Vendredi 20 mars 2019. J’ai rassemblé les quelques affaires indispensables pour travailler, désormais, chez moi. Au bureau, nous avons décidé, depuis le début de la semaine, d’instaurer le télétravail. Nous n’étions plus que deux à venir faire le point quotidiennement, et assurer un service minimum. Tout est maintenant réglé. Il est plus sûr de rester chez nous. Surtout que je prends les transports en commun. Si rien n’est encore alarmant au niveau national, et dans la région de Dakar, le coronavirus continue de se propager au Sénégal. Nous avons jugé plus sage de prendre nos dispositions. Pour ne pas être des vecteurs de transmission de la maladie. Ou devenir des victimes.
Je descends. Pour chercher de l’eau et acheter un paquet de mouchoir, avant de rentrer. Sur le chemin de la boutique, je tombe sur un attroupement composé de garçons. Je les reconnais. Ce sont les mêmes. Ils passent la majorité de leur journée dans le coin. Des talibés. Ils jouent aux billes. Ils sont sept, aujourd’hui. Ils s’invectivent en pulaar. C’est la seconde fois que je m’arrête devant ce groupe de gamins. La première fois, j’avais joué au ballon avec eux. Aujourd’hui, je m’inquiète un peu. A cause du coronavirus. Quel sera le sort de ces enfants en ce temps d’incertitude ? J’essaie de savoir s’ils ont des informations par rapport au fléau qui touche l’humanité. J’aborde la conversation en leur demandant leur âge. Le plus âgé du groupe a treize ans. Le cadet n’a que huit ans.
A peine ai-je entamé la discussion qu’ils se mettent à courir. Joyeusement. Je me retourne. Une femme est venue leur apporter des restes d’un repas. Ils se précipitent autour d’un bol, qui semble contenir un plat de « domoda ». Ils mangent, frénétiquement. Les mains nues. Le plus petit a l’air d’avoir plus faim que les autres. Il se démène tant bien que mal au milieu de ses camarades et enchaîne les bouchées de riz. On dirait que sa respiration est suspendue. Sa bouche contient tellement de nourriture que son visage se déforme. Trois d’entre eux restent à l’écart ; ils sont en train de régler leurs affaires d’argent. Je m’approche, leur parle. Ils baragouinent des paroles en pulaar. Ils ne comprennent pas le wolof. La discussion est interrompue. J’abdique et repars prendre mes affaires. Je voulais leur poser plusieurs questions. D’où viennent-ils ? Où sont-ils logés ? Leur a-t-on parlé du coronavirus ? Comment cela se fait-il qu’on les voie, ici, pendant une longue partie de la journée ?
Tout a déjà été dit sur la situation des talibés. Les dangers qui les guettent dans la rue. Leur précarité. La violence infligée par leurs bourreaux. L’inconscience des parents qui les mènent à la galère. L’absence d’empathie et de discernement d’une grande partie de la population, qui continue de nier les malheurs de ces enfants au nom de la culture. L’inconséquence de l’Etat. Finalement, nous fermons les yeux et acceptons la condition d’oppression dans laquelle ces enfants sont confinés. Par habitude. Ils font maintenant partie du décor. La communauté nationale ne s’émeut plus face à la déshumanisation de ces enfants. Qu’est-ce qui justifie cette grande apathie ? Pourquoi le corps social, dans son ensemble, ne condamne pas l’exploitation de ces enfants ? Avons-nous perdu toute capacité de raisonnement moral ?
Les systèmes d’exploitation sont tous les mêmes. Ils s’appuient sur des croyances et des idéologies. Sur un pouvoir autoritaire, qui parfois utilise une violence symbolique pour s’imposer à la majorité. Ils ont une certaine sensibilité au despotisme. Ils méprisent la réflexion. Ainsi, au Sénégal, ce sont les féodalités religieuses qui permettent l’asservissement des talibés. Le justifient. Elles se moquent des lois votées par les représentants du peuple sénégalais. De l’interdiction de la mendicité des enfants. De l’agitation citoyenne. La situation des enfants de la rue est révélatrice du paradoxe de notre pays : une incapacité à choisir entre le République et les pouvoirs héréditaires. Les féodalités religieuses, qui gouvernent les consciences, empiètent sur les prérogatives de la puissance publique. L’Etat est à chaque fois obligé de négocier avec elles. Nous sommes arrivés à un point où le pouvoir religieux ne se soumet plus au contrôle de la légalité. Il détient, lui-même, un pouvoir discrétionnaire illimité. Or, la République ne peut pas marcher dans un pays où l’Etat doit rendre des comptes, s’abaisser. Se dédire. Et la démocratie ne peut pas aller sans la liberté et l’égalité. C’est pourtant le cas au Sénégal. L’Etat ne cesse de concéder de l’espace aux féodalités religieuses.
Un souffle social asphyxié. Nous sommes arrivés à une situation d’anomie. D’une part, la République est étouffée par l’aristocratie religieuse. L’Etat s’écrase à chaque fois que les intérêts religieux sont en jeu. D’autre part, les religieux ne détiennent pas de pouvoir politique à proprement parlé. Sauf dans leurs fiefs où l’administration du contrôle social leur est pratiquement dévolue. Ce qui mène à des impasses. Car les féodalités religieuses ne chercheront jamais à se réformer dans le sens de leur intégration et de leur soumission à la République. Tout cela nous assigne à une situation de stagnation sociale. Cela ne peut pas durer immuablement. Notre nation perd en énergie et en dynamisme. Se cherche inlassablement des boucs émissaires. Au lieu de regarder, dans le champ social environnant, les tares et les discours qui empêchent toutes possibilités de progrès.
Les talibés, à qui on enlève une grande partie de leur dignité, sont les victimes de la léthargie sociale. Qui défend cette exploitation ? Les religieux. En tout cas, beaucoup d’entre eux sont favorables à cet asservissement. La situation des talibés nous montre que la République et la démocratie sont préférables aux pouvoirs héréditaires. Les féodalités religieuses n’en ont rien à faire des principes de progrès social. A chaque fois que l’Etat tente de leur faire entendre raison, ils ruent dans les brancards et accusent des ennemis imaginaires : franc-maçonnerie, lobbies anti-religieux. D’autres mots d’ordre – anti-impérialisme, néocolonialisme – s’y ajoutent, qui s’ils sont vrais en partie, ne justifient pas vraiment notre situation d’engourdissement social, et le contexte économique et social mauvais dans lequel nous sommes englués.
La vérité, c’est que la société sénégalaise, écartelée entre deux forces antagoniques, n’arrive plus à être en mouvement. Elle est dans une situation de stagnation structurelle. Il n’y a plus de force d’équivalence pouvant permettre la respiration du corps social. Toute la vitalité politique que nous produisons devient presque inefficace à cause d’un regain d’immobilisme et des postures d’intransigeance et d’absolutisme de l’aristocratie religieuse. L’Etat doit reprendre ses droits. Entièrement. En étant, par le biais de ses représentants élus, inflexible. En exerçant les compétences et prérogatives dévolues à travers la souveraineté populaire. Le pouvoir ne peut pas se partager. Sinon, il montre une faiblesse coupable, qui ne mène qu’à des impasses. A une faillite de toute la société. C’est ce qui est arrivé au Mali et dans d’autres pays de la sous-région. Si nous choisissons certains d’entre nous, de manière pacifique et transparente, pour être aux commandes de l’appareil d’État, si nous payons nos impôts, c’est pour qu’ils assurent notre sécurité et veillent à la bonne marche de la société. Pour qu’ils gèrent l’existant et les catastrophes. En utilisant tous les leviers de la puissance publique. Autrement, nous serons tous plongés dans un désordre social invivable. Mais, jusqu’à preuve du contraire, nous n’avons pas renoncé à l’exercice de notre liberté politique. Nous n’avons demandé à aucune aristocratie de mener les affaires de notre pays.
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