire
4 L. S. Senghor,
5 Il y a là un vaste débat qui a été entamé à peine grâce au fait qu’Ahmadou Kourouma a réservé à la langue de création en Afrique francophone.
6
7
8 Jean Racine, poète-dramaturge français du XVIIème siècle
9 La réalité est que le Président L. S. Senghor, qui avait beaucoup aimé ma toute première œuvre de critique littéraire (« KUMA/Interrogation sur la littérature nègre de langue française », édit. NEA. Dakar, Abidjan, Lomé, 1978) ne s’était jamais lassé de m’encourager à écrire une œuvre semblable à KUMA, sur la musique et la danse africaines. Ce qui m’amusait puisque mes connaissances dans ces deux genres sont absolument rudimentaires, donc médiocres. En plus, je n’avais jamais dansé de ma vie ni chanté. Il avait fini par abandonner ce projet. Il tenait à ce que je fasse une thèse dont le thème serait semblable à ceux de KUMA. Il m’avait fermement promis d’être présent à ma soutenance de thèse, comme membre du jury où que ça se passât. Si, sur son cercueil, mes larmes ont coulé c’était pour deux raisons principales : 1/ je l’ai privé de ce plaisir de m’accompagner à la soutenance de ma thèse ; 2/Nous parlions souvent de son projet d’élégie pour Soundjata Keita. En 1980, il m’avoua que son poème était mûr en lui. Dans ce cas, me disait-il, quelques jours suffisaient pour créer le poème. Un immense regret : il me suffisait de le lui rappeler régulièrement pour que le poème fût. Je ne l’avais pas fait. Il avait fallu être devant son cercueil pour que je me souvienne de ce projet qui lui était tellement cher. Je pense que ces regrets étant très vifs en moi m’accompagneront tout le reste de ma vie. L’élégie aurait dû exister : comme il serait intéressant de l’étudier au regard de « Soundjata ou l’épopée mandingue » ou vice versa.
Les inter-titres sont de la rédaction