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Les Couples De Contraires ComplÉmentaires

Cet article est une compilation de notes de lectures commentées, issues de divers théoriciens du changement. Après un rappel historique, sont décrits quelques couples de contraires en nous inspirant de ces grands penseurs qui ont pour noms : Héraclite, Erasme, Vladimir Jankélévitch, Paul Watzlawick, Edgar Morin, Hampaté Ba.

Rappel historique

Ce principe des couples de contraires complémentaires, présent dans le taoïsme, s’appelle « Yin-Yang ». Il montre que les composantes d’une dualité s’opposent et se complètent. Il annonce les limites du principe du tiers exclu dans certains contextes. Considéré comme le cœur du changement, il a reçu plusieurs noms avec bien sûr toutes les nuances liées aux définitions : yin-yang, énantiodromie, dialectique, dialogique. On le retrouve dans l’approche systémique.

Le philosophe du changement, Héraclite, mettait le conflit et la discorde au cœur de toute création ou évolution. Il percevait parfaitement l’interdépendance des contraires : « Le conflit est de tous les êtres le père ; tout devient dans la lutte et la nécessité ». « Ce qui est taillé en sens contraire s’assemble » ; « de ce qui diffère naît la plus belle harmonie » ; « tout devient par la discorde » (1).

Érasme ajoute :

« Il est constant tout d’abord que toutes choses humaines ont, comme les Silènes d’Alcibiade, deux faces fort dissemblables. La face extérieure marque la mort ; regardez à l’intérieur, il y a la vie, ou inversement. La beauté recouvre la laideur ; la richesse, l’indigence ; l’infamie, la gloire ; le savoir, l’ignorance. Ce qui semble robustesse est débilité ; ce qui semble de bonne race est vil. La joie dissimule le chagrin ; la prospérité, le malheur ; l’amitié, la haine ; le remède, le poison. En somme, ouvrez le Silène, vous rencontrerez le contraire de ce qu’il montre. » (2)

Paul Watzlawick renchérit : « Le monde de notre expérience est constitué de couples de contraires, et que, à strictement parler, chaque aspect de la réalité tire sa substance et son caractère concret de l’existence de son opposé. Les exemples en sont nombreux : le clair et l’obscur, la figure et le fond, le bien et le mal, le passé et l’avenir, ainsi qu’une multitude d’autres polarités constituant simplement les deux aspects complémentaires d’une seule réalité ou d’un seul cadre de référence, quoi qu’on dise sur leurs natures apparemment incompatibles » (3).

Et on termine avec Hampaté Ba, qui nous rappelle les mêmes propos dans le conte peul « Kaïdara » : « Toute chose existante comporte deux faces : une face nocturne, néfaste, et une face diurne, favorable ; la tradition enseigne en effet qu’il y a toujours un grain de mal dans le bien et un grain de bien dans le mal, une partie de nuit dans le jour et une partie de jour dans la nuit » (4).

Sont décrits ci-après quelques couples de contraires : vie vs mort ; sagesse vs folie ; raison vs passion ; vertu vs vice ; altruisme vs égoïsme ; joie vs tristesse ; amour vs haine ; espoir vs crainte ; passion sensuelle vs passion factice ; connaissance vs ignorance ; orgueil vs humilité. 

Vie et mort

« Vivre de mort et mourir de vie », avait énoncé Héraclite. La vie paie un tribut à la mort pour pouvoir subsister. La vie résiste à la mort en utilisant la mort.

« Cette mort alimente la chaîne trophique qui nourrit les écosystèmes », comme le dit bien Edgar Morin. « Ainsi les animaux végétariens mangent plantes et fruits, les petits carnassiers mangent les végétariens, les gros carnassiers mangent les petits carnassiers et les végétariens. La décomposition issue de la mort des carnassiers nourrit insectes nécrophages, vers, unicellulaires, et les sels minéraux résiduels sont pompés par la racine des végétaux. Le cycle de mort est en même temps cycle de vie. » (5)

À une échelle plutôt réduite, « les étoiles vivent d’un feu qui les fait vivre et à la fois les dévore. Ainsi en est-il de nous autres animaux, mammifères qui vivons de la régénération permanente de nos cellules et molécules à partir de leur mort et de leur destruction ».

Antonio Damasio dit à ce propos avec plus de précision : « La plupart des parties qui nous concernent périssent toute notre vie durant, pour être remplacées par d’autres parties périssables. Les cycles de vie et de mort se répètent bien des fois au cours d’une vie. Mis à part les neurones, les cellules musculaires du cœur et celles du cristallin, toutes les autres meurent et sont remplacées » (6).

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À l’échelle de la société, cette régénération (ou création destructrice) est aussi visible. Chaque génération nouvelle reçoit l’éducation de la précédente qui en même temps disparaît.

Selon un autre angle de vue, on peut voir l’imbrication entre la vie et la mort, comme l’expose Hampaté Ba dans Vie et enseignement de Tierno Bokar : « Qu’est-ce que naître ? C’est entrer dans un champ d’où l’on ne peut sortir que par le chemin de la mort, unique issue, commune aux justes et aux injustes, aux croyants et aux incrédules. Qu’est-ce que mourir ? C’est renaître à la vie éternelle » (7).

Sagesse vs folie

D’après Edgar Morin, « l’homme est un sapiens demens ; il n’est pas seulement raisonnable, calculateur, il est aussi porté au délire et à la démesure. L’énorme quantité d’affection et de tendresse qui l’habite depuis son enfance se mélange inexorablement avec des manifestations de violences, de cruauté et de sauvagerie » (8). Il abrite toutes les potentialités de sagesse et de folie. Celles-ci s’actualisent selon les événements ou le contexte.

Sagesse sans folie devient glaciale et dépourvue de vie ou de poésie. Folie sans sagesse pose un problème d’harmonie au sein de la société et devient dangereuse. Au nom de la sagesse, on ne devrait pas inhiber l’amour, la compassion, le pardon, etc.  Folie sans sagesse nous mène dans les travers de l’erreur, de l’illusion, et entraîne soit un égocentrisme, soit l’asservissement de l’humanité.

Sagesse et folie sont à la fois antinomiques et complémentaires. La phrase de Santayana le résume bien : « Ce n’est pas sage que d’être seulement sage » (9).

Raison vs passion, ou intelligence et aveuglement

La raison est au service de la passion ; elle joue le rôle de veilleuse et aide à détecter erreurs et illusions. La passion constitue un levier puissant pour développer la raison, car elle refuse l’inertie et le statu quo.

Hegel déclare que « rien de grand ne peut se faire sans passion » (10). Oui, certes, la raison éclaire nos pensées et nos actions. Mais que seraient celles-ci sans nos tendances, nos volitions, nos passions ? Le lien est très étroit entre raison et passion.

Intelligence et aveuglement sont analysés comme suit par Morin : « Chaque être dispose cérébralement de toutes les potentialités intelligentes, mais des prédispositions héréditaires, des déterminations familiales, culturelles, historiques, des événements ou accidents personnels en limitent, inhibent l’exercice, ou au contraire le stimulent. Pas assez de complexité, pas assez d’adversité atrophie l’intelligence, mais trop de complexité et trop d’adversité l’écrase. Les carences d’intelligence (incapacité de tirer les leçons de l’expérience, incapacité de modifier des schèmes mentaux, sélection de faux problèmes et de faux critères au détriment des vrais, perte de vue des fins dans l’usage des moyens ou incapacité de concevoir des moyens adaptés aux fins) suscitent des formes multiples et variées d’aveuglement et de bêtises… » (11).

Vertu vs vice

On a vu que les vertus pouvaient être de fines pointes. Tout excès ou déficit nous entraîne dans le vice. Vice et vertu peuvent même être une seule réalité décryptée différemment. Telle personne est considérée comme un être de bonne foi, de conviction. D’autres la trouvent simplement rustique. Le même acte peut s’interpréter différemment en vice et vertu selon la diversité des grilles de lecture.

Mis à part les sages et les saints, tous les êtres humains font preuve de vertus et de vices. L’âge et l’expérience nous rapprochent de plus en plus de Dieu et nous aident à mieux pratiquer les vertus. Mieux vaut être simplement vicieux qu’affecter une apparence de vertu ! Cela est dit autrement par Jankélévitch : « L’homme ne touche l’extrémité de rien, ni la cime du bien, ni le fond du mal, ni la suprême pointe de la pureté, ni l’infinie bassesse de la méchanceté » (12).

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Altruisme vs égoïsme

« L’homme, dit Jankélévitch, n’est jamais égoïste à fond, comme croit le démontrer La Rochefoucauld. Pourtant, il n’est pas non plus capable de s’attacher extatiquement à lui-même ni de devenir lui-même tout entier l’autre tout entier, comme le prescrit Fénelon. Il reste en somme à mi-chemin, tantôt sur le point de s’enfoncer dans son être propre sans amour, tantôt sur le point de s’évaporer en amour et non en être. » (13)

Morin explique que nous obéissons tous au principe d’inclusion et au principe d’exclusion. Le premier nous rapproche de la communauté et développe l’altruisme, et le second, assurant notre identité, nous pousse plutôt vers l’égocentrisme. Nous sommes tous à la fois égoïstes et altruistes. Dépendamment des contextes (éducation, expériences individuelles), nous développons beaucoup plus l’un, l’autre restant en friche (ou se potentialisant). Nous sommes nombreux à utiliser le logiciel égoïste, par réflexe de conservation. Mais chez certains, l’altruisme devient une seconde nature, comme une habitude. Pour ces personnes, le comportement égoïste relève de l’absurdité.    

Joie vs tristesse

Ces deux sentiments de base sont présents chez tout être humain. Chacun présente une typologie qui va du minimum jusqu’au paroxysme. On ne peut les éprouver simultanément. Lorsque la joie atteint un niveau très élevé (cas de l’amour avec présence de l’être aimé), rien que l’imagination, par ses tours et ses détours, peut engendrer la tristesse. Joie et tristesse s’alternent dans la vie. « Sans le froid de l’hiver, qui verrait le printemps dans sa douce splendeur ? » (14), dit Oncle Ho sous forme de métaphore.

Socrate dit la même chose : « Quelle chose étrange, mes amis, paraît être ce qu’on appelle le plaisir ! Et quel singulier rapport il a naturellement avec ce qui passe pour être son contraire, la douleur ! Ils refusent de se rencontrer ensemble chez l’homme ; mais qu’on poursuive l’un et qu’on l’attrape, on est presque contraint d’attraper l’autre aussi ; comme si, en dépit de leur dualité, ils étaient attachés à une seule tête » (15).

Espoir vs crainte

Indissociablement liés sont la crainte et l’espoir. Ce sont des produits de l’imagination, mais leur amplitude augmente ou diminue en fonction de la réalité. L’espoir nous fait vivre. Il est toujours couplé à la crainte. D’aucuns estiment que le vrai bonheur se trouve dans cette capacité de neutraliser cet espoir ou de le contenir dans les limites des capacités de chacun. Mais comment procéder à une telle évaluation en détachant toute sa subjectivité ?

Amour vs haine

L’amour est indissociable de la haine. Ils vont en général de pair. L’objet (ou l’être) de notre amour peut avec le temps devenir celui de notre haine. Notre imagination renforce cet amour, mais elle peut aussi être source de haine. La haine peut aussi être gratuite, parce que l’individu est formaté de façon à adopter une telle attitude. Ce n’est pas en haïssant qu’on cesse d’aimer, mais c’est surtout en étant complètement indifférent.

Passion sensuelle vs passion factice/Désir de conservation vs désir de reconnaissance

Elles s’autorenforcent. La passion factice utilise la passion sensuelle pour se mettre en évidence. La passion factice peut aussi être au service de la passion sensuelle. Dès lors, on peut dire que ces deux passions peuvent s’enchevêtrer au point de rendre la cause première non explicite. Ce qui permet de bien comprendre le lien entre les deux, c’est cette unité que représente la préoccupation centrale des hommes : exister.

Exister à un niveau purement individuel suppose qu’on se conserve, qu’on assure sa survie. Chez la plupart des gens, cette conservation et les passions qui tournent autour l’emportent de loin. À un autre niveau, exister, c’est s’affirmer socialement et détenir un rang ou un statut. Rares sont les êtres qui contribuent de façon significative à la marche de l’histoire (quel que soit le domaine) sans passions ou désir de reconnaissance.

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Connaissance vs ignorance

Ces deux éléments sont parfaitement liés. La grande connaissance s’acquiert lorsqu’on mesure à sa juste valeur l’étendue de son ignorance. Une tendance à tout connaître peut aussi conduire à de l’éclectisme ou à une certaine ignorance, car on court toujours le risque de demeurer superficiel dans divers domaines lorsqu’on tente de tout maîtriser. Rares sont ceux qui, essayant de relier divers types de connaissances, parviennent à éviter ce risque.

Socrate utilisait la feinte de l’ignorance pour mieux confondre ses interlocuteurs. Sur des sujets qu’il maîtrisait parfaitement, il avait tendance à jouer au parfait ignorant qui ne demande autre chose qu’à être éclairé. Lorsque son interlocuteur, sûr de lui, se lançait dans la description d’un concept (généralement une vertu), il en profitait toujours pour le mettre en contradiction avec lui-même, en utilisant une démarche de réfutation classique consistant à le pousser à déclarer deux propositions ambivalentes ou incompatibles (d’après leur logique de référence). Ses interlocuteurs en sortaient confus et cela entraînait de leur part soit de l’admiration, soit du ressentiment à son égard. Cette ironie, qui en a blessé plus d’un, lui a valu bien des inimitiés. Mais Socrate utilisait également la maïeutique, qui consistait plutôt à montrer à l’interlocuteur qu’il n’est pas aussi ignorant qu’il le pense et qu’en réalité, les conclusions auxquelles l’échange a abouti étaient virtuellement présentes dans son esprit.

Socrate, le spécialiste de la réfutation (élenchos), était en même temps l’accoucheur des idées (maïeutique). Il y a certainement une grande différence entre les deux démarches. Est-ce que Socrate n’adaptait pas sa démarche en fonction de la cible, réfutant l’interlocuteur prétentieux, et utilisant la maïeutique pour celui qui n’est pas sûr de lui-même ? Ou est-ce simplement une évolution dans la vie, en supposant qu’il s’est départi de l’élenchos au fur et à mesure qu’il gagnait en maturité ?

Humilité vs orgueil

L’on peut se demander si la véritable source de l’orgueil ne se trouve pas dans l’humilité (au sens de sentiment d’infériorité). Au début, l’enfant considère toute son impuissance et développe des stratégies pour mieux s’affirmer. Généralement, l’orgueil (joie) et les désirs qui les propulsent (vanité, audace, ambition) servent d’abord au dépassement de soi, à l’automotivation. Par le jeu d’actions/réactions et par les résultats probants obtenus, le sujet devient de plus en plus sûr de lui et estime par la définition de sa personne qu’il est loin devant les autres. À chaque fois que le réel lui inflige un démenti, il est obligé d’adopter une attitude humble.

Humilité et orgueil sont très liés. C’est ce que dit Adler, qui mentionne que le sentiment d’infériorité (humilité) est le déclencheur de la réaction à se faire valoir (orgueil), voire la recherche de la supériorité.

Conclusion

Les couples de contraires s’opposent et se complètent. Ce principe, dénommé « Yin-Yang » dans le taoïsme, se retrouve dans de nombreux systèmes de pensée. Il n’est pas tout à fait en phase avec le principe du tiers exclu qu’on retrouve dans l’approche d’Aristote et de Descartes. Ils ne s’opposent pas simplement. Ils se complètent avec des domaines et contextes de validité différents.  Comprendre ce principe est une chose, l’utiliser dans la vie de tous les jours en est une autre. Mon prochain article sera une illustration de ce principe en utilisant la dualité : optimisme (rafet njort), pessimisme (ñaw njort).  

 

(1) Héraclite, Fragments

(2) Érasme, Éloge de la folie

(3) Paul Watzlawick, Changements : paradoxes et psychothérapie

(4) Hampaté Ba, Oui, mon commandant !

(5) Edgar Morin, L’Éthique

(6) Antonio Damasio, Spinoza avait raison

(7) Hampaté Ba, Vie et enseignement de Tierno Bocar

(8) Edgar Morin, L’humanité de l’humanité

(9) Edgar Morin citant Santayama dans L’Éthique

(10) Hegel, La raison dans l’histoire

(11) Edgar Morin, L’humanité de l’humanité

(12) Vladimir Jankélivitch, Le sérieux de l’intention

(13) Vladimir Jankélévitch, Le sérieux de l’intention

(14) Ho Chi Minh, Carnets de prison

(15) Platon, Phédon







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