Tout laisse croire que la seule image à laquelle l’Amérique sait rester si fidèle est celle d’être le lieu de cristallisation de bien de paradoxes ! Le samedi 30 mai 2020, les USA ont démontré à la face du monde toute leur puissance. La réussite spectaculaire du décollage suivi de l’amarrage du Crew Dragon a certainement posé l’acte inaugural de l’ère du tourisme spatial. Enthousiaste, le chef de l’exécutif américain a salué les deux astronautes, Bob Behnken et Doug Hurley, comme de « vrais génies », tout en promettant à ses compatriotes le meilleur.
Au même moment, les USA enregistraient le plus grand nombre de victimes de la Covid 19, 100.000. S’ajoutent à ce lot, les effets collatéraux engendrés par le nécessaire confinement pour rompre la chaine de contagion. Aussi dénombrait-on, dès avril, des millions de chômeurs. Cette situation, en s’aggravant, a fait resurgir avec force, cet autre virus beaucoup plus pernicieux que la Covid 19, à savoir le racisme. Ainsi, cinq jours francs avant le triomphe spatial, sur terre américaine, par le biais des réseaux sociaux, le monde assistait en direct, à l’abominable assassinat de George Floyd par un policier blanc.
Les États-Unis, puissance économique, financière, militaire et « pays phare de la démocratie », étalaient au grand jour toute leur impuissance à intégrer tous leurs fils. Le mode d’exécution de la victime a été tellement ignoble que des Américains, toutes races confondues, ont manifesté leur indignation scandant Black Lives Matter, « les vies noires comptent ! ». Ainsi, le président américain jubilait suite à la prouesse de ses génies de l’espace, alors que plus de 100 villes étaient la proie à des émeutes en réaction aux violences policières, une des modes de déclinaison les plus brutales du racisme. Non satisfait de n’avoir point compati avec ses compatriotes éprouvés, Donald Trump ne trouva pas mieux que de brandir … la Bible.
Pire, il menaça de mobiliser l’armée contre la frange la plus déshéritée de son peuple. Si l’endiguement de la pandémie peut être envisagée en terme de jours, il en est tout autrement pour le racisme. Ce virus, dont la persistance donne la fâcheuse impression qu’il est inscrit dans l’ADN des Américains, pose au moins ces deux questions. Pourquoi Barack Obama, avec ses deux mandats, n’a pas réalisé des avancées significatives dans la conquête des droits civiques des minorités ? Quel remède à ce fléau multiséculaire qui, malgré les sacrifices des figures emblématiques du refus, tels Martin Luther King et Malcom X, continue d’enfermer les minorités dans un cycle infernal ? La première question en soulève cette autre : de quelle marge de manœuvre disposait Barack Obama pour secouer le socle économique, politique et institutionnel qui constitue le lit du racisme ?
La focalisation sur la couleur du nouvel homme, pourvu de cet art oratoire et de ce charisme si impressionnants, avait fini par réintégrer des millions de désespérés dans le jeu électoral, convaincus que désormais rien ne sera plus comme avant. De la passion suscitée par l’ascension fulgurante du Noir qui avait battu à plate couture une adversaire de la trempe de Hilary Clinton avait vraisemblablement résulté une méprise sur les enjeux politiques du jeu électoral. Un recul, il est vrai difficile dans un contexte électoral, aurait permis de réaliser que, pour avoir bénéficié des combats des “utopistes” comme Marcus Garvey, Martin Luther King et Malcom X, Barack Obama ne s’était pour autant inscrit dans aucune de leurs trajectoires. Ni idéologique ni politique.
Pour preuve, la clé de son élection est son identification au citoyen américain lambda en exerçant son droit de solliciter des voix dans toutes les franges de la société. Et le libéralisme qui a l’intelligence de ses intérêts fondamentaux, de la même manière qu’il profite abondamment de la « fuite des cerveaux » toutes les couleurs confondues », ne se prive guère de l’opportunité de confier aux hommes de couleur qui ont le profil de l’emploi les plus hautes responsabilités. En l’occurrence, son choix porté sur Barack Obama était d’autant plus justifié que, en plus de ses compétences avérées, son origine raciale constituait un atout majeur pour accoler une ferveur populaire à un jeu électoral monotone.
Une fois installé à la Maison blanche, il s’attelle à redorer l’image d’une Amérique ternie par l’état désastreux de son économie et par ses expéditions punitives à travers le monde. Ses déplacements à travers le globe, ponctués par des discours majeurs de l’envergure des deux prononcés respectivement au Caire et à Accra, ont concouru à redynamiser le multilatéralisme malmené sous le règne de son prédécesseur. Toutefois, ses initiatives hardies laisseront en rade des questions aussi complexes que celles de la Palestine, de l’Afghanistan et de l’Iran. Au plan intérieur, hormis l’instauration de l’Obama care, son bilan reste mitigé, particulièrement sur le front des luttes pour l’égalité. L’assassinat, par six coups de feu, du jeune Michel Brown en août, 2014 à Ferguson, en est tout un symbole ! Quid de son silence sur la délicate question des réparations au bénéfice des descendants d’esclaves ?
Dans le respect scrupuleux des grandes logiques macroéconomiques, Obama a réussi à relancer la puissance économique américaine, non sans contribuer à rendre son pays moins vulnérable à bien des reproches ! Pour avoir sauvegardé les intérêts vitaux des USA, il a fait deux mandats sans connaitre le même sort que Abraham Lincoln et John Fitzgerald Kennedy. La seconde question découle de cette incapacité de la voie démocratique à fournir une réponse au mal-être des minorités. Ainsi, depuis 1865 l’équation de l’intégration des Afro-américains dans l’ordinaire de la république américaine reste à résoudre. Tout se passe comme si Marcus Garvey avait raison de considérer comme utopique tout projet envisageant l’émancipation des Noirs ailleurs que sur leur continent d’origine. Mais, dans la mesure où son mouvement Back to Africa n’a pas non plus été couronné de succès, d’autres perspectives ont été dessinées. Au nombre de celles-ci, la remise au goût du jour de l’idée de la réparation des descendants d’esclaves. Considérée comme une des tentatives avortées du président Abraham Lincoln, elle est agitée dans l’intention d’aider les Afro-américains à surmonter leur handicap d’origine.
Dans cet esprit, la députée Sheila Jackson Lee lança une commission parlementaire en juin 2019 pour en voir les modalités. Ce projet sera renouvelé à la faveur des émeutes, suite à l’assassinat de George Floyd. Ainsi, Robert Johnson ira jusqu’à évaluer cette répartition à plus d’une douzaine de milliards de dollars. Ce sera une curiosité que de voir le traitement que lui réservera le candidat démocrate Joe Biden à la présidentielle de novembre 2020. Toute autre est la perspective de Malcom X qui milite pour le combat pour l’égalité. Cependant, invité au Sommet de l’OUA, au Caire, en 1964, il insistera sur le nécessaire soutien de ses frères africains. Mais pas plus que l’Afrique sous les régimes dictatoriaux des années 1960, les États plus ou moins inscrits dans la trajectoire de la démocratisation, n’ont prêté suffisamment d’attention à son imploration.
L’Afrique noire surtout francophone aura davantage manifesté sa capacité d’indignation avec l’attentat perpétré contre le journal Charlie hebdo en 2015 que pour l’exécution de Floyd ! Wole Soyinka qui ne se méprend guère sur la capacité des Africains à prêter une oreille attentive aux luttes en cours invitera les Noirs à s’inscrire dans cette unique alternative : s’évertuer « à l’excellence et à la conquête du pouvoir économique et politique partout où ils vivent ». Cette perspective, en tant qu’elle met les Américains devant leur propre responsabilité, est digne d’intérêt. Toutefois, la difficulté qu’elle soulève est que la volonté d’être excellent est très souvent soumise à rude épreuve par l’état de privation du minimum vital. En tout état de cause, aucune solution durable ne saurait faire l’impasse sur l’exigence des luttes citoyennes. Certes, jusqu’ici aux revendications démocratiquement exprimées par les Américains, le pouvoir a répondu par la répression. Mais la lutte pour l’égalité, s’inscrivant dans la dialectique même de l’oppression, demeure irréductible. Avec le temps que prennent les changements sociaux, les militants des droits civiques pourront compter sur les aspirations à la paix et à la justice du peuple américain.
Se greffe à cette dynamique, ce phénomène que constitue le comportement d’un nombre de plus en plus important d’entreprises américaines « en véritables leviers du changement sociétal et politique ». Édifiant à ce sujet est ce propos de Guillaume Foucault rapporté par Claudia Cohen : « Les marques prennent les devants et se mettent aussi à l’abri de boycott. Elles prononcent des actes de foi ou affirment des positions, et se drapent derrière l’éthique. » Ce paradoxe susmentionné des USA, pour être si frappant, ne leur est pourtant pas exclusif. Les « puissants » de notre monde restent obsédés par la conquête du ciel, alors que le sol menace de s’effondrer sous leurs pas. Pour preuve, l’Europe et la Chine ne sont-elles aussi malades de leurs minorités. ?
Alpha Amadou SY
Philosophe/ ÉCRIVAIN
Président de la Cacsen