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Quand Le Coronavirus Entrera Dans Le Champ De Nos Souvenirs

La pandémie de Covid-19 fera basculer le monde dans un autre régime. En plus de la tragédie humaine qu’il est en train de générer à mesure qu’il se propage, le Coronavirus tend au monde un gigantesque miroir. Il nous pousse à nous examiner. Nous-mêmes, nos économies, nos aspirations, nos modes de vie, notre façon de prodiguer les soins. Cet examen de nous-mêmes est déjà extrêmement douloureux et nécessite une grande quantité de courage pour l’affronter, mais il constitue, aussi, une opportunité pour se relever plus forts. Pour le continent africain, il devient vital de saisir cette opportunité pour s’embarquer sur une nouvelle trajectoire de développement durable véritablement endogène et souverain. Dès lors, définir la bonne algèbre de priorités et d’approches relève aujourd’hui d’une absolue nécessité. Mais avant de débuter l’écriture de nos nouveaux romans nationaux et d’unir nos forces aux niveaux sous-régional et continental, factoriser nos réelles aspirations en matière de développement constituent une première étape cruciale qu’on ne doit pas manquer.

L’économie des narratifs

Comme analysé par l’éminent économiste américain Robert Shiller à travers ce qu’il appelle narrative economics, les histoires et idées propagés populairement sont devenus un moteur de la marche économique du monde. Exacerbés par les réseaux sociaux, la prolifération rapide des informations et le potentiel destructeur des fake news, les narratifs affectent nos émotions et peuvent précipiter perceptions, choix et actions. La puissante analyse de Shiller peut être véritablement étendue aux sphères intellectuelle et politique. En effet, les doctrines, écoles de pensée, et histoires racontées orientent l’évolution des sociétés. L’Afrique, qui se trouve à un carrefour décisif, doit embrasser avec urgence la nécessité de construire une économie saine de narratifs qui façonneront son futur.

D’un côté, avant de mettre en œuvre des programmes socio-économiques de relance, une endogénéité exige de déterminer l’origine de la trajectoire. Pour cela, il faudra fixer le miroir et examiner l’essence même des sociétés africaines et de leurs besoins. A quoi la société africaine doit-elle aspirer ? Il faudra urgemment faire la distinction entre les traditions africaines qualifiées aujourd’hui, de façon très étonnante, « d’ancestrales », les “réalités africaines” ou modes de vie imposés en vérité par la pauvreté, et la souche véritablement originelle de la culture africaine. A titre individuel, aucun africain et aucune africaine ne doit se considérer comme un rescapé ou un survivant de l’Histoire, et encore moins vivre avec l’idée exclusive et unilatérale d’être un point d’intersection d’identités et de réalités défavorables. Les narratifs anthropologiques et philosophiques véhiculés ont un rôle clairement déterminant. Accéder à la Liberté, par l’Education, la poursuite de la connaissance et la recherche de la bonne information, sera crucial. Un examen social qui définira nos aspirations les plus profondes est une première étape décisive dont on ne peut faire l’économie.

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D’un autre côté, on assiste à un foisonnement de narratifs autour de “solutions africaines”. L’urgence de mettre en œuvre des politiques économiques et monétaires souveraines et endogènes est aujourd’hui absolument indiscutable. Mais les déclarations sur les voies et moyens à adopter se succèdent et s’entrechoquent parfois, et on passe du pessimisme le plus extrême aux rêves les plus fantaisistes, tous les deux parfois complètement décorrélés de la réalité. Même si la différence et la diversité des idées est une chance pour le débat démocratique et la fertilité du changement, une trop large dislocation intellectuelle et politique mine la concrétisation d’initiatives qui peuvent émaner aujourd’hui des gouvernements et de la société civile en matière de développement durable.

La dislocation intellectuelle et politique doit être évitée et les récents appels comme ceux émanant de Kako Nubupko ou de Ndongo Samba Sylla, Amy Niang et Lionel Zevounou sont à saluer. Mais en termes d’objectifs de développement à atteindre et de besoins des populations à combler, une solution, universelle et adaptée, existe déjà : les Objectifs de Développement Durable (ODD), développés par l’ensemble des pays du monde et résultants de remises en question progressives de la notion même de progrès.

Célébrer la face changeante des priorités

Dès les années 70, le modèle de croissance infinie qui s’appuie sur la surexploitation des ressources de la planète commence à être fortement questionné. Des ouvrages comme The Limits to Growth, paru en 1972 ou le rapport Brundtland Notre avenir commun paru en 2009 accélèrent l’idée de la nécessité d’un changement de paradigme pour la définition du développement durable. D’autres études, comme le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi (Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social), paru en 2009, recommandent l’établissement d’un nouveau cadre de mesure du progrès qui devra intégrer, en plus du PIB et du Seuil de pauvreté, des indicateurs de bien-être et de cohésion sociale, et de partir de l’humain et de ses besoins pour définir les politiques publiques.

En Afrique, le développement durable est un concept longtemps ancré dans de nombreuses sociétés traditionnelles africaines (mais aussi océaniennes ou sud-américaines) qui entretiennent une relation respectueuse avec l’environnement et le monde vivant qu’ils considèrent comme garants de leur propre survie. Des grands intellectuels et économistes comme Joseph Ki-Zerbo ont historiquement vigoureusement prôné un modèle de développement durable et écologique.

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Les narratifs autour du développement durable et du bien-être doivent devenir le fil directeur de toute politique économique, environnementale et sociale, et les Objectifs de développement durable offrent un cadre pouvant faciliter leur concrétisation.

Développés en 2015, ces Objectifs jettent les bases d’un agenda aux niveaux mondial et national pour éradiquer la pauvreté à horizon 2030 et adresser, au-delà du PIB ou du seuil de pauvreté, ses facettes multidimensionnelles, comme l’emploi, la santé, l’environnement, la bonne gouvernance. Ils sont accompagnés d’indicateurs qui font sens, que l’on se situe au Nord, au Sud, à l’Est ou à l’Ouest, et chaque pays est invité à en définir des supplémentaires qui leur seraient endogènes.

Plus important encore, les ODD sont complétés par le World Social Capital Monitor, développé dans le but d’intégrer au développement durable des dimensions de capital social comme la confiance entre les personnes, la solidarité, ou l’hospitalité. Par exemple, une enquête officielle sur le terrain avait notamment montré des scores significativement performants des indicateurs de capital social dans les pays du Sud.

De sorte que les ODD n’ont pas été développés à New York, imposés et propagés à travers le monde en vue d’une adoption aveugle par les gouvernements. La participation des experts africains (nationaux, onusiens, ONGs, etc.) à leur élaboration était active et compétente, et il est très important de reconnaître ce travail déjà fait. Même si mettre en place des “solutions africaines” est crucial, il ne doit pas être question d’une prospérité et d’un bien-être africain qui devraient être ontologiquement différents de celui européen, américain, ou océanien.

Tendre vers l’asymptote

La nature holistique des ODD fait qu’ils sont interdépendants, ce qui favorise la multiplication des synergies. Par exemple, l’ODD 1 — Pas de pauvreté, est liée à la quasi-totalité des autres ODD, comme l’ODD 3 — Bonne santé et bien-être, l’ODD 6 — Eau propre et assainissement, l’ODD 8 — Travail décent et croissance économique, l’ODD 16 Paix, Justice et institutions efficaces ou l’ODD 13 Lutte contre les changements climatiques.

Les ODD doivent continuer à être largement promus à tous les niveaux de gouvernement. Au Sénégal, ils ont même été traduits en langue wolof, ce qui est un signal fort en termes de volonté d’appropriation nationale.

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Sur la base des ODD, ce sera aux décideurs publics du continent de mettre en œuvre leurs propres modèles de développement durable, endogène et adapté ; la prodigieuse expertise africaine en matière d’économie, de secteur privé, d’urbanisme, d’environnement, de culture, etc. devra alors être massivement sollicitée. L’implémentation progressive des ODD permettra (et a déjà permis) de révéler les lacunes existantes et de les adresser soit par le renforcement des capacités locales, soit par une redéfinition des priorités et des politiques.

Le Coronavirus a révélé de grosses failles, comme la santé et le problème de l’économie informelle qui, malgré nos “réalités africaines” et pour des raisons de dignité humaine, doit être urgemment réglé. La pandémie est un puissant rappel sur l’urgence de formaliser nos économies, et cela doit devenir une priorité centrale qui permettra d’augmenter la résilience sociétale, alimentaire et médicale, surtout en cas de chocs majeurs comme celui du Covid-19. Cela permettra également de faire plus participer la population en âge de travailler à l’économie, et donc une mobilisation fiscale et une redistribution plus effectives. Sur le plan de la santé, même si certains systèmes de Sécurité Sociale essaient autant que faire se peut de s’adapter aux besoins des populations rurales et des citoyens vivant d’activités informelles (exemple de la Couverture Maladie Universelle au Sénégal mise en place par le président Macky Sall), la béance mise en lumière par le Coronavirus est grande.

Ainsi, au sortir de cette crise pandémique, il faudra mobiliser encore plus de ressources pour l’atteinte des Objectifs de développement durable qui ont à leur cœur la croissance économique, le bien-être des populations, l’écologie et la bonne gouvernance.

Il faudra bien tenir de nos mains le miroir que nous tend le Coronavirus, il ne doit pas voler en éclats. L’économie des narratifs et des idées sur le Continent doit être lucide, de bonne foi, et productive. Il est temps que l’Afrique s’assoie enfin, triomphalement, aux grandes tables du monde.

Fatoumata Sissi Ngom est analyste de politiques, écrivaine (Le silence du totem, 2018), (La tragédie des horizons, Revue Apulée, 2020), ingénieur en informatique et en mathématiques financières et diplômée de Sciences Po Paris.







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