Dans sa déclaration de politique générale, faite le 10 septembre 2012, le Premier ministre engageait son gouvernement à réaliser, sans délai, « une étude portant sur la création d’un mécanisme de soutien aux familles les plus défavorisées, viable et durable, dont la faisabilité aura été préalablement prouvée » avec l’instauration d’allocations octroyées sous la forme d’une Bourse de Sécurité Familiale (BSF). Il annonçait, par la même occasion, l’instauration d’une Couverture Maladie Universelle (CMU) pour permettre l’accessibilité des soins et services médicosociaux à toute la population particulièrement aux franges les plus vulnérables. Le chef de l’État fait de la réalisation de ces deux mesures un sujet de préoccupation personnelle en l’évoquant, successivement, lors d’une réunion du Conseil des ministres et à l’occasion de son message à la Nation le 31 décembre 2012. La détermination et le volontarisme dont fait montre le chef de l’État, pour concrétiser une de ses promesses phares de sa campagne électorale, lui font honneur. En effet, les hommes politiques nous ont habitués à jeter aux oubliettes leurs promesses électorales sitôt élus. Les efforts du gouvernement, également, sont louables en ce sens qu’il essaie de prendre le taureau par les cornes pour lutter contre la pauvreté et les inégalités sociales en décidant l’octroi d’un soutien financier aux franges de la population les plus pauvres et les plus vulnérables et en leur facilitant l’accès aux soins de santé à travers les mécanismes de la solidarité nationale. Toutefois, la manière avec laquelle la BSF et la CMU sont en train d’être implantées soulève des questions sur la pertinence du modèle organisationnel choisi. Elle sème, également, un sérieux doute sur l’efficacité des mesures prises ainsi que leur pérennité. Elle soulève, enfin, un manque de vision globale et intégratrice de la protection sociale au Sénégal.
Un modèle organisationnel caractérisé par un émiettement institutionnel
La BSF et la CMU relèvent de la protection sociale (PS). La PS se définit notamment comme l’organisation de solidarités professionnelles, communautaires ou nationales dans le but de garantir l’accès aux biens et services essentiels. La PS renvoie généralement aux dispositifs mis en place par une collectivité pour prémunir ses membres ou une partie d’entre eux contre certains risques sociaux tels la vieillesse, la maladie, l’invalidité, le chômage, les charges familiales, etc. Son but ultime est de prévenir, atténuer ou réparer les effets liés à la survenance de ces risques. La PS repose, principalement, sur trois logiques : l’assurance sociale, l’assistance sociale et la mutualité. La logique d’assurance sociale communément appelée sécurité sociale, consiste en l’organisation de solidarités sur des bases professionnelles, donc le bénéfice des prestations offertes est limité aux seuls travailleurs salariés ou assimilés et à leurs familles. C’est le cas des régimes de sécurité sociale gérés par l’IPRES, le Fonds national de retraite (FNR), la Caisse de sécurité sociale et les Institutions de prévoyance-maladie (IPM). La seconde logique est celle de l’assistance sociale, laquelle permet aux catégories démunies de la population de bénéficier de certaines prestations sans conditions de ressources ni de cotisations. La BSF et la CMU, telles que annoncées par le chef de l’État, relèvent de l’assistance sociale. La troisième et dernière logique concerne l’approche mutualiste fondée sur la solidarité entre personnes habitant dans une même zone géographique, appartenant à la même confrérie ou militant dans la même association.
Si pour l’assurance sociale le modèle organisationnel montre une certaine cohérence avec le placement de toutes les institutions de prévoyance sociale sous la tutelle du ministère chargé du Travail lorsqu’elles concernent les travailleurs relevant du Code du travail (IPRES, CSS et IPM) ou du ministère chargé des Finances pour les fonctionnaires (FNR), il n’en est pas de même en ce que concerne l’assistance sociale. En effet, l’organisation de l’assistance sociale au Sénégal est caractérisée par un émiettement institutionnel dont la principale conséquence est le manque de synergie et d’efficacité. En effet, une analyse du Décret n° 2012-1223 portant répartition des services de l’État démontre, à suffisance, toute l’étendue de l’éparpillement des services gouvernementaux chargés d’intervenir dans le domaine de l’assistance sociale : Délégation générale à la Protection sociale et à la Solidarité nationale logée au sein du Cabinet du Président de la République, le Bureau d’Assistance sociale rattaché au Secrétariat général de la Présidence de la République, la Direction générale de l’Action sociale qui relève du Ministère de la Santé et de l’Action sociale avec ses trois Directions (Action médico-sociale, Promotion et protection des groupes vulnérables ainsi que la Promotion et de la Protection des Personnes handicapées), le Service des Actions sociales qui dépend du Ministère de la Femme, de l’Enfance et de l’Entreprenariat féminin, la Direction de l’Education surveillée et de la Protection sociale du Ministère de la Justice. De plus, les collectivités locales offrent, également, des prestations relevant de l’assistance sociale dans le cadre des compétences en « Santé, Population et Action Sociale » qui leur ont été transférées et en vertu desquelles elles reçoivent, annuellement, des allocations budgétaires tirées du Fonds de Dotation à la Décentralisation. Finalement, nous nous retrouvons devant une véritable dispersion des acteurs pour une même cause avec un objectif identique. Autrement dit, il est difficile, voire impossible d’avoir une vision globale des actions menées au Sénégal dans le domaine de l’assistance sociale, de mesurer avec exactitude les effets produits par les différentes actions ou politiques mises en œuvre et surtout de dégager une cohésion dans la détermination des cibles et dans le choix des interventions. Cet éparpillement institutionnel, bien évidemment, arrange certaines personnes et quelques officines politiques, car elles peuvent tranquillement détourner les actions sociales à d’autres fins en sachant que peu d’entre elles feront l’objet d’un contrôle. La presse fait état, régulièrement, de cas de détournements d’objectifs de programmes d’assistance sociale dont un, concernant une ancienne ministre chargée de la solidarité nationale, est actuellement pendant devant la justice. Avec un tel modèle organisationnel, qui rappelle la technique des silos, nul ne doit être étonné de voir la modicité des résultats obtenus dans le cadre de la lutte contre la pauvreté au Sénégal en dépit des sommes colossales dépensées.
La DGPSSN : une entorse constitutionnelle, une anomalie bureaucratique
Le chef de l’État entend faire de la Délégation générale à la protection sociale et à la Solidarité nationale (DGPSSN) l’instrument par lequel il réalisera ses engagements en matière de protection sociale notamment l’instauration d’une BSF et d’une CMU. Il l’a réaffirmé lors de la séance du Conseil des ministres du 11 octobre 2012 comme en fait foi le communiqué officiel rendu public à la fin de cette rencontre. Nous n’avons rien contre la décision de créer la DGPSSN. Toutefois, le fait de la loger au sein du Cabinet du Président de la République pose de graves problèmes.
En effet, la DGPSSN est un service opérationnel dont le mandat est de réaliser une partie de la politique mise en œuvre par le gouvernement conformément aux dispositions de l’article 53 de la Constitution. C’est pourquoi le Premier ministre avait endossé la création d’une BSF et celle d’une CMU en les incluant dans sa Déclaration de politique générale. Les usages de l’organisation administrative veulent, généralement, que seuls les services chargés de faire la coordination des problèmes sensibles (sécurité, renseignements, protocole, communication, etc.) soient dans l’espace présidentiel. Étant donné qu’il appartient au chef de l’État la détermination de la politique de la Nation (article 42 de la Constitution), il est alors difficile de justifier la présence, au sein de son cabinet, un service opérationnel comme la DGPSSN chargée de mettre en œuvre une politique gouvernementale. Cela est d’autant plus incompréhensible que la DGPSSN dispose d’un Directeur de cabinet et d’un Secrétaire général (à l’intérieur du Cabinet du Président de la République !!!) à l’instar de tous les grands départements ministériels. Cela donne des incongruités comme celle relevée dans le communiqué du Conseil des ministres tenu le 11 octobre 2012 : « le chef de l’État a donné des instructions au Premier ministre, s’appuyant sur la Délégation générale de la Protection sociale et de la Solidarité nationale, pour l’étude des modalités de mise en œuvre du socle national pour la protection sociale, dont la couverture maladie universelle sera le fondement ». Comment peut-on donner des instructions au Premier ministre relativement à des affaires qui ne relèvent pas directement de lui, mais du Cabinet du Président de la République ? Comprenne celui ou celle qui peut comprendre ! Autre chose non moins importante : en plaçant la DGPSSN dans le Cabinet présidentiel au même titre que l’Inspection générale d’État, on la soustrait d’un possible contrôle fait par cette dernière. En effet, par principe, le chef de l’État ne pas se contrôler lui-même en mandatant l’IGE de contrôler ses actions posées à travers la DGPSSN. Est-il concevable, au nom de la gouvernance vertueuse et de l’égalité de tous les services de l’État gérant des deniers publics devant les services de contrôle, que la DGPSSN, qui va gérer des budgets annuels de plusieurs milliards de francs CFA, soit soustraite d’une éventuelle vérification de l’IGE ? La réponse, sans ambages, est non ! D’où la nécessité, voire l’urgence de sortir la DGPSSN du giron présidentiel.
Si le chef de l’État voulait démontrer l’importance qu’il accorde à la réalisation de la BSF et de la CMU, il aurait pu procéder autrement en s’inspirant des bons exemples. En effet, lorsque la gauche française est retournée au pouvoir entre 1997 et 2002 et qu’elle a voulu lutter contre le chômage des jeunes, réduire la durée hebdomadaire du temps de travail, mais surtout instaurer une couverture maladie universelle (CMU), instituer une allocation personnalisée d’autonomie (APA) pour les personnes âgées dépendantes et réduire les déficits de la sécurité sociale, le Premier ministre d’alors, Lionel Jospin, avait nommé comme numéro deux du gouvernement la ministre de l’Emploi et de la Solidarité (Martine Aubry) chargée de mettre tout cela en œuvre. C’était une manière de montrer l’importance accordée à ces questions, mais surtout une façon de se donner les moyens de les concrétiser au-delà des nécessités de cohérence et de vision globale en rassemblant dans un même ministère l’emploi, le travail, la formation professionnelle et la sécurité sociale. Étant numéro deux du gouvernement français devant les ministres chargés de l’Économie, du Budget, de l’Éducation nationale et bien d’autres, Martine Aubry a eu les coudées franches pour concrétiser les promesses phares de la gauche entre 1997 et 2000, date de son départ.
Nous continuerons, la semaine prochaine, notre analyse en revenant sur les doutes concernant l’efficacité des mesures prises, la pérennité du dispositif mis en place ainsi que l’absence d’une vision globale et intégratrice de la PS.
Cheikh Faye
Montréal
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