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TÉlÉfilms Ou Films Publicitaires ?

TÉlÉfilms Ou Films Publicitaires ?

Au risque de me faire traiter de rabat-joie ou de pessimiste chronique par les fans de téléfilms sénégalais, je dirais que le flot de téléfilms produits et diffusés par les télévisions sénégalaises est préjudiciable à notre société. S’il faut saluer la belle initiative qui a consisté à promouvoir le consommer local dans ce domaine, il reste que dans le fond comme dans la forme ces téléfilms sont parfois très décevants et parfois même nocifs à notre identité. Le fait qu’ils soient consommés sans modération par le public pourrait faire croire qu’ils sont réussis aussi bien sur le plan artistique que sur celui technique, mais ce n’est qu’apparence. Il faut juste rappeler que dans la société de consommation, les désirs peuvent être provoqués artificiellement et leur satisfaction proposée sous des formes standardisées par la logique la production-consommation.

 Nous n’inventons rien. On sait depuis Marcuse (Eros et Civilisation, Contribution à Freud) que la sur-répression du plaisir s’opère de façon quasi magique par une surproduction de biens et services destinés à capturer et à domestiquer l’énergie créatrice qui existe en chacun d’entre nous. La sexualité est de plus en plus présente, mais de plus en plus raffinée, émoussée et finalement inhibée ou niée dans la course à la consommation d’une infinité d’objets et de produits de substitution.  Nous sommes à l’ère du « je consomme, donc je suis » ou du « je vis pour consommer » : la consommation est désormais la mesure de l’être au lieu d’en être un simple moyen.

La production de faux besoins et de faux désirs a amputé l’homme de sa substance originelle, de son essence : la liberté ou la créativité. Le principe même de la rationalité technologique, c’est de dépouiller l’homme de toute possibilité d’être et d’exister en dehors du système. Le système est démocratique, ouvert dans sa forme ; mais totalitariste et clos dans son fond parce que le corps y devient esprit et l’esprit corps comme le suggère Marcuse : « Le principe de plaisir s’étend à la conscience ; Eros redéfinit la raison en ces propres termes : est raisonnable ce qui protège l’ordre de la satisfaction. ». Nous sommes libres de consommer, mais nous consommons ce que veut le système et comme le veut le système.

L’industrie du luxe et du loisir est chargée de rendre opérationnel ce sinistre précepte de négation de la dissemblance dans la société industrielle, de sorte que l’opposition au système fait désormais partie de celui-ci et dans les limites définies par lui. Le système prend tout à l’individu sans qu’il s’en rende compte : le discours est cadenassé parce que standardisé ; l’art est paradoxalement passé d’antisystème à pro-système ; la religion est folklorisée par des prêches excentriques, sensationnelles et peu critiques envers le système, …

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Ce système d’est d’abord mondial (la capitalisme) avant d’être local (les pseudos démocraties dans nos pays) : l’homme est outrageusement dépossédé par et dans sa croyance au principe de libre consommation. « Goorgui » est pris dans le piège d’une surabondance de plaisir et la promesse d’une sur-satiété : il est noyé dans un flot de divertissement télévisuel, les magasins de grande surface lui procurent des délices jamais délectés, les artifices d’un langage totalement ludique lui font croire qu’il est heureux. Le Sénégalais est broyé et appauvri (dans tous les sens) par une machine de consommation qui ne lui laisse aucun répit.

Inspectons le langage que charrient les téléfilms, analysons les séquences romantiques où se côtoient fidélité et infidélité, amour et haine, concorde et dislocation : le type d’homme que veut le système y est sculpté de manière suggestive. Ne soyons donc pas étonnés d’avoir une société musulmane où la monogame devient règle (puisque la polygamie est source d’instabilité et de crises) et où la virilité ou la masculinité résidera plus dans le sublimé (du genre « na gooré » ) que dans le réel. Les mariages sont de plus en plus éphémères et chaotiques, l’éducation familiale presque contingente : la baisse de niveau des apprenants et le peu de créativité des adultes sont consubstantiels à notre façon d’être qui n’est rien d’autre qu’une façon de consommer.

Pour en revenir au caractère préjudiciable des téléfilms sénégalais, remarquons d’abord qu’ils contribuent à perpétuer la conspiration contre les langues locales. Alors que les troupes « Daaray kocc » et « Diamonoy tey » avaient fini de prouver la haute créativité que recèle la langue wolof, nos nouveaux téléfilms nous agressent avec des séquences entières en français ! Pourquoi chercher à imposer subrepticement aux Sénégalais la promiscuité d’un langage qui n’est ni wolof ni français ? Si le wolof ne peut véhiculer ni romantisme ni intelligence politique (ce qui est bien évidemment absurde) pourquoi convoquer ces thèmes dans des téléfilms destinés à la consommation locale ? Parlez wolof si vraiment (comme vous le prétendez) vous voulez faire la promotion du « consommer local » ! Il n’y a rien de plus incommodant pour le spectateur non lettré en français que de suivre des envolées lyriques en wolof coupées de façon irrespectueuse par une irruption du français pour débiter des « lieux communs » de la télénovela. Cette trouvaille n’est rien d’autre qu’une astuce pour combler un vide d’inspiration. Nous avons besoin que notre vouloir, notre amour, nos craintes, nos joies, nos échecs, nos déceptions ; bref, que notre être soit chanté, célébré, pensé dans nos langues locales.

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On remarquera d’ailleurs que certains téléfilms confondent sciemment réalisme et reproduction instantanée du réel : ils font du « marquage à la culotte » à l’actualité. Or même si leur dessein était de faire du téléfilm un « raconteur du présent », ils devraient savoir que la créativité doit précéder et rendre possible toute œuvre réaliste. Par conséquent, si le téléfilm doit être une duplication quasi instantanée du réel, mieux vaut remplacer les personnages par des personnes pour que l’œuvre devienne plus vraie. Le danger de cette intrigante manœuvre entre la politique et l’art, c’est de façonner les consciences ou de les manipuler dans l’optique d’une perpétuation du système qui est ici à la fois médiatique et politico-artistique. La conspiration du système va jusqu’à squatter la créativité artistique pour l’empêcher d’être libre et porteuse d’une idéologie de libération. Art, politique et média constituent une trinité pour le maintien de l’ordre politique, économique et social. Ils se signifient et se soutiennent réciproquement dans l’intérêt d’une oligarchie qui exploite les pauvres citoyens en les manipulant par des besoins artificiels.

Un autre aspect rebutant du téléfilm sénégalais, c’est sa vocation outrancièrement publicitaire, voire tout simplement marchande. Quelle honte ! C’est quand même incroyable : l’attention, le temps et l’esprit du téléspectateur sont ostensiblement « vendus » dans le cours même du film ; de sorte qu’on n’ait aucune liberté de zapper pour éviter de subir le diktat du commercial ! A ce rythme les sociétés publicitaires risquent de fermer pour céder la place à la rapacité d’un trust médiatique qui finira par engloutir la société sénégalaise elle-même. C’est comme si aucune instance de régulation n’existait dans ce pays : la publicité, la politique, le divertissement, l’information et la communication opèrent dans une synergie d’uniformisation de notre société. Ils savent que le zapping est devenu un acte éminemment politique : en choisissant une télé on choisit inconsciemment ou sciemment une perception de la réalité devenue ultra politique.

Ils conquièrent le DÉSIR de nos concitoyens, orientent leur choix en manipulant leur conscience par une double publicité : incitation à consommer un produit en vantant ses qualités et incitation à un conformisme généralisé dans le satisfaction du désir, dans le comportement, bref dans l’être. Le désir est manufacturé sous forme de désir d’être connu ou de désir d’être-reconnu : la célébrité incline parfois à renoncer à certaines idées et valeurs, notamment celles qui sont jugées subversives par le média dispensateur de célébrité. Il y a des intellectuels et des artistes qu’on n’invite pas dans certaines télés à cause de l’incompatibilité de leurs idées avec la ligne éditoriale devenue doctrinale du média. Les débatteurs les plus en vue sont les répétiteurs de la bien-pensance et des idées complaisantes, les prêcheurs les plus mis en exergue sont ceux qui ne risquent pas d’importuner le système, les animateurs les plus payés sont ceux capables de dissoudre le sérieux et la profondeur du désespoir dans le folklorique.

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C’est ainsi que tout énergie antagoniste est doublement inhibée : d’une part, des célébrités sans aucune valeur artistique ou intellectuelle sont chargées d’étouffer toute contestation par la diabolisation ; d’autre part la superficialité et le sensationnel érigés en dogme pour endiguer le mécontentement. Tout le monde a vu comment un ancien rappeur devenu mbalax-man ultra médiocre s’est arrogé le droit d’occuper, durant la campagne, tous les médias pour débiter des énormités sur les candidats de l’opposition à la présidentielle. Il n’est donc pas étonnant que s’opposer devient de plus en plus difficile dans notre pays : les faux chroniqueurs pourront achever la sale besogne en s’attaquant lâchement aux opposants à qu’ils reprochent leur manque d’inventivité oubliant qu’ils ont eux-mêmes confisqué les couloirs et les moyens de cette inventivité.

La publicité est en train de tuer le téléfilm sénégalais par un dévergondage excessif dans les messages : les produits aphrodisiaques, les élocutions érotiques, les tailleurs très sexy passent dans le film même ! Aucune précaution morale ou même artistique n’entoure aujourd’hui la publicité dans le film. C’est dans le brut que la chose est passée sans se soucier du chef de famille qui regarde la télé en famille. Qui paie commande dit l’adage ! Aujourd’hui celui qui tient la bourse contrôle les séquences du film ; demain il contrôlera les idées du téléspectateur. Marcuse avait donc raison de dire que la rationalité technologique a un caractère politique sournois et très puissant. Par un système de domination presque invisible, elle dévore l’homme en le poussant à chercher sans relâche un plaisir essentiellement impossible dans l’accumulation d’argent et de produits de consommation. Il nous semble urgent de libérer nos consciences de cette servitude si nous voulons un véritable changement dans notre pays.







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