Il me plaît, de prime abord, de relever avec les autorités actuelles que le débat ne porte nullement sur la nécessité pour le Sénégal de se doter d’une école d’élite, enracinée dans une culture d’excellence, au service de son développement. Cette vision est rappelée dans le document de stratégie de l’école :
«L’Ept ambitionne de fournir les meilleures capacités scientifiques et technologiques au Sénégal et à l’Afrique, afin de propulser et de soutenir le développement du continent. L’Ept s’appuie sur ses valeurs traditionnelles (sagesse, savoir, devoir et de créativité) qui constituent le socle social, génome de l’identité polytechnicienne de Thiès.»
La volonté de remilitariser l’Ept découle plutôt de la dernière crise survenue après la grève des élèves ingénieurs et de la nécessité pour l’Etat de restaurer la discipline et la rigueur, dit-on, dans l’école. Il est vrai que l’environnement de l’enseignement supérieur, étouffant des difficultés récurrentes pour l’Etat à caser la pléthore de bacheliers dans un système ayant largement dépassé ses limites, contraste abondamment avec les revendications posées lors de cette dernière grève. L’Etat a été alors amené à opposer la rigueur et la discipline militaire à ce segment d’étudiants privilégiés à qui il offre une formation d’élite, dans un contexte de raréfaction des ressources publiques. Je fais l’hypothèse réaliste que cette volonté de réforme par une remilitarisation ne vise que ses enfants (élèves ingénieurs) que la Nation prépare aux défis technologiques futurs et non aux enseignants-chercheurs et personnels administratifs et techniques, autres adultes composantes de l’établissement. Sous ces auspices, l’initiative est louable en ce qu’elle vise à optimiser des ressources investies dans un contexte de raréfaction.
Toutefois, la démarche adoptée semble condamnée par des lacunes qui handicapent ses chances de succès. Réagir aux rumeurs et à la conjoncture par un décret ou un projet de loi ne s’avère guère être la meilleure façon d’aborder ces problématiques. En effet, il est fatal de penser, même aux détours des intentions les plus généreuses, qu’un décret ou un projet de loi suffit à orchestrer le changement organisationnel dans le management public. Il est regrettable que le cabinet du président de la République, avec ses éminents spécialistes du management comme Abdou Aziz Tall, ait laissé passer ce projet de réforme sans suffisamment aviser sur le fait que pour le changement organisationnel, il faut d’abord et avant tout le planifier (comme ce dernier l’a toujours enseigné). Cette planification aurait permis d’apaiser les termes du débat, de promouvoir le dialogue et la consultation afin d’identifier les résistances et freins aux changements et d’offrir des gages quant à la réussite des réformes. Elle aurait également permis de mieux intégrer les attentes des parties prenantes (la direction, les Per, les Pats, les étudiants, les alumnis, etc.). Aujourd’hui, si les élèves ingénieurs semblent acquis à la réforme, les Per et Pats indiquent, dans leur mémorandum du 16 février 2016, qu’ils n’ont aucun problème avec la rigueur militaire, mais récusent toute idée d’une administration militaire totale de l’Ept.
Pour ma part, je tiens simplement à recentrer le propos dans une perspective purement stratégique, en interrogeant la mission de l’Ept à l’aune des défis de l’émergence. Fondamentalement, la mission de l’Ept est de proposer des enseignements et des activités de recherche visant au perfectionnement permanent, à l’adaptation et à la participation à l’évolution scientifique et technologique du Sénégal. Dans ce monde globalisé, où l’environnement technologique est en perpétuelle reconfiguration, la maîtrise de compétences distinctives dynamiques reste le principal levier sur lequel se fonde la compétitivité des pays. L’on constate aussitôt que dans ce secteur, l’enseignement et la recherche sont les deux principales mamelles des activités des écoles d’ingénieurs. Habituellement, les activités d’enseignement par la transmission d’un corpus de connaissances scientifiques et technologiques stables dans les domaines de génie ont été la vocation première de l’Ept. Cela s’est manifesté de manière informelle dans la tradition de transmission de génération en génération des kamils de cours entre les différentes promotions d’élèves ingénieurs. A titre d’exemple, en tant q’étudiant, il était loisible de s’entraîner sur des exercices ou devoirs soumis aux anciens plusieurs années auparavant. Cette relative stabilité dans les enseignements, articulée autour de rites et de routines, est compatible avec la culture rigoriste et rigide d’obédience militaire. Elle a permis à l’Ept de conserver ses stocks de connaissances disponibles, malgré les nombreuses errances et tumultes de sa vie institutionnelle. Elle permet pareillement d’expliquer la forte culture organisationnelle réfractaire aux changements, caractérisant souvent les grandes écoles, qui y prévaut, comme en témoignent les débats stériles lorsque la réforme Lmd s’est imposée à l’enseignement supérieur. Dans ces contextes, il est fréquent d’entendre des anciens, languis par une nostalgique de la stabilité d’une certaine époque du régime militaire, réclamer le retour à la militarisation chaque fois qu’une crise ou une difficulté survient comme actuellement.
Mais c’est méconnaître que tout au long de leur existence, les organisations subissent des pressions et contraintes environnementales que leur dictent les exigences de l’heure. Et ces exigences indiquent, aujourd’hui, que la formation d’excellence d’ingénieurs ne requiert plus simplement de la rigueur dans toutes ses dimensions surtout scientifiques, mais appelle de la flexibilité. La flexibilité, c’est la liberté, autrement dit la faculté d’un individu à faire des infidélités à ses habitudes, à tordre le cou à sa culture, mais surtout sa capacité dans des situations données, d’essayer et de se promener dans d’autres avenues. Former des ingénieurs rigoureux dans leur démarche scientifique et dotés de flexibilités intellectuelles pourvoyeuses de créativité, dans toutes les circonstances de la vie, est devenu une compétence distinctive pour les institutions de formation d’ingénieurs. La promotion d’une culture de créativité, substratum de l’innovation et du progrès technologique, est inscrite en lettre d’or dans l’ensemble des documents de stratégie des écoles d’excellence de formation d’ingénieurs dans le monde. C’est dire que l’heure n’est plus à la consommation effrénée de corpus de connaissances établies ailleurs, mais bien à la production et à la diffusion de connaissances scientifiques et technologiques à destination du tissu économique du pays. C’est bien le dessein assumé de l’Ept qui, dans son dernier document de stratégie, proclame à l’axe trois, la promotion de l’innovation et d’une recherche couplant rigueur scientifique et utilité sociale. Cette recherche vise à booster la compétitivité des industries du pays par l’arrimage de leurs compétences techniques aux meilleurs standards internationaux en perpétuel renouvellement. Elle se veut comme une réponse scientifique et technologique appropriée aux problèmes qui se posent à notre économie. En effet, cette recherche scientifique et technologique centrée sur les préoccupations réelles de nos industries devra être le pilier central, l’architectonique ou la clef de voûte de nos politiques, telle que consacrée par la concertation nationale sur l’avenir de l’enseignement supérieur. Et si nous voulons ne pas rater le train de l’émergence ou encore moins nous en limiter au stade des vœux pieux, il est impératif d’intégrer cette nouvelle donne.
En vérité, aucun pays ne peut prétendre à l’émergence ou au développement sans disposer d’une recherche scientifique et technologique axée sur les besoins réels de ses acteurs économiques et ouverte sur le monde. A titre d’exemple, en Suisse, l’Epfl, dans son plan stratégique qui arrive à échéance en 2016, souhaite réunir sur l’horizon 2019, dix mille (10 000) étudiants dont deux mille cinq cents (2 500) doctorants travaillant sur des problématiques qu’elle juge déterminantes. L’on comprend aisément que ces pays développés, qui disposent d’une vision claire et pas seulement conjoncturelle ou erratique de leur politique de recherche au niveau de chaque institution de formation d’abord, fédérée ensuite au plan national, sont plus préparés que nous dans la compétition économique mondiale. Et cette dernière ne peut être portée au Sénégal, comme partout ailleurs, par l’Armée qui a une mission exclusive de défense nationale, mais bien par les acteurs économiques et universitaires. Qu’en est-il du Sénégal où les minima envisagés dans le document de stratégie de l’Ept semblent présentement compromis par une volonté de réforme précipitée ? Il me vient à l’esprit la réflexion de Kolter & Dubois(2005), pour qui «le futur n’est pas devant nous. Il s’est déjà produit. Malheureusement, il est inéquitablement réparti entre les entreprises, les secteurs et les pays».
Toutes ces considérations me fondent à interpeller l’ensemble des parties prenantes de l’Ept (la direction, les Per, les Pats, les étudiants, les alumnis et les autorités) à un sursaut de patriotisme pour en définitive ne prendre en considération que les enjeux capitaux qui s’imposent au Sénégal.
Dans cette même veine, je proposerai à l’autorité dans sa volonté de réforme, après une planification minutieuse du changement, de ne confier à l’Armée que la gestion du campus social. Ce qui lui permettra sans aucun doute d’accroître la rigueur et la discipline au sein de l’établissement. Mais en ce qui concerne la gestion de l’école proprement dite et tout ce qui touche à la pédagogie, je considère qu’elle doit rester dévolue aux personnels Per tel qu’organisé par les textes régissant les universités. C’est la seule voie pour maintenir une bonne dose de flexibilité tutélaire d’une culture de créativité, d’innovation, d’esprit entrepreneurial indispensable à toute formation d’excellence d’ingénieurs, mais aussi de suivre le fil des évolutions pédagogiques et de soutenir une veille technologique appréciable. Cela aussi aura la sagesse d’éviter une dérive stratégique préjudiciable au Sénégal et de prévenir de graves dysfonctionnements, liés à une gestion militaire intégrale de l’établissement. Mieux, la présidence du Conseil d’administration de l’école, organe qui, dans la gouvernance institutionnelle, s’occupe du contrôle, peut être réservée à l’Armée. Ainsi, cette instance servira mieux de pont à l’Armée pour construire un espace de dialogue soutenu et constructif avec la direction de l’école sans qu’elle ne s’enlise dans une gestion exécutive d’enseignants-chercheurs, de professeurs des universités ou de problématiques glissantes de recherche dont elle n’a pas la mainmise sur les tenants et les aboutissants.
Moussa DIA
Consultant & Doctorant en gestion
moussa.dia@univ-thies.sn