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Job Ben Salomon, Marabout NÉgrier Et Esclave Affranchi (5/6)

Job Ben Salomon, Marabout NÉgrier Et Esclave Affranchi (5/6)

La présente étude ne peut examiner ces thèses en détail. Tout au plus peut-on, en donnant une brève analyse des conséquences de la traite en Sénégambie dans la première moitié du XVIIIe siècle, ébaucher quelques remarques critiques.

Impact de la traite sur les formations sociales sénégambiennes

La traite atlantique en général, et surtout le développement de l’esclavage, sont à l’origine de bouleversements sans précédents dans l’histoire des peuples de la Sénégambie. Au cours de la période étudiée, le processus d’intégration de l’économie sénégambienne dans le commerce triangulaire, pièce maîtresse du commerce mondial de l’ère mercantiliste, connaît une impulsion décisive. Par les mécanismes de la libre concurrence et l’introduction forcée des produits de traite européenne, la production intérieure baissa sensiblement. Des manufactures locales comme celle du coton et l’industrie domestique du fer périclitent au profit des textiles et du fer ouvragé apportés par les marchands d’Europe. L’essor des échanges avec l’Europe entraîne un développement inégal très marqué à l’intérieur de la Sénégambie. La zone côtière, les axes fluviaux et les carrefours des routes caravaniers de l’intérieur, comme le Bundu, pays de Yuba Jallo, constituent alors les principaux centres de croissance de l’économie sénégambienne. L’arrière-pays servant de marché intérieur fournit, outre les produits de traite, du mil et du riz destinés à ravitailler les captiveries (Gorée, Saint-Louis) et les bateaux négriers en route vers l’Amérique. La traite des produits de subsistance au détriment de la consommation locale rend les masses populaires plus vulnérables aux catastrophes naturelles (sécheresses, inondations, invasions de criquets, épizooties …) qui sont particulièrement fréquentes entre 1650 et 1750 environ. Au cours de cette longue période, la Sénégambie est victime de disettes et de famines accompagnées d’épidémies qui accentuent la ponction démographique opérée par l’esclavage atlantique et donc la crise économique de la région.34

Cette crise place la Sénégambie dans une position de dépendance plus marquée vis-à-vis du marché mondial dominé par le mercantilisme européen. Les transformations sociales qui s’opèrent à cette époque sont dialectiquement liées à la situation économique. Progressivement, la traite marque de son empreinte délétère les relations sociales, les rapports de production et même les idéologies au sein des sociétés sénégambiennes. L’institution ancienne de la captivité domestique change radicalement de forme et de contenu. Le nombre des captifs domestiques s’est considérablement accru à la suite des guerres, aussi de la misère qui oblige des paysans soit à offrir leurs services à un seigneur, soit à disposer de leurs enfants en échange d’une protection ou de quelque pitance. La proportion des hommes libres baisse nettement au profit des captifs et autres personnes placées à divers degrés de dépendance personnelle et sociale. Pour les auteurs du XVIIIe siècle, la société sénégambienne est en majorité composée de personnes dépendantes.35 L’exploitation du travail des esclaves s’aggrave. C’est au sein de cette population servile que se recrutent les esclaves destinés à la traite atlantique. Souvent sans moyens de défense, ils sont plus que les hommes libres exposés aux guerres et aux rezzou. Avant l’intrusion de la traite européenne, les captifs domestiques étaient intégrés dès la deuxième génération au sein de la famille du maître.36 Un ensemble de coutumes réglait les relations entre maîtres et captifs. Si les seconds doivent aux premiers une rente en produit ou en travail, les premiers leur doivent en contrepartie protection et assistante. Le maître ne pouvait revendre un captif domestique de deuxième génération et au-delà. L’intensification de la traite européenne donne l’occasion aux maîtres de se soustraire à leurs obligations légales. De plus, le système pénal des Etats prend un contenu plus sévère à l’égard des délinquants. Alors que traditionnellement des délits comme le vol ou l’adultère étaient punis simplement de dommages et intérêts, au cours de cette période ces mêmes délits deviennent passibles de l’esclavage. Francis Moore cite par exemple le cas d’un homme qui fut vendu comme esclave pour avoir volé une pipe. Un habitant de la province du Kantora (Gambie) qui avait tué accidentellement un homme se voit réduit à l’esclavage sur ordre du chef de province ; celui-ci décide encore que les trois frères et sœurs du meurtrier seront à leur tour échangés sur un navire négrier qui mouille à Joar (Gambie).37 La traite contribue à l’approfondissement des inégalités de droit et de fait qui prévalent au sein des sociétés sénégambiennes. Entre la fin du XVIIe et le XVIIIe siècle, des minorités ethniques à organisation sociale moins développée comme le groupe Tenda (Bassari, Koniagui, Badianke, etc.) sont victimes d’un véritable génocide de la part d’Etats voisins mieux organisés comme les royaumes mandingue de la Gambie (Kaabu) et l’Etat théocratique musulman du Fouta-Jallon fondé en 1725 ; le pays Tenda est transformé en garenne de chasse aux esclaves pour les oligarchies voisines. S’il est vrai que la traite européenne a favorisé le développement des structures étatiques, même chez des communautés à organisation sociale égalitaire comme celles de la bordure forestière guinéenne (Balantes, Pepels, Mandjaks, Jolla de Casamance) et les pasteurs nomades comme les Peul du Fuladu, les régimes qui naissent durant ce temps sont d’une nature particulière. À la différence de leurs prédécesseurs, ces régimes de type nouveau ne reposent plus pour l’essentiel sur un consensus populaire pour autant que l’on puisse utiliser un tel concept pour cette époque38 : en d’autres termes, ce sont des régimes militaires fondés sur la violence armée et qui entendent se maintenir par le même moyen. Les armes à feu introduites par les européens en quantités de plus en plus grandes constituent l’instrument déterminant pour affirmer leur pouvoir à l’intérieur et assouvir leurs desseins expansionnistes à l’extérieur. Leurs bases économiques elles-mêmes changent avec la traite.

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Les revenus des taxes sur les marchands et des douanes renforcent le pouvoir économique de l’Etat. Les produits de traite remplacent, comme principale source de revenu de l’État, les produits agricoles jadis prélevés sur les paysans sous forme de rente en travail et en produits. Les marchandises européennes considérées comme produits de luxe sont utilisées par les souverains pour entretenir la fidélité des courtisans et des clients de plus en plus nombreux et avides. Il en résulte une demande croissante de ces produits étrangers. Et quand les revenus des taxes et des douanes ne suffisent pas à faire face aux besoins, les rois s’endettent auprès des compagnies commerciales. Mais aussi, ils organisent des pillages sur les biens de leurs sujets dont ils réduisent certains à l’esclavage. Mues par leurs intérêts et objectifs de classe, les couches dirigeantes de la Sénégambie se trouvent ainsi dans une situation de collusion effective avec les négriers. Utilisant l’instrument du chantage économique, ces derniers parviennent aisément à briser les velléités d’indépendance de souverains comme Latir Fal Sukabe Damel (roi) du Kayor (1697-1719). Au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, les ingérences des agents des compagnies commerciales dans la politique intérieure des Etats sénégambiens se multiplient. Les négriers soutiennent les factions les unes contre les autres. Cette politique de division favorise les révolutions de palais et, plus grave encore, fait éclater des guerres civiles. Sans exception, tous les États Sénégambiens deviennent à cette époque des champs de bataille où s’affrontent de façon permanente les différentes coteries de la classe dirigeante.

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Dès le milieu du XVIe siècle sous la pression de la traite atlantique, l’empire du Jolof, un des Etats les plus vastes de la région, se disloque en donnant naissance à plusieurs royaumes indépendants (Kayor, Baol, Waalo et Jolof proprement dit). Le morcellement entretenu par les négriers devient la donnée permanente de la géographie politique de la Sénégambie. Ce tableau est encore assombri par les guerres extérieures que chaque régime mène, soit pour se défendre contre les invasions du régime voisin, soit pour piller ses possessions. Aux temps de Yuba Jallo, une ambiance d’insécurité, d’anarchie et de misère règne en Sénégambie. Ruinés par les catastrophes naturelles et les pillages des princes, déplacés de force par les guerres, des paysans errants tentent d’organiser leur propre défense en formant des bandes qui à leur tour se livrent aux brigandages sur les routes et sèment la terreur autour des agglomérations.  Aux champs, sur les routes et même dans les villages, l’on est obligé d’être armé en permanence pour faire face à d’éventuels assaillants qui, à défaut de biens, s’emparent des personnes pour les vendre aux négriers. Les déplacements entre localités ne se font pas en dehors de groupes de dix à cent personnes armées, seuls capables de tenir en respect les brigands. C’est à la lumière d’un tel contexte que s’explique la capture de Yuba Jallo.

Si la traite a, d’une part, accentué la misère des gens du peuple et, d’autre part, amorcé le déclin des classes dirigeantes de la Sénégambie, il en va tout autrement des marchands traditionnels. Ceux-ci portent la dénomination générale de Jula (dyula)39, qui désigne à cette époque en Sénégambie tous ceux qui, sans distinction d’appartenance ethnique, ont pour profession l’échange des produits à l’intérieur d’une zone donnée, et entre cette zone et les comptoirs européens. De tous les groupes de la société sénégambienne ancienne, les marchands forment la classe la plus homogène. Ils se différencient non seulement par l’identité de leurs occupations, mais aussi par une communauté de religion (l’islam).

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De plus ils parlent les mêmes langues (différents dialectes de la langue mandingue) qui achèvent de faire d’eux une communauté se distinguant par une culture identique.

A suivre le 1 décembre prochain…

Texte préalablement paru en 1978 dans la collection « Les Africains » de Jeune Afrique qui a autorisé SenePlus à le republier.

34. Sur ces famines et épidémies, cf. S. Mody Cissoko, « Famines et épidémies à Tombouctou et dans la boucle du Niger du XVIe au XVIIIe siècle. Bull. IFAN, B1 XXX, 3. 1968, pp 806 – 821; P. D. Curtin, Economic change in precolonial Africa : Senegambie in the era of the slave trade, Wisconsin, 1975, pp.110 – 111.

35. Ainsi l’explorateur écossais Mungo Park qui visita la Sénégambie en 1795 – 1796, puis en 1805, estime que les esclaves constituaient les deux tiers de la population des régions qu’il a traversées : the travels of Mungo Park, edited by R. Miller, London, 1960, pp 220.

36. Sur l’importance de l’esclavage domestique en Afrique occidentale, voir C. Meillassoux, L’esclavage dans l’Afrique noire précoloniale, Paris, Maspéro, 1975.

37. F. Moore, op. cit. pp 42 – 43.

38. La rupture intervenue entre les dirigeants et le peuple est bien attestée par l’adage Buur du  mboka  (« un roi n’est pas un parent ») que la tradition populaire wolof du Sénégal attribue à Koca Barma, célèbre sage qui vécut au royaume du Kayor entre 1584 et 1654.

39. Sur les Jula, voir les remarquables développements faits par Y. Person, Samori, une révolution Dyula, Dakar 1968, vol. 1, Chap. 111 IV.

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