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Se Tourner Vers Le Monde Des Invisibles De L’Économie

Se Tourner Vers Le Monde Des Invisibles De L’Économie

Inégalités de naissance et engagement sur le chemin 

Mountaga Diallo est né en 1970 dans le vibrant et populaire quartier de la Médina, à Dakar.

Il y poursuit un cursus scolaire classique, mais la fermeture brutale du magasin de son père le contraint à stopper ses études : les frais liés à sa scolarité ne pouvaient plus être pris en charge. Il était en classe de 4eme. Le voilà ainsi laissé à lui-même, dans la rue et au-devant d’une vie informelle. Hors du champ scolaire et sans ses parents qui s’exilèrent en Guinée, le foot et l’amitié le sauvent du naufrage.

Mais pour échapper à l’oisiveté, il décide d’apprendre un métier pour subvenir à ses besoins et ceux de sa famille restée au Sénégal. Il choisit la couture. Il apprend sur le tas dans un atelier de son quartier, sans aucune formation professionnelle préalable. Au bout de 6 mois, son patron met une machine à sa disposition. Il commence à faire des coupes simples, comme des jupes droites, et s’occupe également des finitions, le patron faisant les coupes plus élaborées.

La révélation d’un talent inné 

Très rapidement, le génie qui sommeille en lui se réveille. La netteté et la propreté de ses finitions font que la clientèle majoritairement féminine qui lui avait été allouée devient enchantée. Tout le monde se l’arrache, toutes les femmes veulent confier leurs tissus à Mountaga et très vite, la rumeur sur son talent se propage telle une traînée de poudre. Il devient une référence. Ses vêtements sont montrés aux autres apprentis afin qu’ils prennent exemple sur lui.

Son patron considère alors qu’il est temps pour lui de voler de ses propres ailes, et lui recommande d’aller ouvrir son atelier. Cependant, Mountaga n’est pas encore satisfait de lui. Il souhaite parfaire ses coupes qui d’après lui, ne sont pas suffisamment complexes. Il demande à son patron de rester dans l’atelier pour continuer à apprendre, celui-ci accepte.

En même temps, l’atelier s’agrandit et le patron, submergé par la demande, partage avec lui ses méthodes en matière de coupes, et ce transfert d’expertise se fait très rapidement.

Cependant, comme tous les jeunes de son âge, l’envie de voyager lui prend. Il décide alors d’accumuler de l’argent pour pouvoir ensuite se rendre en Occident pour y vivre une vie meilleure, via une pirogue ou en payant des frais exorbitants à un passeur. Cette idée germe en lui en silence.

Le déclic et la création de Yoon Wii, “ce Chemin”

Une dame qui a longtemps vécu en France et qui est rentrée au Sénégal aménage à côté de chez lui, à la Médina. Elle devient cliente de l’atelier, et c’est Mountaga qui lui coud des tenues. Elle en est grandement satisfaite, et c’est à ce moment que Mountaga réalise qu’il est extrêmement doué dans les coupes mi-modernes, mi-traditionnelles. Cette fois-ci, c’est le déclic, Mountaga est prêt à se lancer. Il ouvre un atelier dans le quartier du Point E, non lui du siège de l’OIT. Ses débuts furent très laborieux, les journées se prolongeaient jusqu’en pleine nuit, mais il tient le coup. Il sait qu’il tient quelque chose.

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Dès ses premières créations en solo, Mountaga sent le besoin de se démarquer rapidement. Bien qu’il commença par reproduire les enseignements et modèles que lui avait transmis son ancien patron, il ressent très vite un besoin, celui du véritable créateur, d’aller au-delà. Un feu intérieur brûle en lui. Il décide qu’il lui fallait créer, dans le vrai sens du mot. Il veut imprimer sa griffe, basée sur sa propre sensibilité et talent, et non selon les diktats de la couture traditionnelle qui prend souvent une dimension folklorique — oui, Mountaga aime la simplicité. Il décide même d’étiqueter ses créations. Sur les étiquettes qu’il a conçues et qu’il appose sur ses vêtements, on lit « Yoon Wii », ce chemin, en Wolof. Ce chemin qu’il prend. Le nom de sa marque lui est venu comme une révélation. En effet Mountaga voit son œuvre comme un chemin. Il a trouvé le sien. Il le sait long. Mais ce chemin se poursuivra au Sénégal : il renonce à émigrer, il sait qu’il a trouvé sa voie dans son cher pays. 

La substance de Yoon Wii : la femme moderne et versatile

Mountaga allie tradition et modernité. Ses doigts et son génie créatif produisent des vêtements simples, chics, et se portent pour le bureau, mais pas que : au restaurant, en visite chez la famille ou les amis. Des vêtements versatiles, voilà le crédo de Mountaga.

Il a aussi développé une ligne spéciale robes de cérémonie et de cocktails, en tissus nobles, légères, qui se portent avec grâce et fluidité sous les tropiques.

Une sélection naturelle se fait au niveau de sa clientèle, qui augmente petit à petit grâce à un système de bouche à oreille : jeunes femmes cadres, commerçantes, expatriées, “repats”.

Chaque création de Mountaga est unique, il ne crée jamais un vêtement deux fois. Sa clientèle s’élargit aussi aux enfants. 

Le piège de la trappe : talent noyé, asymétrie d’informations, et multiplication des difficultés

Pourtant, malgré son talent, le voici contraint de retourner à la Médina, à proximité de la maison familiale, car il n’arrivait plus à payer ses factures. Ce qui frappe en entrant dans l’atelier de Mountaga, c’est la vétusté des lieux et la précarité de son matériel. Des tissus emballés dans des sachets et posés à même le sol. De vieilles tables en bois. Des chaises chancelantes. On a du mal à croire que de ce chaos sortent des ensembles somptueux et élégants, des robes dignes de grands couturiers. Quand on lui pose la question, l’explication tombe telle une sentence : il ne bénéficie d’aucune aide et n’a pas les multiples garanties que les banques demandent. Il a maintenu ses prix bas depuis le début de son aventure, pour des raisons pécuniaires immédiates, et le nombre de clients n’a pas encore atteint un seuil critique pour lui permettre de vraiment décoller. Parfois, afin de le soutenir et de le rémunérer à sa juste valeur, des clients lui paient plus qu’il ne les facture, mais même si cela l’aide énormément à subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, cet argent “en plus” n’est pas durablement transformateur. Malgré sa clientèle fidèle, Mountaga n’a pas encore atteint tout son potentiel et acquis la reconnaissance qu’il mérite. Il n’a pas les moyens de prendre un apprenti. Il coud seul, de jour comme de nuit, avec l’obstination d’un orfèvre. Il a plusieurs rêves et ambitions. Avoir un local moderne et un mobilier digne ce nom. Disposer de machines à coudre plus modernes. Former des apprentis et transmettre, à son tour, son savoir et son expertise. Et pourquoi, coudre pour un grand évènement national. Il aimerait aussi formaliser son business et participer à la vie économique de son pays, en payant des taxes. Il souhaiterait aussi plus “sentir la présence de la République”.

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La crise de la Covid l’a frappé de plein fouet, et il sait que s’il n’a pas une aide ciblée et un réseau, cet impact négatif sera durable pour lui.

Discussion et options en termes de politiques dans le secteur de l’industrie créative

La solidarité à travers le bouche-à-oreille, les recommandations et l’activation des réseaux personnels reste un des moyens efficaces sur le court et le moyen terme pour soutenir Mountaga et l’aider à mieux déployer son génie. Mais il faut plus, non seulement pour permettre aux créateurs d’avoir un emploi durable et décent, mais aussi pour augmenter l’assiette fiscale nationale, booster l’économie locale et ainsi augmenter le PIB.

Mes observations et nombreuses discussions avec Mountaga m’inspirent un certain nombre de politiques à mettre à œuvre, pour lui et pour ses nombreux autres confrères et consœurs, artisans talentueux et de génies, qui sont invisibles, pour l’industrie créative et l’artisanat au Sénégal :

•  Créer un environnement favorable aux investissements et financements dans l’industrie créative informelle, en plus d’initiatives comme la Délégation Générale à l’Entrepreneuriat Rapide (DER). Les financements pourraient émaner de structures bancaires publiques, mais aussi d’entreprises et d’investisseurs privés, dans le cadre de leurs politiques RSE ou de leurs engagements pour l’atteinte d’objectifs de développement comme les ODD.

•  La création d’un marché national ou sous-régional d’obligations dédiées au secteur créatif, pour permettre aux entreprises et particuliers d’investir dans des business prometteurs et de contribuer à rendre digne la vie de citoyens.

•  Désigner ou sélectionner, soutenir, et mettre en avant médiatiquement des champions aux niveaux national et de la Ville par type de métiers artisanaux (couture, peinture, cordonnerie, etc.) pour inciter les citoyens en âge de travailler à embrasser ces métiers, ce qui contribuera à résorber le chômage des jeunes et des moins jeunes qui gangrène l’économie. 

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•  Mettre en place des appels d’offres pour permettre aux artistes et créateurs de vêtements de concourir lors de grands évènements nationaux comme la fête de l’Indépendance, les divers carnavals, et autres démonstrations culturelles nationales et urbaines.

•  Mieux démocratiser les canaux de partage de l’information sur les instruments de soutien disponibles et mis en place par l’État ou par les mairies. En effet, l’existence de telles aides est aujourd’hui souvent communiquée via les réseaux sociaux ou dans des réseaux experts ou privilégiés. De sorte que faire des communiqués à la radio, sur les chaînes de télévision populaires (en français et en langues nationales), et procéder à des distributions de tracts dans les zones populaires où sévit une pauvreté numérique et digitale peuvent être des solutions simples, inclusives, et transformatrices.

Mountaga est un symbole de l’invisibilité économique de génies de la création. Mettre en œuvre des politiques et mesures citées plus haut permettrait l’établissement d’une économie vibrante où leurs habitants informels et invisibles sortiront enfin du bosquet pour devenir visibles, et se libéreront de l’engrenage de la survie journalière. En particulier, l’industrie créative et de la mode doivent davantage être formalisées afin de capturer le potentiel de ces “invisibles”, potentiel à jouir d’une vie digne et aussi à contribuer à l’économie de leur pays.

Cet article a été préalablement publié dans le premier numéro papier de La Revue de Dakar, créée par le ministre-conseiller El Hadj Hamidou Kassé. 

L’atelier Yoon Wii de Mountaga Diallo se situe dans le quartier de la Médina à Dakar, rue 10 angle 23.

Sissi Ngom est analyste de politiques, écrivaine, et ingénieur en informatique et mathématiques financières.







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