Retenez bien la date du 29 juin 2014. Elle va marquer un tournant dans l’histoire du Sénégal. J’entends, d’ici, la claque retentissante sur les joues embourgeoisées de toute la classe politique. Si l’opposition d’aujourd’hui espère gagner les élections locales comme l’opposition d’hier, en 2009, et compte commencer à battre campagne le 30 juin 2014 pour la présidentielle de 2017, elle se fourvoie royalement.
Si le pouvoir considère que son engagement dans une gouvernance vertueuse marquée par des annonces publiques et des mesures phares, suffira pour étancher la soif de changements, exprimée par la population, et espérer, ainsi, gagner les élections locales, il se trompe lourdement.
La population sénégalaise, cultivée et mature, qui a eu de moins en moins confiance à la classe politique, avant de n’avoir plus confiance en la politique, va tranquillement faire œuvre de bienfaisance en donnant un peu à chacune des listes, si elle ne s’abstient pas. Non, nous ne sommes pas des devins. Nous sommes de simples citoyens qui voulant faire œuvre utile, travaillons à appartenir à la catégorie des gens que décrit si bien le penseur britannique William Godwin : « les hommes de génie doivent se manifester pour analyser la machine de la société, pour démontrer comment ses différentes parties sont reliées entre elles et pour en trouver les défauts et les solutions. C’est seulement ainsi que les grandes réformes peuvent être produites ». Et c’est seulement ainsi que nous aiderons notre classe politique à saisir les dynamiques en cours et à redéterminer son action publique en ayant pleine conscience de la volonté de la population de s’affranchir de la façon bureaucratique et politicienne, dont les régimes successifs se sont occupés du bien public. Quelle différence y a-t-il dans la gestion des collectivités locales sous le régime libéral et sous Benno Siggil Sénégal ? Aucune.
La classe politique sera encore sanctionnée
Presque partout et en tout temps, c’est le même bilan : on vend la terre et on fait, dit-on, du social avec les budgets obtenus de l’Etat. Il n’y a nulle part un embryon de développement local. C’est comme si la décentralisation se résumait à une transposition au niveau local du modèle central de gestion col blanc du pouvoir, avec chef de cabinet et gardes du corps. Je ne caricature pas, mais le plus petit maire du Sénégal en dispose. Comment s’attendre alors à ce que la population prennent les politiciens au sérieux ou considèrent leurs partis politiques ? Les hommes politiques, eux-mêmes, savent qu’ils n’ont qu’une faible représentativité dans leur collectivité locale où il y a autant de militants que de responsables politiques.
Et c’est pour ces raisons qu’ils se sont battus pour que des listes indépendantes ne soient pas autorisées à compétir. Mieux, ils savent que c’est seulement en forçant les indépendants à entrer dans leurs coalitions politiques qu’ils pourraient sauver la face. Mais, ils ont sous-estimé les querelles de leadership qui ont fait exploser les listes électorales. Résultat des courses, le 29 juin, la population votera selon le lien social, le lien familial, le lien religieux ou le lien politique, sans aucune attente en rapport avec l’avenir de sa collectivité. Elle est devenue désabusée mais a une pleine conscience de la force de son vote pour garder la dynamique irrépressible des changements qu’elle souhaite accomplir depuis l’alternance démocratique de 2000. Oui, le 29 juin, il n’y a rien qui va changer dans la marche de ce pays, quel que soit le résultat des urnes. Mais il y aura un avant et un après. Il y aura une piqure de rappel pour les dirigeants actuels car, le calendrier électoral fait des élections locales, calées à mi-mandat de la présidentielle, un instrument de mesure du niveau de satisfaction des électeurs, qui ne s’en privent pas pour exprimer leurs états d’âme. Pour ceux qui décortiquent les mécanismes de fonctionnement de notre société, il n’y a nul besoin d’attendre l’échéance pour mesurer le blues des citoyens et proposer un nouveau départ.
Un nouveau départ est nécessaire
Je ne sais pourquoi, mais la classe politique semble ignorer que l’explosion démographique, l’urbanisation accélérée, l’accessibilité à des informations comparatives, la survivance à travers des crises politique, économique, sociale et morale ont sédimenté dans la psychologie des Sénégalais un besoin presque irrépressible de s’affranchir de la classe politique et du modèle de gouvernance proposé, jusqu’ici, dans une sorte de mouvement d’émancipation qui s’exprime à chaque élection.
Ces valeurs du changement souhaité couvent depuis des décennies dans la conscience collective et cherchent à trouver sa voix et ses appuis. Ses premiers espoirs d’éclosion en 2000 ont été refroidis par la mal gouvernance et le caractère politicien du régime libéral. Aussi la population n’as pas attendu 40 ans, comme sous le régime socialiste, pour sortir les libéraux, au bout de 12 ans de règne.
L’avènement du Président SALL en 2012 confirme cette constance de l’exigence de la population à vouloir se doter de dirigeants plus soucieux de l’intérêt général, plus compétents pour gérer le pays et plus en phase avec elle. Apres deux ans, une gestion apparemment plus rigoureuse, un certain nombre de mesures de bonne gouvernance et un plan émergent qui a battu des records de financement, la perception générale est que ce régime n’est pas si différent de ses prédécesseurs. Or c’est avec la perception que l’on a, que l’on battit sa collaboration avec l’autre. C’est, entre autres, pour cette raison que le pouvoir ne pourra tirer un profit électoral de ses efforts d’amélioration de la gouvernance. Si, en si peu de temps, le régime ne fait plus rêver et qu’il est déjà classé dans la catégorie politicienne de ses prédécesseurs, il y a fort à parier, que les mêmes causes produisant les mêmes effets, son espérance de vie risque d’être plus courte. D’où toute la justification d’un nouveau départ, que l’on sait nécessaire, mais dont l’élan, la forme et la dynamique seront imposés par les résultats du scrutin du 29 juin. Un nouveau départ pour remobiliser gouvernement et population autour du projet commun en corrigeant la perception selon laquelle la performance attendue de l’action gouvernementale est différente de la performance perçue ou effective.
L’élite politique doit anticiper les évolutions
Dans mon métier de stratégiste, s’il y a un écart entre la performance attendue de l’action gouvernementale et la performance perçue, c’est parce qu’il y a un problème de communication gouvernementale. S’il y a un écart entre la performance attendue de l’action gouvernementale et la performance effective, c’est parce qu’il y a un problème de stratégie. Mon analyse est que nous avons les deux en même temps. Aussi, je m’autorise à proposer le canevas d’un nouveau départ.
La volonté de changement si souvent exprimée par les Sénégalais n’est pas circonstancielle, elle est le produit de transformations profondes qui s’opèrent dans le conscient et dans l’inconscient collectif. Elle s’exprime à travers la jeunesse par la réclamation de plus de modernité, plus de reconnaissance de sa créativité, plus de main d’œuvre compétente, plus de prise en charge par l’Etat des dynamiques économiques, sociales et culturelles.
A bien des égards, ce que vit le Sénégal d’aujourd’hui correspond à ce qui a été à l’origine de la « révolution tranquille » du Québec qui est définie comme : « le bref moment pendant lequel, fort d’un large consensus, l’Etat, son personnage principal, a été à la fois intensément réformiste et intensément nationaliste. L’Etat québécois a poursuivi en même temps un objectif de modernisation accéléré et un objectif très net de promotion nationale des Québécois francophones ».
Le chemin de la révolution tranquille
Comme au Québec, je crois que le processus qui pourrait aboutir à une sorte de « révolution tranquille » est en cours au Sénégal. L’élite devrait anticiper ses évolutions et faire se rencontrer son offre politique et les valeurs de changement exprimées par la nouvelle génération, dans une conjonction d’efforts qui visent à faire de l’Etat l’instrument principal de la révolution ; de la population motivée, le moteur de la révolution ; de la promotion d’une nation fière de se prendre en main, le carburant de la révolution. Ce qui signifie un assainissement des mœurs politiques, une volonté de démocratisation plus poussée, une réforme du système éducatif et un rôle plus marqué de l’Etat dans sa fonction développementaliste. Dans cette dynamique, la transformation des valeurs sera sûrement le changement le plus important car, il conditionne les autres bouleversements. C’est dans une effervescence constructive et positive qu’il faudra enclencher notre révolution tranquille, bâtir notre projet de société autour du questionnement : d’où venons-nous ? Où nous situons nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Que voulons-nous ? Nous devons nous mettre à l’idée que le Sénégal est un projet et que nous devons imaginer sa configuration et son futur, en faisant se rencontrer l’élite politique qui annonce des changements et la jeunesse qui rêve de changements. Le rôle des artistes à travers la chanson, le théâtre et les différentes formes d’expression artistique pour aider à la construction du projet Sénégal, sera déterminant pour accompagner la révolution culturelle nécessaire à notre révolution tranquille. Le rôle des medias sera central puisque la révolution tranquille constitue une rupture importante et cette rupture sera accélérée par des débats publics intenses. Pourquoi diable, ne ferons-nous pas tout cela dans la gaité et l’effervescence d’une dynamique d’un peuple qui croit en lui et en ses capacités à se projeter dans le futur ? Ce qui suppose un changement total d’attitude vis-à-vis du rôle de l’Etat.
Le nouveau rôle de l’Etat développementaliste
On devra observer une transformation radicale du rôle de l’Etat, désormais conçu comme un instrument au service du développement du Sénégal. C’est ce que l’on traduit aujourd’hui sous le concept d’Etat développementaliste ou « d’Etat Pro » qui se décline comme suit : Etat programmeur : l’Etat sénégalais doit être animé par la volonté de travailler sur le long terme. Etat protecteur : l’Etat sénégalais doit protéger les industries naissantes sans trop piétiner les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce. Etat promoteur : Le Sénégal doit accompagner ses entreprises sur les marchés internationaux. L’exemple d’Equipe Canada Inc qui est un partenariat des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ayant pour but d’aider les entreprises canadiennes à prospérer sur les marchés mondiaux. Etat producteur : le Sénégal doit investir les secteurs nécessitant de lourds investissements, car bien souvent, peu d’entrepreneurs ont les moyens de mobiliser les ressources financières nécessaires. Cette transformation du rôle de l’Etat ne doit pas seulement s’occuper des questions économiques. La promotion de la culture et de l’identité nationale sera le viatique du changement des valeurs, qui nous exige de nous occuper du système de santé et du développement social. Aussi, la modernisation du système éducatif chargé de préparer les citoyens du projet Sénégal devient un chantier majeur de la révolution tranquille.
Le chantier de la communication gouvernementale
Mais, quel que soit la qualité du projet de société, s’il n’y a pas de communication gouvernementale efficace pour partager le projet, mobiliser les acteurs, canaliser les énergies et mutualiser les efforts, nous ne parviendrons à rien. Plutôt que d’être le moteur de l’action gouvernementale, la communication semble être une épine au pied du régime. Aussi, plutôt que de se mettre à porter un jugement sur la communication gouvernementale, objet de conjectures diverses, on se demandera simplement qui porte la communication gouvernementale dans l’arrimage institutionnelle actuelle ? La réponse est, clairement, personne. La Primature, comme les ministères, se sont attachés, chacun, les services d’un conseiller en communication qui, dans la plupart des cas, ne dispose ni de budget, ni de personnel. Mieux, il n’existe pas de structure assurant le pilotage, la coordination et l’harmonisation de l’action de communication de ces différents démembrements du gouvernement, ainsi que de leurs départements. Ni les moyens techniques, ni les moyens humains n’existent en compétence et en taille critique pour assurer effectivement la prise en charge des besoins de communication, à la hauteur des enjeux et des nécessaires fonctions de communication de service, de communication de projet, de communication civique et de communication publique, toujours reléguées au second plan de la communication politique. Je me demande toujours comment on peut espérer obtenir l’adhésion des gens à son projet de développement, si la communication qui est un élément essentiel dans la mise en œuvre de la stratégie de management de l’Exécutif et un pilier de la stratégie politique qui la sous-tend est gérée de façon aussi inconsidérée. Oui, un nouveau départ s’impose!
Abdoulaye Rokhaya WANE